Drogue

Strike - Recueil d'articles


"Fumée Blanche"

Ce texte présente l'enquête sur la question du crack à Paris et sur le rôle de la lutte contre la drogue dans les nouveaux paradigmes de prise en charge des populations jugées excédentaires.

Fumée blanche devant la chapelle Sixtine

La papauté s'enrichit, à Stalincrack ça crache de la fumée blanche et ils disent tous habemus papam

Plusieurs hypothèses de départ

Comment la question de la répression et la prise en compte de cette problématique du commerce du crack sur Paris rencontre un nouveau paradigme de prise en charge publique, sécuritaire et médico-sociale des populations jugées comme excédentaires à la métropole ? Et comment cette thématique rencontre des soucis de gestion de la métropole liés à des événements centraux de la vie urbaine, comme la question des Jeux Olympique qui vont se dérouler dans le courant de l’année 2024 en région parisienne ? Est-ce qu’il serait possible de saisir les nouvelles orientations des autorités pour gérer la question des drogues et en quoi ces paradigmes peuvent avoir un lien avec les redéploiements sécuritaires et les dynamiques que nous constatons au sein d’une institution comme la police ?

Le crack à Paris cristallise tout un discours médiatique et politique du dysfonctionnement de l’État et permet donc un redéploiement des dynamiques de contrôle des populations jugées excédentaires, tout en nourrissant un discours de la peur démagogique qui oppose un « nous intégré » (honnêtes travailleur.ses et citoyen.nes) à une « faune de déclassé.es» asociale et dysfonctionnelle. Cette enquête permettra de saisir les paniques civilisationnelles et souvent racistes nous paraissant essentielles pour comprendre comment se construit un discours social sur les minorités et sur leur gestion quand elles sont considérées comme dysfonctionnelles. Nous partirons donc de l’hypothèse que cet objet d’étude est un poste d’observation idéal pour saisir les nouvelles formes de discours social et médiatique concernant les populations excédentaires, non intégrées aux régimes normés des rapports sociaux capitalistes.

Le crack véhicule de manière paradigmatique tous les stigmates sociaux liés à la problématique des drogues. Drogue par excellence de la marginalité, drogue des pauvres, elle cumule toutes les obsessions démagogiques que le citoyen.ne intégré.e associe aux drogues. Violence, pauvreté, déchéance, visibilité sociale. Il s’agira donc de comprendre en quoi la perception de cette drogue est comme un précipité du discours politique et médiatique du « problème social de la drogue ».

Nous essayerons ainsi de comprendre par notre enquête, au contact des personnes gravitant autour de cette question (associations promouvant la réduction des risques, acteur·rices médico-sociaux·les, personnels psychiatriques, psychologues, assistant.es sociaux.les, médecins, policier.es ?)les dynamiques récentes constatées dans la prise en charge de ces questions. Nous verrons s’il est possible de rentrer en contact avec des personnes directement concernées par cette question de la prise du crack, malgré la difficulté d’une enquête touchant au plus près une population soumise à une grande marginalité et souvent atteinte de toutes sortes de problèmes psychiatriques et victime d’un grand nombre de comorbidités.

Nous essayerons aussi de rentrer en contact avec les différents représentant.es ou acteur·rices de ce qui s’est constitué, depuis que le problème du crack touche la métropole, comme une politique des riverain·es, à savoir toute une nébuleuse d’associations de riverain·es, d’acteur·rices de terrain, essayant de s’organiser pour contrer les nuisances provoquées par l’installation d’un commerce du crack dans leur quartier. Il sera aussi intéressant d’essayer de comprendre les différentes dynamiques politiques, sociales et idéologiques qui traversent ce genre de subjectivités. Terrain propice à une politisation démagogique et sécuritaire, est-ce que ce genre de mobilisation est le laboratoire d’une nouvelle subjectivité d’extrême droite, centré sur la sécurité au quotidien d’une population intégrée en butte à l’anomie ? Il serait aussi intéressant de se demander s'il n’y a pas, dans ce genre de mobilisations, toute une dynamique de valorisation capitaliste de l’espace urbain (rôle des promoteur·rices immobilier·es, des petit·es et gros·ses propriétaires soucieux·ses de la valorisation de leur bien dans ce genre de mobilisations).·

Rencontrer des élu·es en charge de ces questions, notamment dans le cadre des différents plans anti-crack à Paris depuis 2019, aussi bien au sein de l’Agence Régionale de Santé (ARS), de la préfecture d’Ile-de-France et de Paris, de la préfecture de police, du parquet de Paris, de la Ville de Paris, et de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA). Notre impression, et c’est surement aussi une intuition à préciser à travers le processus d’enquête, c’est que ces différents projets de lutte contre le crack à Paris, rencontrent aujourd’hui une nouvelle dynamique et une plus grande volonté publique, en raison notamment de l’échéance des Jeux Olympiques à Paris, où la question des scènes ouvertes de consommation de crack dans le nord-est parisien, lieu où de nombreuses compétitions olympiques vont se dérouler, est de plus en plus considérée comme inadmissible. Il en va de l’image mondiale de la métropole parisienne. En ça, cette question rejoint d'autres thématiques liées notamment à la capacité, notamment sécuritaire, d’une ville à vocation mondiale comme Paris de gérer les grands événements du capitalisme mondialisé.

Toute époque élève sa figure du drogué.e privilégié.e. Du toxicomane poète à l'administrateur des colonies, