Mines

Strike - Recueil d'articles


Une critique anticapitaliste de "La guerre des métaux rares", Guillaume Pitron, 2018

Compte-rendu critique d'un livre sur la place des métaux rares dans la transition énergétique et les technologies numériques.

Mine d'or de Twin Creeks dans le Nevada. Source : Geomartin CC BY-SA 3.0

Fin 2018, Guillaume Pitron, un journaliste d'investigation spécialisé dans la géopolitique des matières premières, publie après 6 années d'enquête un petit livre intitulé La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique. Il y présente la dépendance à ces métaux qu'entraînent le développement rapide du numérique et des énergies renouvelables, met en garde contre les impacts environnementaux causés par leur extraction, et explique comment l'État et les entreprises chinoises se sont assuré un quasi-monopole sur ces ressources.

Alors que l'urgence du remplacement des infrastructures fossiles par des énergies renouvelables se fait ressentir plus intensément chaque année, ce genre de travaux me semble essentiel à la construction d'une posture critique chez les militant·es écologistes. Méfiant·e quand à l'aspect racoleur de la couverture et la narration très journalistique, j'ai été rassuré·e par le fait qu'il ait obtenu le "prix du meilleur livre d'économie".

Au global, ce livre est un excellent recueil de chiffres et de graphiques impactants, mais les conclusions qu'en tire l'auteur témoignent d'une grande ignorance de l'écologie politique et des sciences sociales. De plus, le propos général tend à défendre le capitalisme, la croissance et le colonialisme. Au vu de l'influence qu'il pourrait acquérir dans les milieux écologistes critiques de la transition énergétique, il me semblait important de mettre en lumière les confusions, les erreurs factuelles, les préjugés racistes et classistes dont ce livre est rempli.

J'écris ces critiques en étant conscient·e qu'il a été publié fin 2018, et que certaines des choses qui me semblent aujourd'hui évidentes ne s'étaient pas imposées dans le débat public de manière aussi claire. Et malgré tout je conseille la lecture de ce livre, parce qu'il rassemble beaucoup de connaissances importantes pour la construction d'une société alignée avec les limites planétaires. De plus, la colère qu'il me causait m'a incité·e à faire des recherches supplémentaires pour affiner mes propres conclusions.

La première partie de ce texte réarticule sommairement les principaux enseignements que je tire du livre, et la seconde présente ses limites.

Apports du livre

Définition des métaux rares

Le livre permet de comprendre que l'appellation "métaux rares" n'est pas une concept physique, mais une manière de dire que certains métaux sont difficile à extraire dans un contexte donné (social, technique, économique, géopolitique). On retrouve ainsi dans les rapports convoqués par Pitron d'autres formules, comme "métaux critiques" ou "métaux critiques pour la transition énergétique".

L'auteur délimite les principales caractéristiques de ce qu'il appelle "métaux rares" :

  • Ils sont présents en toutes petites concentrations dans la croûte terrestre, et sont associés à d’autres métaux plus abondants.
  • Des volumes très petits en sont donc extraits chaque année, en comparaison avec les grands métaux. Ils représentent ainsi à peu près 0.02% de la production minière annuelle (Christmann 2017).
  • Ils sont recherchés pour leurs propriétés physiques exceptionnelles, très utiles dans les technologies numériques et les énergies renouvelables.
  • Leurs prix sont donc très élevés.

Comme on le verra pas la suite, l’extraction et le raffinage de métaux rares sont principalement concentrés dans quelques pays dits "émergents". Pourtant, ce n'est pas parce qu’ils bénéficieraient de réserves supérieures : les gisements sont répartis un peu partout sur la planète. Entre 1965 et 1985, les États-Unis ont même été leader mondial dans leur production. Pitron explique en partie ce retournement par les législations environnementales plus exigeantes des États occidentaux, qui auraient poussé les entreprises minières à s’implanter dans d'autres pays.

Limites matérielles à la transition énergétique

Le point fort du livre à mon sens, c'est d'objectiver l'augmentation colossale de la production de métaux que demanderait une transition énergétique à l'échelle mondiale. Il montre que même sur le plan purement technique, celle-ci est quasiment impossible.

Ainsi dans les prochaines années, la demande de nombreux métaux rares devrait accélérer dans des proportions jamais vues auparavant :

Les études prédisent que, à l’horizon 2035, la demande de germanium va doubler, celle du dyprosium et du tantale quadrupler, et celle du palladium quintupler. Le marché du scandium pourrait être multiplié par neuf, et celui du cobalt par… vingt-quatre. (p.53)

Pour pallier cette accélération rien que pour les terres rares (un sous-groupe des métaux rares), il faudrait ouvrir chaque année une nouvelle mine. Or, les recherches et travaux préalables à l'ouverture d'une mine durent entre 15 et 25 ans, ce qui signifie qu'il aurait fallu amorcer ce changement il y a des décennies.

Plus généralement, pour passer à 100% d’énergies renouvelables, l’extraction de métal devrait doubler tous les 15 ans. Il faudrait ainsi produire dans les 30 prochaines années plus de métal que l’humanité ne l’a fait depuis 70·000 ans. Or, même sans cette accélération, les réserves rentables pour 8 métaux seront épuisées d'ici 15 ans (voir le diagramme ci-dessous). Et en la prenant en compte, c'est une vingtaine de métaux qui ne seront plus disponibles, dont le cuivre, métal absolument fondamental pour tout ce qui fonctionne avec de l'électricité.

Durée de vie des réserves rentables par métal. Source : l'Usine nouvelle 2017

On peut d'ailleurs tirer de ce diagramme un fait intéressant du point de vue de l'avenir de la mine en France : les réserves mondiales de lithium ne seront probablement pas épuisées avant des centaines d'années. Ainsi, on parle beaucoup de ce métal parce qu'il donne son nom à des batteries, mais c'est probablement celui qui posera le moins de problèmes d'approvisionnement. Il serait donc intéressant de comprendre ce qui a poussé le gouvernement Macron à le privilégier à l'antimoine ou l'étain par exemple, qui devraient manquer à partir de 2030 et pour lesquels la France dispose de plusieurs sites à potentiel minier élevé.

Potentiel minier de la France métropolitaine. Source : Bureau de Recherches Géologiques et Minières 2022

Enfin, il est très peu probable que le recyclage des métaux rares devienne rentable à l’avenir, parce qu'ils sont utilisés en toutes petites quantités, parmi beaucoup d’autres métaux et matériaux, parfois dans des alliages. Les processus pour séparer tous ces matériaux sont extrêmement complexes, polluants et demandent bien trop d'énergie.

Pitron donne ainsi de solides arguments pour démonter l'idée que l'on pourrait transformer les systèmes énergétiques à l'échelle mondiale sans rien changer par ailleurs (même s'il ne soutient pas explicitement cette thèse, j'y reviendrai). Quoiqu'il arrive, la production d'énergie et de matériel électronique vont diminuer drastiquement, que ce soit par des politiques de sobriété ou par le coût croissant des métaux et leur rareté.

Dommages environnementaux et sanitaires

L'auteur montre également que même si l'on parvenait à bannir complètement les énergies fossiles, il n'est pas certain que les conditions de la vie sur Terre soient beaucoup plus favorables.

Il souligne que pour séparer les proportions infimes de métaux rares contenues dans la roche, il faut utiliser d’énormes quantités d’énergie et d’eau. Chaque tonne de terres rares demande 200 mètres cube d’eau, qui est dès lors polluée et que les entreprises rejettent pour la plupart sans traitement. Il donne plusieurs exemple de très graves atteintes à l'environnement et à la santé publique en Chine par l'empoisonnement des cours d'eau, ou à cause de la radioactivité de certains déchets.

De plus, les gisements riches et facilement accessibles étant progressivement épuisés, les entreprises exploitent des gisements de plus en plus pauvres en minerai, ce qui requiert donc plus d'énergie. L'extraction minière demande déjà entre 7 et 8% de l’énergie mondiale (pour 0.02% de la production minière annuelle, rappelons-le) et celle nécessaire pour extraire le cuivre a augmenté de 50% entre 2001 et 2010. Comme l'énergie restera très carbonée pendant encore longtemps, on peut s'attendre à ce qu'une transition contribue significativement à l'effet de serre. Ces rejets de CO2 seront d'autant plus importants que les infrastructures d'énergies renouvelables demandent beaucoup plus de matériaux que les centrales fossiles :

“À capacité [de production électrique] équivalente, les infrastructures […] éoliennes nécessitent jusqu’à quinze fois davantage de béton, quatre-vingt-dix fois plus d’aluminium et cinquante fois plus de fer, de cuivre et de verre” que les installations utilisant des combustibles traditionnels

Enfin, Pitron démonte également l'idée qu'il serait possible de respecter les limites planétaires en conservant les mêmes modes de transport. Il avance que même si l’électricité utilisée par une voiture électrique était entièrement décarbonée, elle pourrait rejeter autant ou plus de CO2 qu'une voiture thermique sur l’intégralité de son cycle de vie. C’est en particulier dû à l’augmentation de l’autonomie des batteries, dont l’usinage est responsable d’une grande partie des émissions.

Risques d'approvisionnement liés aux conflits géopolitiques

En dernier lieu, la plus grosse partie du livre est dédiée à alerter de la prépondérance que la Chine a acquise sur les marchés des métaux rares et des technologies "vertes". Ainsi à l’exception d’une dizaine de pays dans le monde qui ont une production très conséquente sur un ou deux métaux, la Chine est en situation de quasi-monopole sur les métaux rares.

Pays représentant la plus grande part d’approvisionnement mondial de matières premières critiques. Source : Deloitte Sustainability et al. 2017

Ces fortes asymétries accroissent les tensions sur l'approvisionnement. À partir de 2010, l’État chinois a commencé à déclarer régulièrement des embargos sur des métaux rares pour peser dans des conflits géopolitiques. C’est notamment le cas dans celui qui l’oppose à l'État japonais pour la possession des Îles Senkaku, qui abritent d’importantes réserves d’hydrocarbures. Pitron explique que ces embargos pourraient être amenés à se pérenniser : la consommation de métaux rares sur le territoire augmente rapidement et pourrait dépasser la production chinoise. L'État chinois tente donc déjà de s’assurer le contrôle d’autres sites dans le monde.

D’autres pays miniers, comme l’Indonésie, l’Inde, l’Argentine et l’Afrique du Sud ont également déjà eu recours à des embargos sur des métaux. Plus généralement, l’OCDE note une explosion de ces mesures protectionnistes dans les 10 années qui ont précédé la publication du livre.

Ainsi, non seulement il n'y aura probablement pas suffisamment de métaux pour une transition énergétique capitaliste, mais leur répartition entre pays fait déjà l'objet de conflits de plus en plus intenses. Que l'on soit convaincu·e par les positions de l'auteur ou non, aucun projet politique sérieux ne peut faire l'impasse sur une diminution de la production d'énergie et de matériel électronique.

Problèmes du livre

Méconnaissance de l'écologie politique

Ce livre n'est pas qu'un recueil de chiffres et de graphiques utiles : Pitron s'adresse à un public et veut le convaincre que ce qu'il écrit est vital au vu des enjeux contemporains. Il articule donc un propos politique, en choisissant de s'ancrer principalement dans les débats sur la transition énergétique. Il met en avant une contradiction : les énergies renouvelables devraient nous permettre de construire un monde "plus vert", mais les mines où l'on extrait leurs métaux sont "sales". Le début et la fin du livre ont ainsi pour fonction de rattacher l'énorme quantité de connaissances techniques qu'il a accumulées à cet enjeu politique de premier plan. Mais assez vite, on se rend compte qu'il n'a absolument pas les moyens de s'inscrire dans ces débats, tout simplement parce qu'il n'y connaît pas grand-chose à l'écologie politique.

Pitron choisit de se présenter comme lanceur d'alerte à propos de la "transition énergétique et numérique". Il a donc besoin de construire l'image d'un consensus global sur les questions écologiques, basé sur l'ignorance de la matérialité de la transition énergétique, qu'il viendrait ébranler avec son investigation. Il avance donc que tous·tes les acteur·rices de la société désirent une transition énergétique et qu'iels ont tous·tes le même projet :

c'est un projet qui unit le monde comme jamais les empires, les religions et les monnaies n'étaient parvenues à le faire jusqu'alors (p.29).

Pitron évoque comme preuve la signature de l'accord de Paris en 2015, et le fait que :

les responsables politiques, les entrepreneurs de la Silicon Valley, les théoriciens de la Sobriété heureuse, le pape François et les associations écologistes appellent d'une seule voix à accomplir ce dessein (p.28)

Dans l'absolu, je pense qu'il vaudrait mieux renoncer à utiliser une catégorie aussi large qu'"associations écologistes" : qu'y a-t-il de commun entre le Shift project et Ende Gelände ? Mais même si leurs projets de société pouvaient être amalgamés ainsi, il ne faut pas être politologue pour savoir que ces associations défendent des futurs énergétiques radicalement différents de ceux des "entrepreneurs de la Silicon Valley". Et ces futurs engagent des quantités tout aussi différentes de métaux rares, en fonction notamment de la confiance de leurs promoteur·rices dans le progrès technique, de leurs préférences pour différentes sources et modes de transmission de l'énergie.

Malgré les énormes problèmes posés par cette catégorie, la référence aux "écologistes" est récurrente dans le livre. À de nombreuses reprises, il les présente comme une mouvance, qui serait unanimement pour le développement massif et rapide des énergies renouvelables "en ignorant (ou feignant d'ignorer) les volumes colossaux de métaux mobilisés pour cette aventure technologique" (p.16). Cette bouillie idéologique est aggravée par le fait qu'il entend critiquer dans le même mouvement la "transition numérique". Il se moque ainsi (à juste titre) des délires technosolutionnistes de la Silicon Valley et de Jeremy Rifkin, mais attribue aussi aux "écologistes" la croyance infaillible dans la nécessité et la durabilité du numérique. Il balaye ainsi d'un revers de main toute la pensée technocritique, particulièrement active en France depuis les années 1970, le mouvement low-tech, les travaux des économistes de la décroissance et surtout les luttes contre les énergies renouvelables et les infrastructures numériques en France et dans le monde.

À deux reprises, il évoque toutefois des conflits d'aménagement liés à la transition énergétique : ceux qui ont eu lieu en Chine (p.193) et ceux qui pourraient avoir lieu si des mines étaient réouvertes en France (p.252). Les lignes consacrées aux conflits français sont très lacunaires, et marquent un mépris profond pour ce que Pitron semble voir comme une phobie irrationnelle de l'aménagement. Il est loin d'imaginer que les militant·es pourraient avoir un projet de société alternatif (comme le montre Vacher 2021) et que le blocage systématique des grands projets s'inscrit dans des stratégies. Comme beaucoup de ces militant·es, je considère que toute victoire contre l'accélération de l'extraction et de la production est bonne à prendre, en attendant que commence sérieusement le démantèlement des infrastructures nuisibles. Je peux toutefois comprendre ce passage, parce qu'en 2018 le mouvement français des luttes locales n'était pas aussi structuré et ses contre-discours n'étaient pas aussi audibles. Mais ce qui est incompréhensible, c'est de décrire les 30·000 à 50·000 manifestations annuelles contre la pollution en Chine comme des "agitations populaires" issues d'"un mouvement bourgeois qui s'inscrit dans la tendance mondiale baptisée 'NIMBY'". Ne connaissant pas les luttes chinoises, je ne peux pas argumenter sur ce terrain-là. Mais a priori, ce ne sont pas les bourgeois·es qui possèdent les mines de métaux rares et les usines d'électronique qui participent à ces manifestations. Elle ne rassemblent d'ailleurs probablement pas beaucoup de bourgeois·es en général, puisqu'iels n'habitent certainement pas à côté de ces infrastructures. Cela témoigne d'une ignorance (peut-être volontaire) des rapports de classe, sur laquelle je reviendrai plus tard.

Enfin, pour construire son image de lanceur d'alerte, il lui faut également faire croire que cette transition énergétique est en passe de se réaliser. Mais encore aujourd'hui celle-ci semble à peine avoir commencé : en France, pourtant pays du nucléaire, 60% de l'énergie utilisée en 2021 était toujours issue de sources fossiles (Veyrenc et Houguenavel 2021). De fait, le livre ne contient pas d'évaluation du degré d'avancement de la dite transition. En fait, Pitron mentionne des limites matérielles extrêmement contraignantes au développement des énergies renouvelables, mais ne développe que très peu sur les conséquence pour la faisabilité d'une transition. Une des seules fois où il se prononce tient dans les premières lignes du premier chapitre. Il y explique que "les hommes" ont déjà accompli 2 transitions énergétiques : du bois au charbon, et du charbon au pétrole (p.27). Si l'on suit l'auteur, on devrait donc pouvoir faire la même chose avec les éoliennes et les panneaux solaires. Mais tout dans ce passage est faux. Premièrement, quiconque s'est un peu intéressé à l'idée de transition énergétique sait que les sources d'énergie ne se sont pas substituées mais accumulées : on n'a jamais connu de transition énergétique (Bonneuil et Fressoz 2013, Fressoz 2023), du moins pas pour ces énergies, et pas à l'échelle mondiale. Deuxièmement, ce ne sont pas "les hommes", mais un très petit nombre de capitalistes occidentaux qui sont responsables de l'explosion de l'usage des énergies fossiles pour leur propre profit (Malm 2018).

Pour résumer, Pitron tente de s'insérer dans un débat public qu'il ne maîtrise absolument pas, sur la base de confusions grossières et d'erreurs factuelles. Mais on pourrait être indulgent·es et considérer qu'il ne s'agit pas là du coeur de l'argumentaire, qui porte avant tout sur la géopolitique des métaux rares. Qu'à cela ne tienne, on va voir que s'il est calé côté métaux rares, son propos politique est encore plus indigent.

Impuissance politique : croissancisme, capitalisme et individualisme

Le livre entend mettre en garde sur les difficultés d'approvisionnement et les dégâts écologiques causés par l'extraction des métaux rares. Pourtant, on peine à comprendre ce que l'on serait censé faire pour éviter ces risques, et qui serait ce "on". Pitron n'y consacre que quelques lignes vers la fin, et lui-même semble à moitié convaincu de ses propositions. J'essaie de montrer ici que c'est parce qu'il est incapable de penser hors de la croissance, du capitalisme et de l'action individuelle que le livre présente une telle impasse politique.

Comment donc sortir des énergies fossiles et développer les énergies renouvelables, tout en conservant une croissance économique permettant de maintenir un niveau de vie élevé, sans faire de notre environnement un champ de ruines à cause de l'activité minière ? L'équation semble insoluble, et de fait elle l'est : il est impossible de découpler d'un côté le PIB mondial, et de l'autre l'empreinte carbone et matière de l'humanité (voir à ce sujet la première partie de Parrique 2019 ; Barth et al. 2019). Il faudrait qu'une des 3 variables saute, ou que l'équation soit formulée différemment, mais Pitron semble décidé à préserver la croissance à tout prix.

Il évacue à 2 reprises l'idée de décroissance :

Faut-il faire le choix de la décroissance ? Nos sociétés, dont les équilibres reposent sur la hausse constante du PIB, ne sont pas préparées à des options aussi radicales. (p.20)

Sans vouloir faire rimer sobriété avec décroissance, la meilleure énergie reste celle que nous ne consommons pas. (p.271)

Il précise aussi se garder de "tout propos anticapitaliste" et utilise à plusieurs reprises l'expression "croissance verte", que je croyais réservée aux ministres du gouvernement Macron. De plus, il semble incapable de remettre en question la croissance comme critère de réussite des pays. En effet, Pitron déplore tout au long du livre le passage d'une partie de la croissance économique européenne et étasunienne vers la Chine, en présentant notamment les stratégies de "remontée de filière" de ses industries. Au moins 5 chapitres sur 9 sont dédiés à la description de la puissance économique de la Chine et à ce qu'il semble vivre comme des spoliations successives de l'Occident :

Autrement dit, nous avons fourni à nos adversaires l'écosystème qui leur permettait de reproduire le savoir-faire occidental, de gagner beaucoup d'argent, d'investir dans leurs propres activités de R&D (p.163)

Cette obsession pour la croissance peut se comprendre, lorsqu'on prend la mesure de son ignorance (peut-être délibérée) sur les projets de société portés par les militant·es de la décroissance. On peut ainsi lire en introduction :

Si, au plus fort de la crise des gilets jaunes, le président Macron avait annoncé, non pas une hausse, mais une baisse de 100 euros du SMIC, où serions-nous à l'heure actuelle ? Convenons néanmoins qu'il faut "de" la décroissance : la diminution de notre consommation de ressources sera en effet notamment permise par le développement des recycleurs, des réparateurs de téléphones mobiles et des sites d'autopartage. (p.20)

Il accomplit ainsi la prouesse — régulièrement reproduite par les politiques de droite — d'attribuer au mouvement décroissant une mesure exactement opposée à ce qu'il soutient : punir les pauvres, plutôt que de redistribuer l'argent des riches pour endiguer leur empreinte écologique indécente (Malm 2018, p.60) et permettre à tous·tes de produire moins.

La proposition la plus concrète du livre, c'est un renouveau minier en France, qui permettrait de faire concurrence à la Chine. Cette nouvelle proximité avec les mines serait censée faire revenir à la raison les français·es sur les impacts de la transition énergétique, et les inciter à demander des règlementations minières exigeantes (p.254). Iels pourraient rester "modernes, connectés et écolos", moyennant la dépense de "quelques dizaines d'euros supplémentaires pour des téléphones un peu plus propres". Ce passage est d'une étonnante naïveté : oui il est inadmissible de faire porter le poids de modes de vie trop luxueux à des territoires moins favorisés, mais pour respecter les limites planétaires, il faudra que les riches renoncent à bien plus que quelques dizaines d'euros. À mon sens, ce passage explicite un motif présent dans tout le livre : Pitron semble beaucoup moins intéressé par l'environnement que par le maintien de la domination économique occidentale (et celle de la bourgeoisie, j'y reviendrai). Cela se voit aussi dans le déroulement de sa proposition : d'abord la sécurisation des approvisionnements et le retour des emplois, ensuite les revendications environnementales.

Pitron veut ainsi croire à la possibilité d'une "mine responsable" sous le capitalisme, et cite d'ailleurs l'initiative du même nom lancée par l'État français. Celle-ci a été quittée en 2015 par les ingénieur·es de l'association Systext, qui dénoncent la pauvreté de la prise en compte des problématiques sociales et environnementales (Systext 2020). C'était 3 ans avant la publication du livre, et au vu de leur expertise reconnue sur les enjeux miniers, l'auteur ne peut pas être passé à côté. En 2023, Systext a d'ailleurs publié une méta-analyse très conséquente, dont la conclusion est essentiellement qu'il n'existe toujours pas de mine qui puisse être qualifiée de "durable" ou de "responsable" (Systext 2023). Cela n'a rien d'étonnant : les patron·nes des entreprises minières n'ont aucun intérêt à ce que des règlementations contraignantes soient mises en place — Pitron le dit lui-même à propos des mines chinoises — et font donc tout leur possible pour les entraver ou les contourner, que ce soit à travers du lobbying, de la désinformation ou des pratiques illégales. Et il est bien sûr impossible d'envisager mettre fin rapidement à cette situation lorsqu'on pose la propriété privée de la terre et des moyens de production comme horizons indépassables.

Dans ces conditions, on comprend qu'il soit difficile de formuler un avenir désirable pour tous·tes. C'est le grand drame de ce livre : avoir toutes les données en main pour comprendre l'incompatibilité fondamentale du capitalisme (qu'il soit fossile ou vert) et de la croissance avec les limites planétaires et le bien-être humain, mais refuser d'envisager une sortie (pour une discussion générale du rapport entre capitalisme et justice sociale et environnementale, voir Bell 2015 ; Sullivan et Hickel 2023).

Enfin, l'impuissance politique dans laquelle nous plonge ce livre réside aussi dans les moyens d'action qui sont suggérés. En premier lieu, il peut se lire comme un plaidoyer adressé aux élu·es, patron·nes et actionnaires. Il retrace ainsi les choix qui ont mis les pays occidentaux dans une situation de dépendance aux industries chinoises, et met en scène les regrets des personnes qui y ont participé (ingénieur·es de chez Rhône-Poulenc par exemple). Pas de doute que ces arguments ont déjà fait leur chemin jusqu'aux oreilles des dirigeant·es, puisqu'ils vont dans le sens de leurs intérêts économiques et politiques. Il suffit de lire le plan d'investissement France 2030, doté de 54 milliards d'euros, dont les 6 objectifs sont :

  • sécuriser l’accès aux matières premières,
  • sécuriser l’accès aux composants stratégiques, notamment électronique, robotique et machines intelligentes,
  • développer les talents en construisant les formations de demain
  • maîtriser les technologies numériques souveraines et sûres,
  • s’appuyer sur l’excellence de nos écosystèmes d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation,
  • accélérer l’émergence, l’industrialisation et la croissance des startups.

Mais ce genre de plaidoyer n'a pas dû être aussi efficace pour l'écologie et la santé environnementale. Quand on voit par exemple la manière dont l'État continue de nier les énormes problèmes de santé publique causés par la zone industrielle de Fos-sur-mer (Allen 2022, voir aussi le podcast "Vivre et mourir à Fos-sur-Mer"), il y a toutes les raisons de penser que cela se reproduirait pour les mines. Pour ces enjeux, il cite essentiellement la consommation responsable et le vote comme moyens de transformation politique :

La révolte aurait pu venir des consommateurs. Ce sont eux qui, en achetant ou boycottant un produit, détiennent le pouvoir d'orienter un marché ou de faire évoluer ses pratiques. L'information à ce sujet ne manque pourtant pas [...] En tant qu'électeurs enfin, ils pourraient faire pression sur leurs gouvernements pour que les timides réglementations s'attaquant à l'obsolescence programmée soient durcies. Or ils n'ont rien voulu savoir, parce qu'un monde connecté est encore préférable à une planète propre. (p.119)

Avec ce passage stupéfiant de mépris, il exprime explicitement que ne trouvent grâce à ses yeux que les modes d'action individuels et inoffensifs. Tout ce qui relève de l'organisation d'un mouvement et qui pourrait sérieusement nuire aux intérêts des dominant·es n'est même pas évoqué. On retrouve ici la conviction, classique chez la bourgeoisie, que les marchés et les républiques sont des espaces de débat démocratiques, où chacun·e peut faire entendre sa voix à égalité, et qui ne peuvent ainsi qu'aboutir au meilleur choix pour tous·tes. Cette croyance est exprimée plus explicitement dans un autre passage :

Et voici accrédité le "consensus de Pékin", c'est-à-dire l'idée que le modèle de développement chinois peut servir de référence pour d'autres pays émergents. Ce consensus en met au défi un autre, celui de Washington, en vogue depuis la fin de la guerre froide et en vertu duquel croissance économique et progrès démocratique sont nécessairement corrélés. Il nous paraît dès lors pertinent d'affirmer que la guerre des métaux rares — et des emplois verts — révèle le nouveau conflit idéologique d'aujourd'hui : celui qui oppose la Chine et l'Occident à travers leurs principes d'organisation politique respectifs. (p.200)

Il serait beaucoup trop long de montrer ici en quoi les sociétés occidentales n'ont pas grand chose de démocratique. Bien sûr, leurs États sont moins autoritaires que celui de la Chine, mais ce n'est absolument pas suffisant pour que l'expression politique prévue par les institutions puisse faire advenir des transformations radicales (à propos de l'aménagement du territoire par exemple, on peut lire Berlan 2016). Lorsque la quasi-totalité des grands médias sont possédés par des milliardaires d'extrême-droite, qui peuvent faire monter rapidement un candidat comme Zemmour, on peut se questionner sur notre capacité à élire des représentant·es qui contreviendraient aux intérêts des dits milliardaires.

On peut donc conclure que Pitron, conscient des dilemnes posés par le passage d'un capitalisme fossile à un capitalisme vert, échoue à formuler un monde soutenable parce qu'il refuse de questionner les phénomènes au fondement de l'insoutenabilité : le capitalisme et la croissance. De plus, il ne donne aucun moyen pour entamer cette transformation, parce qu'il se cantonne à ceux sur lesquels les capitalistes ont le plus de contrôle. On va voir dans la partie suivante que cette impuissance politique trouve son fondement dans une vision homogène des sociétés, qui aboutit au déni des rapports de classe.

Homogénéisation des sociétés, déni des rapports de classe

Jusqu'ici, je n'avais quasiment jamais lu de texte qui se présentait comme "géopolitique". Ce livre m'a familiarisé avec ce mode de pensée très étrange, qui consiste à considérer l'intégralité des humain·es et des organisations présentes sur un territoire administré par un État comme un tout, agissant de manière coordonnée en fonction d'intérêts partagés. On peut bien sûr admettre que les États peuvent dans une certaine mesure infléchir les actions de leurs administré·es, mais poser que celleux-cis ont les mêmes intérêts et se coordonnent pour les défendre tient à la fois de la dépolitisation et du délire sociologique. Le livre est ainsi rempli d'expressions comme "la Chine", "les Chinois", "l'Occident'", "les Français", et surtout "nous", pour signifier les occidentaux·les. Quelques extraits particulièrement édifiants :

Cependant, le peuple chinois est résilient et sa soif de regagner son prestige perdu est insatiable. Après tout, entre l'an 960 et aujourd'hui, la Chine n'a-t-elle pas été la première puissance mondiale pendant près de neuf siècles ? L'empire du Milieu doit réoccuper le rang qui fut le sien — quoiqu'il en coûte (p.63)

Nous nous creusons la tête pour savoir non plus comment gérer nos marchandises à consommer, mais comment stocker nos produits déjà consommés. (p.83)

Dans les deux dernières décennies du XXème siècle, les Chinois et les Occidentaux se sont tout bonnement réparti les tâches de la future transition énergétique et numérique : les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques. [...] et les Chinois, loin de se pincer le nez, ont accueilli l'initiative à bras ouverts. (p.117)

Près d'un siècle après ces premiers coups de semonce, nos comportements n'ont pas changé, bien au contraire, nous consommons toujours davantage. (p.237)

En s'exprimant invariablement comme si "nous" agissions d'un seul bloc, et devions réagir face au pouvoir grandissant du "peuple chinois", Pitron naturalise les intérêts de la bourgeoisie et des gouvernant·es. Est-ce le peuple chinois qui a décidé de se lancer dans un développement industriel effréné ? Est-ce que les centaines de millions de paysan·nes chinois·es ont choisi avec enthousiasme d'accueillir les industries extractives sur leurs terres, et de boire l'eau polluée par les industries électroniques ? Est-ce que l'intégralité des français·es décide de la manière dont sont gérées les marchandises et les déchets ? Est-ce que chaque individu décide quotidiennement de consommer toujours davantage de produits électroniques ? Est-ce que les milliards d'habitant·es des pays occidentaux et de la Chine se sont réuni·es sur un pied d'égalité pour décider qui fabriquerait et qui utiliserait les smartphones, les ordinateurs et les infrastructures d'énergies renouvelables ? Bien sûr que non : tous ces choix sont contestables et contestés, et ont été réalisés par de tout petits groupes de personnes, majoritairement en fonction de leurs propres intérêts. C'est avec ce genre de confusions que Pitron peut amalgamer intérêt général et croissance économique : si nous sommes tous·tes égaux·les et que le PIB mesure la quantité de biens et services produits, alors son augmentation accroît le confort matériel de tous·tes.

Cette illusion d'unité lui permet aussi d'avancer que, si le monde se dirige actuellement soit vers un réchauffement à +4°C, soit vers une colossale accélération de l'extractivisme, c'est uniquement parce que "nous" n'avions pas toutes les données en main pour prendre les bonnes décisions. Si les dirigeant·es sont dans le même bateau que tout le monde, comment expliquer qu'iels prennent des décisions nuisibles pour le plus grand nombre ? Il fantasme ainsi une courte fiction dans laquelle un vieux sage aurait interrompu la COP 21 pour alerter des risques d'une économie dépendante des métaux rares (p.36), ce qui aurait changé le cours des négociations. Mais quel qu'ait été le niveau de connaissance géologique des élu·es réuni·es ce jour là, il ne fait aucun doute que le monde n'aurait pas pour autant été mis sur une trajectoire plus soutenable. Pitron explique lui-même à plusieurs reprises que ses mises en garde sont une évidence pour qui travaille dans l'industrie minière. Pourtant, ces entreprises n'ont pas spontanément sécurisé leurs procédés, démantelé leurs infrastructures illégales ou tenté de ralentir le marché du numérique. Leurs dirigeant·es et actionnaires ont fait le contraire, parce qu'iels défendent leurs intérêts économiques.

Ainsi, Pitron se fait le fidèle relais des poncifs de la propagande bourgeoise. On peut comprendre pourquoi en regardant les personnes dont il sollicite la parole : en grande partie des patron·nes, des ingénieur·es et des bureaucrates, alors que seul·es 2 militant·es sont cité·es dans le livre. Il n'hésite pas à reprendre les propos de Carlos Tavares, patron de PSA, sur les voitures électriques, alors qu'il y aurait eu des milliers de personnes plus qualifiées que lui pour en parler.

Ce livre empêche donc d'emblée de penser les rapports de classe, et rend informulable tout changement qui ne prendrait pas la nation pour référentiel. Pourtant, beaucoup d'autres chemins politiques que la réouverture de mines en France peuvent être explorés une fois ces barrières abolies. On pourrait par exemple imaginer une coalition internationale des syndicats de l'énergie et des mines, afin d'imposer une sobriété énergétique aux activités les moins utiles et réserver les métaux rares au remplacement des infrastructures fossiles.

Enfin, faire ce genre de généralités empêche aussi toute réflexion fine sur les rapports de pouvoir entre organisations. La convergence mondiale de l'extraction, du raffinage et de l'exploitation des métaux rares qui s'est opérée vers la Chine dans les dernières décennies est alternativement expliquée soit comme le résultat d'une "psyché chinoise", soit comme une politique de l'État chinois. Rien n'est dit du rôle des entreprises, des associations environnementales, des lobbys, des riverain·es, des syndicats, des ONG, etc. Tout se passe comme si les 1.4 milliards d'habitant·es de la Chine étaient téléguidé·es directement par le Parti.

En conclusion, ce livre réduit la complexité des transformations économiques du monde à un jeu entre États, censés être représentatifs des intérêts de leurs administré·es. Cela permet à l'auteur d'éluder complètement les rapports de classe, les responsabilités différenciées dans les catastrophes écologiques et l'inégale répartition des profits et des dommages. Ce livre est donc à la fois un outil de propagande bourgeoise et une insulte aux sciences sociales.

Racisme et colonialisme

Comme si tout ce qui précède ne suffisait pas, le livre véhicule des idées racistes et colonialistes. De fait, l'homogénéisation des sociétés décrite dans la partie précédente revient à accuser le "peuple chinois" des méfaits de quelques-un·es. On l'a déjà vu dans le passage p.63 sur la "soif de regagner son prestige perdu", et on retrouve cette rhétorique p.189 :

Pékin en a tiré une douloureuse leçon : ne compter que sur ses propres forces. Dès lors, l'obsession de l'autosuffisance est prégnante dans la psyché chinoise.

Ce passage ne fait pas qu'effacer les rapports de classe, il définit une "psyché" qui vaudrait pour tous·tes les chinois·es. Tenter de déterminer des psychologies raciales est typique de la pensée coloniale, comme on peut le lire dans les manuels de guerre psychologique de l'armée française (voir par exemple les archives déclassifiées de la crise de Suez, au Service Historique de la Défense). Un autre trait de caractère que Pitron attribue aux Chinois·es et aux habitant·es de pays en voie de développement est qu'iels seraient des consommateur·rices avides et irresponsables, que l'Occident aurait pour tâche d'éduquer :

Et n'allons pas incriminer les seuls Chinois, Congolais ou Kazakhs ! Les Occidentaux ont directement enfanté cette situation en laissant sciemment les pays les plus irresponsables inonder le reste du monde en métaux sales. (p.99)

Aujourd'hui, les Occidentaux voudraient convertir la planète entière à la parcimonie et à la modération. Mais comment nous rendre audibles auprès de milliards d'individus qui rêvent de consommer de la viande à tous les repas, de boire du champagne et de partir se prendre en photo en famille devant la tour Eiffel ? (p.180)

Pitron a pourtant déjà montré qu'il savait que l'augmentation de l'empreinte environnementale des pays en voie de développement est dans sa quasi-totalité mise au service de la consommation en Occident (p.117, pour une argumentation plus détaillée voir Malm 2018, p.59). Il sait tout aussi bien que "les Occidentaux" n'ont toujours pas pour projet de convertir la planète à la modération, puisque "nous consommons toujours davantage" (p.237). On ne peut donc interpréter ces 2 passages indécents que comme une tentative délibérée de faire porter la responsabilité des désastres à venir aux habitant·es des pays qui ont le moins profité et vont le plus souffrir du capitalocène.

Enfin, l'auteur défend le maintien de la domination coloniale française sur les îles Wallis-et-Futuna. Il s'inquiète en effet des "vélléités irrédentistes" (indépendantistes, p.257) des rois locaux, qui priveraient la France d'énormes gisements sous-marins de terres rares. Il poursuit sa démonstration en expliquant que l'État français a le deuxième plus grand domaine maritime du monde grâce aux territoires d'Outre-mer, et conclut :

À ceux qui pleurent l'empire colonial disparu, il faut donc objecter que la République n'a jamais été aussi vaste qu'aujourd'hui. (p.261)

Pour résumer, l'auteur construit une image irresponsable et infantile des habitant·es de pays en voie de développement, pour mieux les accuser des désastres causés par le capitalisme. De plus, obsédé par le maintien de la domination économique de la France, il défend les colonies et utilise une rhétorique coloniale.

Bibliographie

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55 - Le champ d'action, boîte GR 1 S 23, archives du Service Historique de la Défense


De Germinal aux bornes de recharge. Pourquoi enquêter sur un projet de mine de lithium ?

Ce texte présente l'enquête sur le renouveau minier en France.

L'engin qui va sauver le plein emploi

“Ce n’est pas la mine”, c’est souvent ce qu’on nous a dit pour expliquer qu'un travail n’est pas trop pénible, voire acceptable. Avec la mine, ce sont immédiatement les images de Germinal qui viennent en tête. Les visages sombres de charbon, l’exploitation. Dans le nord de la France, les châteaux des propriétaires de ces mêmes mines. Pourtant il semblerait que tout ça ait disparu ou se soit éloigné. Les images qui nous parviennent sont plutôt celles des grandes mines à ciel ouvert du désert d’Atacama au Chili, de nickel en Nouvelle-Calédonie, les mines d'or au Canada et de charbon en Allemagne. L’industrie minière a bien changé, en même temps qu’elle s’est éloignée dans des vallées reculées ou même au fond des océans. Pourtant, elle est plus présente que jamais : nous vivons dans des sociétés sur-minéralisées. Ce texte ne pourrait pas être lu sans la colossale extraction minière que nécessitent nos ordis et nos smartphones.

Retour à la mine

La mine, et son retour dans l’hexagone, c’est la matérialisation du "plan" macroniste et de ses millions de voitures électriques. En 2017, il était question de se réindustrialiser avec la French Tech et quelques start-ups technologiques. C’était le temps de la nouvelle économie, qui allait faire revenir la croissance et faire baisser le chômage. Il est frappant de voir à quel point aujourd'hui cette stratégie de "dématérialisation" s’est progressivement muée en un nouveau projet industriel et donc un nouveau projet politique : un capitalisme vert, voire en décarbonation. Dans cette nouvelle ère, États comme entreprises s'activent pour sécuriser l’accès aux "matières premières critiques"1, car chacun·e sait qu’en période d’effondrement écologique et d’accélération des conflits, la priorité est d’avoir sa bagnole électrique alimentée grâce à une centrale nucléaire, qui n’est plus assez refroidie parce que les fleuves sont à sec.

C’est dans cette perspective que le grand plan industriel de Macron et Borne consiste principalement à mettre en place des usines de batteries de bagnoles électriques2 (qui sait, peut-être que les gilets jaunes disparaitront avec les moteurs thermiques ?). Cependant il faut bien les alimenter, et c’est dans cette perspective que doit s'ouvrir la plus grande mine de lithium d’Europe, à Échassières dans l’Allier.

Cette mine, "ce n’est pas la mine". À en croire l'entreprise minière Imerys (qui exploite le site d'Échassières), elle est smart, elle est green. Smart, d’abord, parce qu’il y a toutes sortes de machines sophistiquées pour miner, acheminer, décontaminer. Green, parce que les véhicules qui transporteront le minerais seront eux-mêmes des véhicules électriques. Elle apportera aussi un millier d’emplois3, bref cette mine serait absolument parfaite.

La future mine d'Échassières est à l'origine une carrière de kaolin, exploitée depuis 1852

La carrière de kaolin aujourd'hui

Il n’y a qu’à écouter le grand architecte de la planification écologique à la sauce macroniste4 pour comprendre l’importance du lithium et des bagnoles électriques dans la relance économique vers les +2°C. On ne lui donnera pas tort : la mine est un lieu fondamental pour comprendre le capital, et le combattre. Elle est, avec l’usine, un des lieux de l’émergence du mouvement ouvrier organisé. Mais il faut mettre nos catégories à jour, car aujourd’hui, comme le montre Arboleda dans son livre Planetary Mine,5 la mine façonne à la fois son territoire environnant et tout l'espace mondial. En Amérique Latine, les compagnies minières font émerger des villes sur les terres de communautés indigènes expulsées. Mais les mines sont aussi la base matérielle de nos infrastructures numériques et énergétiques, plus fondamentales encore que les câbles ou les serveurs, elles sont ce qui permet de faire les câbles et les serveurs. C’est pour ça qu’une analyse matérialiste du mode de production ne peut pas passer à côté de la mine.

Ce retour de la mine est la conséquence de l’échec annoncé de la politique industrielle par la French Tech et les start-ups, qui basaient leur modèle économique sur l'effondrement des services publics (le rail avec Blablacar, la santé avec Doctolib). Le gouvernement semble aujourd'hui regretter que ces innovations n’aient pas permis à la France de se créer une industrie puissante. Il faut donc changer de plan, finie la french tech et le centrisme mou. L’heure est venue de la radicalisation à droite du macronisme et de son économie verte “planifiée”6.

La mine est transnationale

Un problème fondamental se pose pour étudier la mine et y construire un terrain de combat contre le capital : l'industrie minière est transnationale, il serait réducteur de l'analyser à l'échelle nationale. C’est pourtant ainsi que la mine nous est présentée, et singulièrement ce projet de mine de lithium. Il s’agit, dans le cadre du ravivement des conflits d’empires, de sécuriser l’accès à l’électricité et aux technologies de communication. La planification macroniste vise à articuler dans un même mouvement sécurité géopolitique et transition vers une nouvelle économie verte. Pour autant, la mine est un dispositif planétaire qu’il est insensé de limiter aux seules mines à proprement parler. L’industrie minière d'aujourd'hui modifie les rapports sociaux à cause de deux caractéristiques fondamentales :

  • Une forte division internationale du travail : le minerai est récolté à un endroit, conditionné un peu plus loin, raffiné encore ailleurs, et exporté pour être transformé. Cela permet aux capitalistes de contourner les règlementations contraignantes en faisant jouer la concurrence entre les pays et en créant des chaînes d’approvisionnement opaques.
  • Une très importante concentration du capital, qui rend possible l’optimisation des rendements de l’industrie minière par des technologies d’extraction sophistiquées de forage automatique ou encore de modèles d’intelligence artificielle qui optimisent la recherche géologique.

Dans ce cadre, une analyse purement nationale de l’économie minière est insuffisante. Imerys, la société chargée de la mine dans l'Allier, est une multinationale de 18·000 salarié·es implantée dans 40 pays, et se positionne sur le lithium à une échelle globale.7 Elle est déjà en train d’investir dans la start-up britannique British Lithium, qui projette d’ouvrir des mines au Royaume-Uni, et voit dans la "green mobility" un levier pour engranger 250 millions d'euros de chiffre d'affaires supplémentaire.8 De plus, une grande partie des discours sur la "souveraineté minérale" émanant des États et des lobbys concernent aujourd'hui l'échelon européen,9 qui dépasse de loin les frontières d'un territoire national. Cela s'explique en partie par un fait matériel : les technologies numériques et une partie des technologies de la transition énergétique reposent sur une diversité de métaux telle qu'aucun pays (sauf peut-être la Chine) ne dispose des ressources nécessaires pour tout extraire localement. On peut ainsi comprendre la focalisation sur la voiture électrique dans le plan écologique présenté par Macron début 2023.10 Le petit nombre de matériaux requis, leur disponibilité sur le territoire et l'ancrage des entreprises automobiles fait de cette industrie le candidat idéal pour réindustrialiser la France.

La mine est un projet de société planétaire qui commence avec le forage et que se termine avec la possibilité de recharger chaque jour nos smartphones. Dans ce cadre, il nous paraît essentiel de débuter une enquête sur le renouveau minier en Europe, en partant de cette mine de lithium.

Hypothèses et problèmes

Pour engager cette discussion, il nous semble important de poser une certain nombre d’hypothèses :

  1. La mine de lithium d'Echassières est une pièce maîtresse du nouveau plan d'industrialisation “verte” du gouvernement

  2. Les luttes qui tournent ou tourneront autour d'elles marquent un dépassement des luttes écologistes mettant en avant "l'inaction gouvernementale", car ce sont des luttes à l'intérieur de la transition énergétique.

  3. La gauche est profondément divisée face à un tel projet, en particulier entre une écologie habitante et une écologie productiviste.

    • L’écologie habitante est plutôt défendue par les collectifs d’habitant·es et ce qu’on a désormais coutume d’appeler les “luttes locales”. Elle met l’accent sur le droit des gens à défendre leur santé, leur environnement proche et leur qualité de vie face à des grands projets d’aménagement.
    • Le versant organisé et plus politisé du mouvement écologiste (mouvements de désobéissance civile, associations environnementales) ne semble pas encore avoir de position partagée, qui articulerait la nécessité d’une décarbonation et les questions de la disponibilité et d’approvisionnement en minerais.
    • L’écologie productiviste, plutôt défendue par la CGT, repose sur deux piliers : d'un côté la défense de l'emploi et d'autre part l'idée de tirer vers les haut les conditions de travail dans le secteur minier.

Ces hypothèses de départ se traduisent par un certain nombre de problèmes auxquels on essaiera de répondre :

  • Le retour de la mine permettra-t-il d'enrôler une nouvelle composition sociale dans le projet macroniste de transition énergétique ? Quelles coalitions d'acteur·rices se constituent autour de cette mine ? Ont-iels le pouvoir d'aller au bout du projet, et pourquoi ?
  • Faut-il s'opposer à cette mine ? Comment prendre en compte la situation minière mondiale dans la construction d’un positionnement écologiste, anticapitaliste et décolonial sur les projets miniers en Europe ?
  • Y a-t-il un espace pour une confrontation autour de la question de la propriété — qui doit détenir et contrôler les moyens de transition — des “mines vertes” ou alors resterons-nous sur un débat technique ?
  • Quels liens pourrait-on nouer avec les luttes contre les projets miniers dans le monde ? Que peut-on apprendre de l'expérience de l'Amérique latine ?
  • Comment menacer les intérêts économiques d'une entreprise aussi gigantesque qu'Imerys ? Sur quelles activités et avec quelles alliances pourrions-nous peser dans la balance ?
  • La ligne politique de “l'électrification comme décarbonation”, tenue par la CGT, permet-elle vraiment de se positionner du côté du travail dans ces luttes à l'intérieur de la transition énergétique ?
  • Comment une organisation comme la France Insoumise, qui propose un plan alternatif, trouvera-t-elle une position commune par delà les contradictions entre direction nationale et groupes d'actions locaux ? Ce problème est en fait double : il se pose à un niveau subjectif — celui de la FI — mais aussi au niveau objectif : comment un mouvement qui se réclame de la planification écologique peut articuler différents niveaux de décision et de délibération.

  1. Comme en témoignent les 10 objectifs du plan de relance France 2030 doté de 54 milliards d’euros, dont “sécuriser l’accès aux matières premières”, “sécuriser l’accès aux composants stratégiques, notamment électronique, robotique et machines intelligentes” et “maîtriser les technologies numériques souveraines et sûres”. Voir aussi la liste des matières premières critiques de l'Union Européenne : https://ec.europa.eu/docsroom/documents/25421/attachments/1/translations/fr/renditions/native ↩︎

  2. Voir La France inaugure la première de ses quatre "gigafactories" de batteries électriques. France 24.  ↩︎

  3. https://emili.imerys.com/un-projet-qui-presente-des-opportunites-pour-la-region ↩︎

  4. On pourra découvrir le Secrétaire général à la planification écologique dans ce programme estival↩︎

  5. Planetary Mine: Territories of Extraction Under Late Capitalism, Martín Arboleda, Verso Books, 2020 ↩︎

  6. On trouvera une analyse générale de cette mutation de l'État au niveau global dans cet article de Cédric Durand ↩︎

  7. https://www.imerys.com/public/2023-02/An-introduction-to-Imerys_Presentation_February2023_English.pdf ↩︎

  8. https://www.imerys.com/public/2023-07/2023-Half-Year-Financial-Report-EN.pdf ↩︎

  9. Voir par exemple l'European Raw Materials Alliance https://erma.eu/ ↩︎

  10. http://www.vie-publique.fr/discours/291196-emmanuel-macron-25092023-planification-ecologique ↩︎


La dictature minière en temps de démocratie électorale

Nous traduisons un texte portant sur la répression des opposant.es à l'extractivisme en Argentine en prévision d'un événement de soutien à ces luttes dans la province de Jujuy, une zone très riche en lithium appelée le triangle du Lithium et située entre l'Argentine, le Chili et la Bolivie.

Crédit - Susi Maresca

De Catamarca à Chubut, de puissantes entreprises violent les droits de l'homme avec la complicité des politiques institutionnelles. Ce qui rend l'extractivisme et la démocratie incompatibles. Notes depuis l'un des territoires sacrifiés d'Argentine.

L'affiche en carton peinte à la main que tient une femme traversant la place principale d'Andalgalá, dans la province de Catamarca, annonce : "La dictature minière, ça suffit !". D'autres affiches, portant la même légende, apparaissent au-dessus de la tête d'autres habitant.e.s qui, comme elle, participent à ce rite de dénonciation et de résistance qui se répète, comme chaque samedi, sur le territoire où a été ouverte la première mine à ciel ouvert du pays et où, aujourd'hui, un autre projet s'avance sur ses rivières ou - ce qui revient au même - sur sa survie.

Dictature. Ce mot. Le dictionnaire le définit comme le "régime politique qui, par la force ou la violence, concentre tous les pouvoirs sur une personne ou un groupe ou une organisation et réprime les droits de l'homme et les libertés individuelles". L'imaginaire collectif l'associe, douloureusement et immédiatement, aux coups d'État civico-religieux-militaires qui ont eu lieu, dans une cruauté extrême, entre 1976 et 1983 en Argentine.

Peut-être à cause des crimes aberrants du dernier coup d'État, entendre parler de "dictature minière" met mal à l'aise certains, suscite des controverses, voire choque d'autres. Cependant, dans ce mot hostile, les peuples et les assemblées socio-environnementales ont trouvé un moyen de nommer la toile du pouvoir économique (sociétés transnationales), politique (gouvernements) et judiciaire qui viole leurs territoires, leurs droits et leurs libertés pour favoriser les entreprises et les intérêts personnels. En pleine démocratie électorale.

Il n'y a pas de coup d'État qui initie cette dictature. L'absence de cet acte fondateur est peut-être l'une des raisons pour lesquelles cette prise de pouvoir illégale, camouflée par des manifestations périodiques de suffrage et des discours creux, est invisible.

Parler de dictature, c'est aussi souligner l'absence de démocratie ou de l'idéal qu'elle représente : division des pouvoirs, garantie des droits fondamentaux, primauté de la loi et souveraineté nationale. Parler de dictature, c'est donc dénoncer la corruption des pouvoirs étatiques, la violation des droits de l'homme, le mépris systématique des lois et la perte de souveraineté sur les territoires.

Les restes de la dictature

Le rétablissement de la démocratie en 1983 n'a pas signifié l'élimination immédiate de toutes les pratiques violentes que l'État militaire avait naturalisées. Certaines se poursuivent subrepticement, d'autres sont masquées par une prétendue légalité et même applaudies par des responsables "démocratiques", ce qui rend ce système encore plus pervers. La violence armée exercée par l'État pour réprimer les manifestations sociales est la plus évidente de ces pratiques.

Des balles, des matraques, des gaz lacrymogènes et même des chiens d'attaque dressés ont été lancés sur des hommes, des femmes et des enfants non armés qui bloquaient une route communautaire en février 2010 pour empêcher deux projets miniers de les chasser de chez eux à Andalgalá.

Crédit - Guillermo Castro

La loi est une toile d'araignée

"Elle n'est pas redoutée par les riches,/ elle n'est pas redoutée par les responsables,/ parce qu'elle touche la grande cible/ et ne fait que chatouiller les enfants". C'est ainsi que "el moreno" définit la loi, ce personnage anonyme, identifié uniquement par sa peau noire, qui affronte Martín Fierro dans une farce. Bien que publiés il y a 150 ans, ces vers n'ont pas perdu leur validité. La balance penchée et le bandeau baissé, la magistrature accélère ou classe les affaires, durcit ou supprime les peines, selon le plaignant.

À Andalgalá, une centaine de dossiers ont été ouverts contre des personnes qui s'opposent à la cession d'eau pour l'exploitation minière. Trois de ces affaires font actuellement l'objet d'une mise en examen. À Chubut, cinq membres de l'assemblée ont failli être jugés pour avoir entravé les transports publics lors des manifestations déclenchées lorsque le corps législatif a rejeté, sans aucune audition, l'initiative populaire qui, avec 30 000 signatures, demandait l'interdiction des méga-mines. À Jujuy, en un temps record, la justice a inculpé, jugé et condamné un avocat pour les délits présumés d'incitation à la protestation et de sédition.

Cette agilité contraste avec la sclérose du système judiciaire face aux entreprises minières ou leurs fonctionnaires serviles. À San Juan, des procès sont toujours en cours contre d'anciens fonctionnaires pour le déversement dans cinq rivières de plus d'un million de litres de solution cyanurée en 2015. Aucun dirigeant de Barrick Gold ne figure sur la liste.

Crédit - Nicolás Pousthomis

À Tucumán, deux anciens cadres de Minera Alumbrera jouissent de l'impunité dans un procès concernant la contamination du réservoir Salí-Dulce. Alors que tout était prêt pour le procès - curieusement - le même procureur qui l'avait préparé a demandé le renvoi de l'un des accusés.

À Andalgalá, les machines du projet MARA (Glencore) avancent sur les rivières et les glaciers, tandis que les procès intentés pour les arrêter dorment dans les bureaux de Comodoro Py et de la Cour suprême de justice.

Détentions illégales et torture

Dans une décision qui ressemble davantage à un argument de la défense, la juge Karina Breckle a acquitté il y a quelque temps quatre policiers accusés de violences à l'encontre de membres de l'assemblée de Chubut lors de leur arrestation en décembre 2019. La menace de transformer les victimes en "un autre Santiago Maldonado" a été minimisée dans un pays qui a compté 30 000 "desaparecidos" en période de dictature et plus encore en période de démocratie.

En avril 2021, douze personnes ont été privées de liberté pendant quinze jours à Andalgalá. Elles n'avaient pas de casier judiciaire et ne risquaient pas d'être poursuivies. Il n'y avait aucune preuve les incriminant pour d'autres actes que la marche pour protester contre l'augmentation du nombre de foreuses dans le bassin fluvial.

L'usage excessif de la violence policière contre les corps et les maisons, les conditions inhumaines de détention en pleine pandémie et la torture psychologique ont été signalés au bureau du procureur général de la province et à diverses organisations de défense des droits de l'homme. Elles attendent toujours des réponses.

La violence récompensée

Non seulement il n'y a pas de condamnation pour les auteurs de passages à tabac et de fusillades mais il y a des récompenses pour ceux qui les ordonnent ou les approuvent depuis le confort de leur bureau.

En décembre 2019, José Eduardo Perea (Frente de Todos) a reçu un cadeau de Noël paradoxal : une nomination en tant que superviseur par le ministère de la Justice et des Droits de l'homme. Perea, l'ancien maire d'Andalgalá et responsable politique de la répression de 2010, celui-là même qui dans une interview avait anticipé le passage des machines vers le réservoir d'Agua Rica avec une menace explicite : "qui touche, prend un coup". Et c'est ce qui s'est passé : les tirs et les coups n'ont pas fait de distinction entre les femmes et les hommes, les personnes âgées, les adultes et les enfants.

Crédit - Nicolás Pousthomis

Mariano Arcioni, qui a accédé au poste de gouverneur de Chubut en prononçant un discours contre les méga-mines a, une fois au pouvoir, promu la loi de zonage minier et ordonné la répression qui a maintenu Chubut dans un quasi état de siège pendant une semaine de manifestations. Sa trahison de la volonté du peuple a également été récompensée : l'Unión por la Patria l'a inclus comme pré-candidat dans ses listes et il occupera désormais un bureau au Parlasur.

Les échos des répressions à Jujuy ne s'étaient pas encore éteints lorsque Horacio Rodríguez Larreta a proposé Gerardo Morales comme pré-candidat à la vice-présidence de Cambiemos. Il n'a pas eu cette chance et l'ODEPA l'a écarté.

À Catamarca, des répressions ont eu lieu sous les gouvernements d'Eduardo Brizuela del Moral (radicaliste), de Lucía Corpacci et de Raúl Jalil (péroniste). À Mendoza, il n'y a pas eu de division entre les partis, même lors du vote sur l'amendement de la "loi sur la protection de l'eau".

Comme on peut le constater, il n'y a pas de division entre les partis en ce qui concerne l'extractivisme. Le clivage sépare plutôt les dirigeants et les élus - quelle que soit leur appartenance politique - des peuples en résistance.

La loi : couper et coudre

La législation répond également aux caprices des entreprises et des gouvernements. S'ils s'en mêlent trop, un élu complaisant avec le lobby minier prend le relais. C'est ce qui s'est passé avec la loi nationale sur les glaciers, à laquelle Cristina Fernández Kirchner a opposé son veto en 2009 : la loi 7722 que l'Assemblée législative de Mendoza a assouplie en 2019 ou l'ordonnance 029/16 que la Cour de justice de Catamarca a déclarée anticonstitutionnelle en 2020. La pression sociale a permis de rétablir les deux premières : la dernière attend toujours la décision de la Corte Suprema de Justicia.

D'autres fois, rapidement et sans le rendre public, les législateurs présentent et adoptent des lois qui favorisent l'activité. C'est ce qu'il s'est passé avec la loi sur le zonage minier à Chubut - finalement révoquée - et c'est ce qu'il se passe avec un ensemble de lois à Río Negro.

Résister dans la tempête

Extractivisme et démocratie ne sont pas compatibles : là où la méga-mine avance, les droits de l'homme reculent. C'est pourquoi, comme le dénoncent les assemblées socio-environnementales, la méga-mine ne peut se faire que par la répression.

Crédit - Susi Maresca

Il n'y a pas de démocratie quand un peuple est privé de ses droits humains d'accès à l'eau ou à vivre dans un environnement sain. Il n'y a pas de démocratie lorsque leur sacrifice et leur destin sont décidés par des bureaux hermétiques et distants. Il n'y a pas de démocratie lorsqu'un peuple se voit refuser l'autodétermination.

Mais il n'y a pas non plus de défaite lorsqu'il y a lutte. De même qu'en pleine dictature militaire, les mères et les grands-mères affrontaient la violence des fusils avec leurs mouchoirs blancs, aujourd'hui, sur les places, dans les rues et sur les routes, d'autres mères, d'autres grands-mères, leurs enfants et leurs petits-enfants se battent avec leurs bannières, leurs drapeaux et leurs chants contre cette nouvelle dictature déguisée.


Traduction de Strike. Texte initialement paru le 9 décembre 2023 sur Revista Citrica


La mine de lithium à la loupe : violations des droits et saccages à Fiambalá

En prévision d'un événement de solidarité avec les luttes contre l'extractivisme en Argentine, nous publions deux textes qui présentent la situation politique dans les régions minières en Argentine.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

À Fiambalá (dans la région de Catamarca), le processus vertigineux d’exploitation de lithium qui s’est implanté annonce un changement d’époque. Usines de transformation à côté d’hôpitaux, camions et camionnettes qui circulent à pleine vitesse dans la petite ville, flambée des prix des denrées de base et des loyers, précarisation de l’emploi, problème de santé, pollution et manque d’eau sont quelques-uns des impacts dans la vie quotidienne des habitants de la ville de l’ouest catamarqueño.

Alors que les premiers projets d’exploitation du lithium – approuvés dans le département de la ville d’Antofagasta de la Sierra – font leur possible pour passer inaperçus, cacher leur impact et disparaître de la carte, à Fiambalá, le mégaprojet « Tres Quebradas » (les trois Gorges), impulsé aujourd’hui par l’entreprise chinoise Liex Zijin montre une stratégie différente et met ostensiblement en avant ses irrégularités, la participation de l’entreprise dans le pouvoir local et la violence explicite contre celleux qui résistent.

Cette impunité permet aussi de nouvelles formes de relations avec la communauté locale. Au cours de l’année dernière, plusieurs plaintes ont été déposées contre la précarisation des travailleur.ses qui se trouvent dans les salars, soulignant le fait qu'ils n’ont souvent pas d'eau pour se désinfecter et qu’ils ne disposent pas de l'équipement nécessaire pour manipuler les produits chimiques.

Une des principales plaintes des travailleur.ses de la mine porte sur les conditions de travail : bas salaires, plus de douze heures de travail journalier et absence d’équipement de base. En même temps, les mauvais traitements quotidiens infligés à la population par les entrepreneurs et les travailleur.ses d’origine chinoise créent une distance inhabituelle par rapport aux stratégies ordinaires de marketing d’entreprise.

Deux millions de litres d’eau sont requis par tonne de chlorure de lithium. Ce projet requiert 40 millions de litres d’eau par an. L’installation du mégaprojet Tres Quebradas fut initiée par l’entreprise Liex S.A. (filiale de Neo Lithium, d’origine canadienne) en 2017. Depuis novembre 2021, elle est gérée par l’entreprise chinoise Liex Zijin et la population alerte sur des changements radicaux.

Le mégaprojet comprend onze propriétés minières, réparties sur plus de 30 000 hectares et qui a pour objectif, dans un premier temps, l’extraction de 20 000 tonnes de carbonate de lithium par an.

L’entreprise Zijin est la principale productrice de minéraux en Chine et cherche à devenir une des trois principales compagnies minières dans le monde d’ici 2030. Comme l’expliquent Ruido et Fundeps dans leur rapport « Lithium et transparence » (Litio y transparencia), le géant asiatique est l’un des pays qui investit le plus dans le lithium en Argentine. Au total, en 2022, les provinces de Catamaraca, Jujuy et Salta y ont exporté 292 millions de dollars. Par ces chiffres, nous pouvons observer une tendance des entreprises chinoises à acquérir et gérer des projets de lithium dans le pays.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

En plus de la Chine, le Japon et la Corée du Sud constituent les seconds investisseurs les plus importants au cours de l’année passée (2022). Dans ce contexte, le cas Fiambalá, au travers de l’arrivée de Zijin, pourrait servir d’exemple pour connaître les intentions de la Chine et sa façon d’agir. Un pays en passe de se constituer un monopole de la production de lithium et de devenir le principal exportateur pour ses partenaires du Pacifique.

Le plan est parfait pour les investisseurs : extraire le lithium de la zone de Tres Quebradas, un salar adossé aux montagnes à 100 kilomètres de la ville de Fiambalá, y effectuer son premier traitement et l’acheminer, sous forme préconcentrée, à l’usine (aujourd’hui en construction), située à la sortie de la ville. Une fois traité, le carbonate de lithium sera expédié à travers le Pacifique par le col de San Francisco au Chili. Tout cela dans une province qui accorde les libertés suffisantes pour que les entreprises puissent développer leurs projets et ne souffrent pas trop économiquement, puisqu’elles ne paient que 3,5% d’impôts sur la valeur déclarée.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Le réveil de Fiambalà

En raison de la rapidité de mouvement et de son implication pour toutes les couches sociales de la population, il s’agit d’un moment très complexe pour celleux qui défendent les territoires et résistent à l’avancée des projets d’extraction. Parmi eux, l’Assemblée Socio-environnementale Fiambalá Réveille-toi (Fiambalá Despierta), un groupe de voisins et de voisines qui s’organise depuis 2016, depuis que la rumeur de l’installation de la mine a commencé à circuler. Ses membres expliquent qu’ils gagnent des forces depuis qu’ils ont essayé d’empêcher l’entreprise d’entrer dans leur ville en 2018. « Nous savions que s’ils entraient, ce serait pire, c’est pourquoi nous avons organisé un blocus avec quelques femmes », se rappelle Nicolasa Casas de Salazar, une des membres historique de l’assemblée.

Aujourd’hui, l’usine pilote située dans le centre-ville – à quelque mètres de l’hôpital – produit déjà du carbonate de lithium. Les membres de l’assemblée ont écrit plusieurs notes pour demander les informations qui leurs sont dues en tant que personnes respirant le même air, mais ils n’ont cependant reçu aucune réponse. En novembre 2022, toute la population a été malade pendant plus d’un mois, avec des vomissements, des éruptions cutanées, des nausées et d’autres problèmes similaires. Pour cette raison, l’usine pilote a été fermée pendant un certain temps, mais les causes de cette maladie n’ont pas été révélées jusqu’à présent.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Dans le cas de la nouvelle usine située à la sortie de la ville, où le carbonate de lithium sera finalement produit, la situation n’est pas meilleure. « Nous pouvons voir qu’ils font plus de piscines qu’annoncé, nous le savons parce qu’elles sont visibles depuis toute la ville ; nous pouvons aussi voir comment ils retirent la terre pour avancer rapidement dans les travaux et quand le vent se lève à midi, nous ne pouvons rien voir à cause de la poussière. Ils font beaucoup de mouvements, et tout est flou », déclare Willie Carrizo, artiste et membre de l’assemblée.

Chaque tonne de chlorure de lithium nécessite 2 millions de litres d’eau. Pour ce projet, il y aurait besoin de 40 millions de litres d’eau par an. Pour donner une idée, cette consommation équivaut à l’eau qu’utiliserait une personne pour faire la vaisselle deux fois par jour pendant plus de 10 000 ans. D’après l’Assemblée, l’entreprise Zijin a jusqu’à présent installé au moins trois puis souterrains.

« Ils extraient beaucoup d’eau ; il n’y a pas de données historiques sur l’impact d’un tel usage des nappes phréatiques, en particulier dans une zone désertique comme l’est Fiambalá », ajoute l’ingénieure environnementale et membre de l’assemblée Lis Sablé.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Zone de promesse

Ils sont arrivés, et ils ont promis des emplois, du progrès (ou de la croissance), et des bons salaires. Mais la réalité est toute autre et les gens commencent à se sentir mal à l’aise », explique Sablé. Moins d’un an après son annonce, l’usine de carbonate de lithium est déjà en place et les travaux progressent rapidement. « C’est le moment de la bonté minière (Bondad minera) », explique Lis en référence au contexte actuel : « lorsqu’ils auront terminé les travaux, tous les gens qui sont actuellement employés se retrouveront au chômage ».

L’Assemblée Fiambalá Despierta est un pacte générationnel où se rencontrent militant.e.s historiques et jeunes curieuxses. Alors que les uns se préoccupent de l’avenir des enfants et de la vie dans cette ville, les jeunes – en ce moment – choisissent de s’organiser pour être celleux qui prennent elleux-mêmes les décisions à propos de leurs propres vies. « Je me suis rapprochée de l’assemblée pour être informée, pour décider si je veux vivre ici, si je veux avoir des enfants » explique Karen Perea, une jeune membre de l’assemblée.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Choisir, dans un territoire où le scénario est déjà écrit par les intérêts des entreprises minières ne semble pas facile. S’organiser et se rendre visible comme faisant partie d’un espace collectif peut impliquer la perte d’offre d’emploi dans le domaine privé comme dans le domaine public, puisque la complicité entre ces deux pouvoirs est un fait. « C’est très difficile, parce que la mine est entrée dans les écoles de niveau secondaire via les bourses qu’elle verse en collaboration avec la municipalité, de sorte que les jeunes considèrent que c’est la seule façon de s’en sortir », nous signalent des membres de l’Assemblée. « Certains jeunes sont très inquiets et conscients de ce qu’il se passe, mais ils manquent de soutien, déplore Nicolasa Casas de Salazar. L’agricultrice de Fiambalá explique que de plus en plus d’écoles tertiaires ferment et que les jeunes n’aspirent plus qu’à des études de « santé et sécurité » ou d’ingénierie qui pourrait intéresser la compagnie minière. « Nous, nous pensons aux générations futures. Ils nous prennent tout, ce qu’ils font est très agressif », décrit Nicolasa. Elle rappelle aussi que « nous dépendons de l’eau, nous devons boire pour vivre, nous devons arroser les plantes et prendre soin de nos animaux ».

Sans zone humide, il n'y a pas de vie

Tres Quebradas fait partie du système des lacs des hautes Andes de la Puna altoandines et de la Puna, une zone qui soutient l’équilibre de toute une biodiversité bien spécifique. C’est pourquoi il s’agit d’une zone protégée en vertu de la loi 5070 de Catamarca, qui fait partie d’un réseau de zone humides reconnue internationalement comme étant un sous-site de Ramsar Sud. La zone compte six lacs (des genres de lac en altitude qui bougent, NDLR) qui, grâce à leur écosystème si particulier, permettent la subsistance d’espèces rares et en voie de disparition, comme le flamant andin. Pour Patricia Marconi, biologiste et membre de la Fondation Yuchán et du groupe de conservation des flamants altoandins, les salars altoandins « sont très précieux pour les communautés d’oiseaux en raison de la diversité des habitats qu’ils génèrent, du nombre de lacs, leur taux de salinité différents les caractéristiques physiques variées des cours d’eaux existants ». Mme Marconi explique que toute modification du territoire « peut avoir des conséquences irréversibles ».

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

La biologiste souligne qu’en raison de leur capacité à conserver l’eau sous terre, les salars fonctionnent comme des zones humides de haute altitude. « Les impacts cumulatifs des processus mis en place par les compagnies minières, tels que l’extraction de la saumure à partir de sa concentration et de sa séparation pour obtenir du lithium, ainsi que l’extraction de l’eau douce pour traiter le minerai ne sont pas clairement établis ni proportionnés à la capacité de chaque bassin », explique-t-elle. De ce fait, puisque la capacité d’eau douce et de saumure de chaque bassin est inconnue, l’impact réel que chaque projet pourrait avoir est également inconnu

Résister et produire

La ville de Fiambalá est située dans une vallée et est longée par les rivière Chaschuil et Abaucán qui descendent de la cordillère des Andes. Grâce au fleuve et à plus de 300 ans d’intervention humaine, le bolsón (vallée désertique) de Fiambalá s’est transformé en une vaste zone verte entourée de désert. Un écosystème fragile qui pourrait être bouleversé par le moindre changement. Depuis l’arrivée de la mine, de nombreuses dynamiques ont changé, mais d’autres ont été réévaluées. Des continuités dans les pratiques collectives qui résistent au mal nommé « développement » imposé. Au cours de l’histoire, les familles paysannes ont expérimenté la production d’aliments et les savoirs propres à ce type de géographie. Leur travail est visible : des dahlias fuschias qui contrastent avec la dune jaune à l’arrière des maisons, des forêts natives de chañars et de caroubiers qui résisent à la tentative de la municipalité de cimenter toute la ville ; des variétés de maïs qui se multiplient grâce aux échanges communautaires, une architecture et des systèmes d’irrigation qui préservent l’eau en période de sécheresse ; des hectares et des hectares de vignobles avec lesquels une ville entière a subsisté.

Le chañar et le caroubier.

Diego Amartino et Helena Córdoba Vélez vivent à Fiambalá depuis 2016, dates à laquelle ils ont créé une entreprise ; Alors qu’un projet de mort s’installait dans le même territoire, ils ont décidé de déménager et de lancer un projet productif, centré sur l’utilisation et la revalorisation des fruits d’arbres indigènes et sylvestres. « Avec Helena, nous profitons des aliments que nous connaissons et que nous avons appris à connaître, que nous avons testé. Notre histoire est liée à la façon dont nous tirons parti de ces fruits et aliments qui ont été un peu oubliés et dont nous leur donnons de la valeur », explique Diego. Sur cette base, ils ont également l'intention d'innover et de créer de nouveaux produits en s'inspirant de l'agroécologie. Aujourd'hui, ils fabriquent tous deux de la farine de caroube, des arropes et du patay. Dans chaque saveur, ils restituent à Fiambalá une petite partie de leur histoire.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Le contrôle de l’eau doit être entre nos mains.

Laura Del Pino est l'héritière d'un vignoble de plus de 50 ans. En 2022, elle a choisi de retourner sur les terres de sa grand-mère pour continuer son travail. La situation est bien différente de celle des souvenirs des étés de son enfance.

Auparavant, une grande partie de la population travaillait à la production de raisins qui étaient vendus sur les marchés. Aujourd'hui, dit-elle, très peu de camions vont au marché. Il explique qu'il est très difficile d'embaucher des personnes qui veulent continuer à travailler comme viticulteurs.

« L'autre problème est l'eau, il n'y a pas eu beaucoup de pluie et les gelées de novembre ont ruiné une partie de la production", souligne Mme Del Pino. "Il faut maintenant lutter contre cela, car l'eau utilisée dans l'usine ne peut pas retourner à l'irrigation, ni à la nappe phréatique ni à quoi que ce soit d'autre, car elle est contaminée et nous ne savons pas ce qu'ils font là-haut ». Pour l’agricultrice, il n'y a qu'une solution : "Le contrôle de l'eau doit être entre nos mains".

Les raisins de la colère

En plus de participer à l'assemblée de Fiambalá Despierta, Nicolasa et don Cacho sont producteur.ices de raisin. Ils vendent du raisin à la communauté et aux touristes depuis leur porte d'entrée. Cette décision s'explique : d'une part, ils s'opposent au fait que la maire, Roxana Paulón, soit propriétaire d'une cave et dirige la seule mostera de la ville. « Elle a fixé un prix général pour tous les producteurs, elle paie 16 pesos par kilo de raisin. Elle ne nous a même pas demandé quels étaient nos coûts de production », dénonce Nicolasa. En même temps, en vendant le raisin depuis leur maison, Nicolasa et don Cacho remplissent un autre objectif : ils ont un moyen de parler de la situation de Fiambalá à chaque personne qui passe.

Crédit : Susi Maresca et Camila Parodi

Leur maison, située dans la rue principale, porte une pancarte sur laquelle on peut lire : « L'eau vaut plus que le lithium ». Nicolasa ne se repose jamais : en même temps qu’elle joue avec sa petite fille, elle réfléchit à la prochaine affiche qu'elle placera sur sa porte et s'imagine en train d'organiser un grand festival pour propager cette idée qu’elle trouve aussi simple que passée sous silence : « c’est simple, il nous faut prendre soin de l'eau et prendre soin de l'eau, c'est prendre soin de la vie. Les ressources qu'ils nous prennent, comme l'eau, sont celles qui ne se renouvellent pas ».


Publication conjointe de l’Agencia Tierra Viva, Revista Cítrica, Marcha y Sala de Prensa Ambiental. Cet article fait partie du projet photojournalistique « la route du lithium : cartographie d’un saccage » réalisé par Susi Maresca et Camila Parodi dans le Nord-Ouest de l’Argentine.


Soirée Lithium et Capitalisme Électrique

Rendez-vous le 27 janvier 2024 à partir de 18h pour une soirée autour de la question du lithium en Argentine, en solidarité avec les camarades qui y luttent contre l'extractivisme. Nous y discuterons aussi de l'économie mondiale du lithium qui prend de plus en plus d'envergure.

Le lithium est extrait en majorité dans 3 pays : en Australie, au Chili et en Chine. Les plus larges réserves du monde se trouvent dans "le triangle du lithium", qui comprend le nord est du Chili, le nord ouest de l'Argentine et le sud de la Bolivie.

Que ce soit par extraction dans des mines de roche ou dans des lacs de sel, sa production est très polluante, destructrice pour la nature qui l'entoure et pour les populations vivant à côté des mines. Elle demande une forte utilisation d'eau douce pompée dans les nappes phréatiques. C'est cette eau qui manque aux habitant·es pour vivre. L'utilisation de produits chimiques est essentielle pour extraire entièrement le lithium. Cette utilisation pollue l'eau et la nature autour des mines et atteint les habitant·es.

Le lithium est utilisé à 80% pour fabriquer des batteries, très majoritairement pour des voitures. L'électrification de la production prônée dans les politiques de transition énergétique nécessite également des centrales à batteries pour équilibrer le réseau. Avec l'extraction de lithium, de nombreux espaces sont détruits, pollués et obligent beaucoup de personne à quitter leur lieux de vie.

Certains et certaines d'entre nous s'organisent pour lutter contre ça :

Nous écouterons des récits de lutte en Argentine et en France. Les camarades partageront leurs expériences, leur travail, leurs actions mais aussi les enjeux de la présence de cette exploitation chez elles et eux.

En Argentine, une grande partie de l'exploitation se fait dans la province de Jujuy, au nord ouest, où se trouvent les salars (des lacs de sel).

Ce sont principalement des entreprises États-Uniennes et Chinoises qui sont présentes dans cette zone et contrôlent le plus d'extraction de lithium sur terre. Les gens là-bas luttent contre l'extractivisme et pour retrouver l'accès à l'eau et les droits sur leurs terres.

En France, des projet d'extraction de lithium arrivent et sont au centre de la planification macroniste, notamment avec le projet de reconversion de la carrière d'Échassières dans l'Allier en mine de lithium, le plus grand projet du genre en Europe.

Au programme :

  • 18h : Témoignages de luttes en Argentine et en France.
  • 20h : Repas vegan à prix libre. Pas de cartes bancaires.

Retrouvez nos traductions sur le lithium en Argentine ici et


Comprendre le marché mondial du lithium, faire front contre la bagnole

Cet article liste un ensemble de constats concernant le marché mondial du lithium : ses usages, les principales techniques d'extraction, les pôles de production et de transformation, les évolutions à venir. L'idée est de fournir une base factuelle pour faciliter l'articulation de stratégies locales et internationales de lutte contre le lithium.

Crédits : Earthworks CC-BY-NC

Usages : un métal au service de la bagnole

Le lithium est un métal gris, qui se présente souvent sous forme de poudre blanche (lorsqu'il n'est pas raffiné) ou de petits lingots. C'est un des métaux les plus "abondants" de la planète : même si la production était amenée à augmenter de manière très rapide, il y aurait encore des réserves rentables pour 150 ans.1

Crédits : Dan Lundberg CC-BY-SA 2.0

L'écrasante majorité de la production est destinée aux batteries de véhicules électriques, et cette tendance est amenée à s'accroître. En 2023, 80% de la production mondiale allait dans des batteries lithium-ion.2 Il existe de nombreux types de batteries — au nickel, au plomb, au zinc, au sodium — mais les batteries au lithium ont la plus grande capacité de stockage d'énergie par volume de matière.3 Elles sont donc plus performantes, en particulier pour les véhicules, dont l'efficacité énergétique est influencée par le poids.4

Ces batteries sont également utilisées dans des appareils électroniques (smartphones par exemple) et les centrales de stockage d'électricité. La part des centrales utilisant des batteries au lithium augmente régulièrement, grâce aux progrès techniques réalisés pour les véhicules électriques.5 Mais ces batteries restent très majoritairement destinées aux voitures. Entre 2008 et 2018, la part du lithium utilisée pour les batteries des voitures électriques est passée de 20% à 58% (en excluant les autres véhicules). Elle pourrait atteindre 85% en 2025.3 L'augmentation rapide de la demande rend les prix difficilement prévisibles : ils ont été multipliés par 6 entre 2015 et 2023, puis ont chuté de 20% début 2023.6

Le lithium sert également dans l'industrie de la céramique et du verre (7%), dans des graisses lubrifiantes (4%), comme poudre pour faciliter le moulage de métal (2%), dans le traitement et refroidissement de l'air (1%) ou encore dans les médicaments (1%). 2 Tous ces usages cumulés ne représentent pas plus de 20% de la production mondiale.

Autrement dit, si l'on renonçait à la voiture individuelle pour réorganiser les territoires autour des transports en commun, il serait probablement nécessaire de fermer des mines de lithium plutôt que d'en ouvrir. Je pense que c'est très important que cet aspect soit au premier plan des revendications, pour éviter de se perdre dans des débats techniques sur les impacts environnementaux. Poser la question des usages du métal, c'est pouvoir contester la direction prise par les politiques de transition énergétique, plutôt que ses moyens.

Différentes méthodes d'extraction

Comme de nombreux autres métaux, le lithium n’existe pas sous forme de pépites : “il est dispersé dans les roches, l'argile et la saumure, un mélange d'eau et de sels”.7 Pour l'extraire, il y a donc besoin de beaucoup d’énergie, d’eau et de produits chimiques. De très nombreux travaux montrent déjà les impacts environnementaux et sanitaires néfastes des mines, je me contenterai donc de rappeler les 2 principales techniques d'extraction de lithium.

2 types de gisements produisent l’essentiel du lithium mondial, principalement parce qu’ils sont plus faciles à exploiter, et donc plus rentables.

Des piscines de saumure dans un salar. Crédits : AHLN, CC-BY

Le premier type de gisement se trouve dans des salars, des déserts de sel remplis d'eau de manière irrégulière pendant l'année. Ils sont surtout exploités dans le "triangle du lithium" (Bolivie, Chili, Argentine), mais aussi en Chine et aux États-Unis.3 Le lithium est mélangé à de la saumure dans les nappes phréatiques. L'eau est donc pompée puis stockée durant plus d'un an dans des bassins pour que les sels tombent au fond. Puis le liquide obtenu est filtré en usine à l'aide de différents produits chimiques.7

Une mine de lithium. Crédits : Reinhard Jahn CC-BY-SA 2.0

Le second type de gisement est surtout exploité en Australie, premier producteur mondial, et c'est également celui que l'on trouve en Europe. Il s'agit des mines de roche, dont on extrait du minerai. Celui-ci est broyé en une poudre très fine, à laquelle on ajoute de l’eau pour former une pâte et séparer le lithium de la roche. On chauffe cette pâte jusqu’à 1000 degrés, puis on ajoute encore des produits chimiques et de l’eau, avant un dernier filtrage.7

Ces deux techniques d'extraction posent des enjeux socio-environnementaux différents : la première est moins intense en énergie mais gaspille énormément d'eau, tandis que les mines demandent une quantité d'énergie colossale pour broyer et chauffer le minerai. La lutte en Argentine s'est donc beaucoup orientée sur la question de l'accès à l'eau comme bien commun8, ce qui pour le moment semble être un enjeu parmi d'autres dans la lutte contre le projet EMILI dans l'Allier. Ainsi, si une coalition internationale contre le lithium devait voir le jour, ce genre de différences géographiques seront à prendre en compte. Au vu de la similarité des gisements européens et du volontarisme de l'UE quant à la sécurisation des approvisionnements en matériaux critiques9, une coalition européenne paraîtrait pertinente.

Un marché relativement centralisé

Principaux pays producteurs

Le marché mondial du lithium est plutôt centralisé. En 2022, la United States Geological Survey estime que 3 pays sont à l'origine de 92% de la production de lithium mondiale : l'Australie, le Chili et la Chine.2

Données : United States Geological Survey & National Minerals Information Center

Pays Production 2022 estimée (tonnes) Part de la production totale
Australie 61·000 47%
Chili 39·000 30%
Chine 19·000 15%
Argentine 6200 5%
Brésil 2200 1.6%
États-Unis 900 0.7%
Zimbabwe 800 0.6%
Portugal 600 0.5%
Canada 500 0.38%
Total 130·200 100%

Il est intéressant de mettre en perspective ces chiffres avec les annonces d'Imerys concernant le projet de mine à Échassières : avec 34·000 tonnes d'hydroxyde de lithium produites par an à partir de 2028,10 elle pourrait quasiment égaler la production chilienne de 2022. Encore une fois, on peut faire l'argument qu'en-dehors de la production de voitures électriques (700·000 par an, toujours selon Imerys), aucune industrie n'aurait l'usage d'une telle quantité de métal.

On peut également noter qu'en 2019, la Chine concentrait 80% du raffinage de lithium pour en faire une matière utile à la fabrication de batteries. Le lithium des batteries demande un degré de pureté beaucoup plus élevé que les autres, ce qui requiert des procédés spécifiques.3 Le marché du lithium est donc plus concentré dans le raffinage que dans l'extraction.

La production de lithium est toutefois bien moins concentrée que d'autres métaux, comme les terres rares (95% en Chine), le ruthénium (93% en Afrique du Sud), le béryllium (90% aux États-Unis), l'antimoine (87% en Chine), le magnésium (87% en Chine) et le tungstène (85% en Chine).11

Entreprises

Si 3 pays extraient actuellement la quasi-totalité du lithium, il en va de même pour les 5 plus grosses entreprises du secteur. Elles exploitent des gisements partout dans le monde, maîtrisent toute la chaîne de production du lithium (extraction, transport, raffinage) et sont en position de rester dominantes pour longtemps. 3

3 d'entre elles sont à l'origine de plus de 50% de la production mondiale. Mais il ne s'agit pas de leur source de revenus principale : ce sont des entreprises de chimie, d'agroalimentaire et de pharmacie.

Entreprise Pays d'origine Capitalisation boursière début 2024 (milliards de $)
Albemarle Corp  États-Unis 14.25
SQM - Sociedad Química y Minera de Chile Chili  13.29
Livent - ex-FMC Corp  États-Unis 5.66

On peut ainsi noter que malgré les dimensions énormes d'Imerys, qui cumule 200 implantations industrielles dans 40 pays et 14·000 salarié·es, l'entreprise n'est pas si gigantesque face à ces acteurs (2.84 milliards de $ de capitalisation). Contrairement aux autres, il s'agit d'une entreprise minière, mais c'est une nouvelle venue sur le marché : la mine d'Échassières et ses investissements en Grande-Bretagne seraient ses premières sources de revenus liées au lithium.12

Les 2 autres multinationales sont des entreprises chinoises dont les revenus proviennent principalement du lithium. Elles ont pris une place de plus en plus importante sur le marché mondial depuis 10 ans :

  • Tianqi Lithium (天齐锂业)
  • Jiangxi Ganfeng Lithium (赣锋锂业)

On peut ainsi noter que malgré des productions peu importantes sur le territoire national, ce sont les capitaux étasuniens et chinois qui contrôlent actuellement le plus de lithium sur la planète. Cela permet de comprendre pourquoi les pays de l'Union Européenne sont si proactifs dans la sécurisation de sources d'approvisionnement : parmi les pôles de puissance économique, l'UE est clairement le plus vulnérable.

Réserves prouvées

Quand on parle d'extraction minière, on distingue réserves et ressources. Les ressources sont la masse totale contenue dans des gisements, tandis que les réserves ne comprennent que les gisements que l'on estime rentables. Le Chili et l'Australie possèdent 60% des réserves prouvées de lithium, et les exploitent déjà beaucoup. À l'inverse, certains pays comme l'Argentine, les États-Unis et le Canada ont des réserves pour le moment sous-exploitées.

Données : United States Geological Survey & National Minerals Information Center

Pays Réserves prouvées (tonnes) Part du total
Chili 9·300·000 41%
Australie 6·200·000 27%
Argentine 2·700·000 12%
Chine 2·000·000 8.8%
États-Unis 1·000·000 4.5%
Canada 930·000 4%
Total 26·000·000 100%

Les estimations des réserves évoluent chaque année, mais ce qui est certain, c'est que le lithium ne manquera pas avant un ou plusieurs siècles.13 Ainsi, si la production de 2022 restait stable, les réserves pourraient durer 200 ans. En divisant par 2 la part réservée aux batteries de véhicules électriques14, la demande annuelle tomberait à moins de 80·000 tonnes par an, ce qui ferait plus de 330 ans de réserves. De fait, ce qui pourrait poser problème dans un futur proche, c'est surtout la difficulté à développer suffisamment rapidement de nouvelles mines et usines de raffinage, pour répondre aux besoins de l'industrie automobile.

Les futurs lithinifères des gouvernements et des entreprises

Les systèmes énergétiques sont en partie planifiés par les États, en fonction d'objectifs climatiques et énergétiques décidés à des échelons internationaux et nationaux. Pour anticiper les besoins en termes d'infrastructures et de matières, les gouvernements et agences internationales utilisent des modèles numériques, qui intègrent des hypothèses sur la structure de l'économie (volumes de production par secteur, organisation des marchés, etc.). Les résultats des simulations sont la base de rapports publiés régulièrement, comme le World Energy Outlook de l'Agence Internationale de l'Énergie, ou les Long Term Strategies demandées par l'Union Européenne.

Les hypothèses retenues concernant l'organisation de la société et de l'économie dans ces rapports sont évidemment contestables. Ces documents ne sont donc pas des prévisions. Ils permettent de comprendre dans quels futurs se projettent les gouvernant·es et les capitalistes, et ainsi d'anticiper les luttes à venir.

Véhicules électriques

Pour atteindre leurs objectifs climatiques, les scénarios de transition produits par les gouvernements et entreprises reposent en grande partie sur l'électrification des usages, combinée au développement des énergies renouvelables. "Électrifier les usages", ça signifie satisfaire avec de l'électricité un besoin énergétique (chauffage, déplacement, accès à l'information) qui ne l'était pas avant. Dans le secteur des transports, ça implique le remplacement quasi complet des véhicules thermiques par des électriques.

Ainsi, un rapport de l'ADEME indique que dans des scénarios de décarbonation qui respectent les objectifs climatiques, les voitures électriques pourraient atteindre 71% des véhicules en usage dans le monde en 2050.4

Source : ADEME. Graphique simplifié pour les besoins de l'article.

Toujours selon ces scénarios, il y aurait plus de 2 milliards de véhicules en usage dans le monde. Cela ferait 1.42 milliards de véhicules électriques à construire en 25 ans, sans compter ceux qui seront remplacés. Or il n'y a actuellement que 26 millions de voitures électriques dans le monde.15 Sur 1.15 milliards de voitures en 2022, ça représente un peu plus de 2%, alors que ce chiffre est en croissance exponentielle depuis 2013. Autrement dit, seule une part infinitésimale du chemin présenté dans le scénario de l'ADEME a déjà été parcouru.

Source : Statista

Centrales à batteries

Certains scénarios de transition énergétique projettent un très fort développement du stockage d'énergie dans des centrales avec batteries. C'est le cas par exemple du scénario M0 du rapport Futurs énergétiques 2050 de RTE, dont l'énergie est en très grande partie produite par le solaire et l'éolien.16

Cela s'explique par le fait que les panneaux solaires et les éoliennes ne produisent pas de l'électricité tout le temps. On ne peut pas les activer quand on en a besoin. Donc dans un système avec beaucoup d'énergies renouvelables, il y a des moments où la production d'énergie pourrait être inférieure à la demande. Cela peut causer des blackouts, ce que les entreprises et les gouvernements considèrent comme inacceptable.17 Pour éviter les pannes, on peut stocker de l'eau dans les barrages, importer de l'électricité, ou encore construire des centrales à batteries.

Crédits : Sandia National Laboratories CC0

Cette transformation est déjà en cours : le marché des centrales à batteries se développe très vite. Aux États-Unis, son volume a été multiplié par 3.5 entre 2014 et 2015, et par 2 entre 2021 et 2022.18 Mais les scénarios de RTE estiment que même pour des mix électriques avec beaucoup d'énergies renouvelables, les besoins de centrales à batteries en France ne seraient au maximum que de 100 GWh, contre 2900 GWh pour les voitures électriques. Le scénario M0 n'a pour sa part que 26 GWh, ce qui est 111 fois inférieur à la capacité de stockage nécessaire pour les voitures.

Ainsi, si le développement de centrales à batteries pour la transition énergétique accroîtra probablement la demande mondiale de lithium, c'est sans commune mesure avec l'augmentation colossale que génèrerait le remplacement des véhicules thermiques. Il n'y aurait donc aucune contradiction à être contre la création de nouvelles exploitations de lithium et pour le développement de centrales à batteries.

Avenir de la production de lithium et de matériaux pour la transition énergétique

Comme les résultats des simulations dépendent d'une multitude d'hypothèses sur la demande énergétique, la croissance économique ou encore les systèmes de transport, les prévisions de la demande future de lithium diffèrent. Mais une chose est certaine : pour les gouvernant·es et les capitalistes, elle devrait augmenter massivement.

L'ADEME estime ainsi que si 80% des véhicules français sont des véhicules électriques légers en 2060, la demande de lithium et de cobalt françaises seraient multipliées par 10 19. De son côté, l'Agence Internationale de l'Énergie (IEA) a tenté de quantifier l'augmentation de la demande de métaux dûes aux technologies vertes si le monde respectait les objectifs climatiques de l'Accord de Paris (limiter le réchauffement à moins de 2°C). L'IEA prévoit que la demande de minéraux "critiques" serait multipliée par 6 entre 2020 et 2040. Les politiques déjà déclarées par les États amèneraient à une multiplication par 2. Ces augmentations seraient largement tirées par la demande de lithium, qui serait multipliée par 42 entre 2020 et 2040 dans son scénario "Net Zero".20

Source : International Energy Agency

Ces constats extrêmement inquiétants peuvent être mis en balance avec d'autres faits. Des travaux récents montrent que dans une économie mondiale où les énergies fossiles auraient été entièrement remplacées par des énergies renouvelables, la quantité totale de matière extraite de la Terre diminuerait considérablement. Cette diminution serait causée par la fermeture des infrastructures d'extraction d'énergie fossiles. Toutefois, celle extraite pour le secteur du transport serait presque multipliée par 2.21

Source : Watari et al. (2021). Sustainable energy transitions require enhanced resource governance.

Mais on peut sérieusement douter de ce genre de projections rassurantes. Premièrement, les industries pétrolières réalisent dès aujourd'hui des investissements qui devront être rentabilisés sur le long terme, il y a donc toutes les chances que les nouvelles sources d'énergie et les technologies vertes s'additionnent plutôt que ne se substituent.22 De fait, en 2023, les nouvelles capacités de production d'énergie renouvelables suffisent à peine à satisfaire l'augmentation de la demande énergétique mondiale. Deuxièmement, il faut garder à l'esprit qu'une mine provoque des dommages écologiques et sanitaires irréversibles. On ne peut simplement pas faire retrouver à un site minier son état antérieur. Si la quantité de matière extraite diminuait effectivement dans ce scénario, la surface de terres polluées, les déplacements de populations et les accidents augmenteraient inexorablement.

Conclusion : des futurs irréductiblement politiques

Le plus important à retenir est qu'aucune de ces projections n'est une fatalité, parce qu'elles résultent de choix politiques. Certes il n'existe aucun scénario de transition énergétique assumé comme décroissant,23 et les mesures de sobriété sont rarement prises au sérieux dans les rapports gouvernementaux.24 On peut donc difficilement combattre nos adversaires sur le même terrain. Mais par exemple, le scénario pour 2050 de l'association Négawatt ne projette qu'une augmentation de 54% de la demande de lithium française.25 C’est le cas parce que les auteur·rices ne cherchent pas à électrifier l’intégralité des véhicules, adoptent de nombreuses mesures pour réduire la place de la voiture dans les mobilités et pour réduire le nombre de km parcourus par personne. D'autres futurs encore sont possibles, mais ils ne pourront pas s'imposer sans rapport de force.


  1. L’Usine Nouvelle. (2017). [Infographie] De surprenantes matières critiques. www.usinenouvelle.com. https://www.usinenouvelle.com/article/infographie-de-surprenantes-matieres-critiques.N563822 ↩︎

  2. United States Geological Survey & National Minerals Information Center. (2023). Mineral Commodity Summaries 2023. United States Geological Survey. https://doi.org/10.3133/mcs2023 ↩︎ ↩︎ ↩︎

  3. MineralInfo. (2020). Le marché du lithium en 2020: Enjeux et paradoxes | MineralInfo. Retrieved 14 January 2024, from https://www.mineralinfo.fr/fr/ecomine/marche-du-lithium-2020-enjeux-paradoxes ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎

  4. Hache, E., Simoën, M., & Sokhna, S. G. (2018). Electrification du parc automobile mondial et criticité du Lithium à l’horizon 2050. ADEME. https://librairie.ademe.fr/mobilite-et-transport/3803-electrification-du-parc-automobile-mondial-et-criticite-du-lithium-a-l-horizon-2050.html ↩︎ ↩︎

  5. Battery storage power station. (2024). In Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Battery_storage_power_station&oldid=1195848239 ↩︎

  6. International Energy Agency. (2023). Trends in batteries – Global EV Outlook 2023 – Analysis. International Energy Agency. https://www.iea.org/reports/global-ev-outlook-2023/trends-in-batteries ↩︎

  7. InfoDurable. (2022, October 25). L’extraction de lithium, un procédé énergivore et gourmand en eau. https://www.linfodurable.fr/environnement/lextraction-de-lithium-un-procede-energivore-et-gourmand-en-eau-34895 ↩︎ ↩︎ ↩︎

  8. Maresca, S., & Parodi, C. (2024). La mine de lithium à la loupe: Violations des droits et saccages à Fiambalá. Strike. https://www.strike.party/articles/la-mine-de-lithium-à-la-loupe-violations-des-droits-et-saccages-à-fiambalá ↩︎

  9. European Commission. (2023). European Critical Raw Materials Act. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_23_1661 ↩︎

  10. Imerys. (2022). En lançant un projet d’exploitation de lithium en France, Imerys apporte sa pierre à l’édifice de la transition énergétique. https://www.imerys.com/fr/articles/en-lancant-un-projet-dexploitation-de-lithium-en-france-imerys-apporte-sa-pierre-ledifice ↩︎

  11. Deloitte Sustainability, British Geological Survey, Bureau de Recherches Géologiques et Minières, & Netherlands Organisation for Applied Scientific Research. (2017). Étude sur la révision de la liste des Matières Premières Critiques. Résumé analytique. Commission européenne. https://ec.europa.eu/docsroom/documents/25421/attachments/1/translations/fr/renditions/native ↩︎

  12. Imerys. (2023). An introduction to Imerys. https://www.imerys.com/public/2023-02/An-introduction-to-Imerys_Presentation_February2023_English.pdf ↩︎

  13. Les calculs suivants ont été réalisés à partir des statistiques présentées plus tôt dans l'article. ↩︎

  14. Hypothèse choisie arbitrairement pour refléter un tournant mondial vers les transports en commun plutôt que l'automobile ↩︎

  15. Statista. (2022). Stock de voitures électriques Monde | Statista. https://fr.statista.com/statistiques/636648/voitures-electriques-stock-monde/ ↩︎

  16. Veyrenc, T., & Houvenaguel, O. (2021). Futurs énergétiques 2050—Principaux résultats. RTE. https://assets.rte-france.com/prod/public/2021-12/Futurs-Energetiques-2050-principaux-resultats.pdf ↩︎

  17. Mais on peut imaginer des futurs où l'on priorise les usages de l'énergie, voir par exemple Lopez, F. (2022). À bout de flux. Divergences. https://www.editionsdivergences.com/livre/a-bout-de-flux ↩︎

  18. Wikipedia. (2024). Battery storage power station. In Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Battery_storage_power_station&oldid=1195848239 ↩︎

  19. Vidal, O., & d’Hugues, P. (2022). Scénarios de transition énergétique et demande de matériaux. Ressources et usages du sous-sol dans la transition énergétique. https://www.youtube.com/watch?v=oYo0HVm0Ao4 ↩︎

  20. International Energy Agency. (2022). Executive summary – The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions—Analysis and Key findings. International Energy Agency. https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions/executive-summary ↩︎

  21. Ritchie, H. (2023, October 30). The low-carbon energy transition will need less mining than fossil fuels, even when adjusted for waste rock. https://www.sustainabilitybynumbers.com/p/energy-transition-materials ↩︎

  22. Fressoz déploie une argumentation similaire à propos de la recherche de débouchés sous le capitalisme, dans Fressoz, J.-B. (2024). Sans transition: Une nouvelle histoire de l’énergie. Seuil. ↩︎

  23. Pour l'impensé de la croissance économique dans les scénarios mondiaux, voir notamment : Keyßer, L. T., & Lenzen, M. (2021). 1.5 °C degrowth scenarios suggest the need for new mitigation pathways. Nature Communications, 12(1), Article 1. https://doi.org/10.1038/s41467-021-22884-9 ; Cointe, B., & Pottier, A. (2023). Understanding why degrowth is absent from mitigation scenarios. Revue de La Régulation. Capitalisme, Institutions, Pouvoirs, 35, Article 35. https://journals.openedition.org/regulation/23034 ; Hickel, J., Brockway, P., Kallis, G., Keyßer, L., Lenzen, M., Slameršak, A., Steinberger, J., & Ürge-Vorsatz, D. (2021). Urgent need for post-growth climate mitigation scenarios. Nature Energy, 6(8), 766–768. https://doi.org/10.1038/s41560-021-00884-9 ; Kuhnhenn, K. (2018). Economic growth in mitigation scenarios: A blind spot in climate science. Heinrich Böll Stiftung, 25. https://www.boell.de/sites/default/files/endf2_kuhnhenn_growth_in_mitigation_scenarios.pdf ↩︎

  24. Plusieurs analyses convergent à ce propos, pour les stratégies nationales énergie-climat déposées auprès d'instances internationales : Zell-Ziegler, C., Thema, J., Best, B., & Wiese, F. (2021). Sufficiency in transport policy: An analysis of EU countries’ national energy and climate plans and long-term strategies. ECEEE Summer Study Proceedings. ; Zell-Ziegler, C., Thema, J., Best, B., Wiese, F., Lage, J., Schmidt, A., Toulouse, E., & Stagl, S. (2021). Enough? The role of sufficiency in European energy and climate plans. Energy Policy, 157, 112483. https://doi.org/10.1016/j.enpol.2021.112483 ; Lage, J., Thema, J., Zell-Ziegler, C., Best, B., Cordroch, L., & Wiese, F. (2023). Citizens call for sufficiency and regulation—A comparison of European citizen assemblies and National Energy and Climate Plans. Energy Research & Social Science, 104, 103254. https://doi.org/10.1016/j.erss.2023.103254 ; Négawatt. (2022). Sufficiency’s integration into climate and energy strategies. https://2050pathways.org/resource-hub/sufficiencys-integration-into-climate-and-energy-strategies/ ↩︎

  25. Négawatt. (2022). La transition énergétique au cœur d’une transition sociétale. Négawatt. https://negawatt.org/IMG/pdf/synthese-scenario-negawatt-2022.pdf ↩︎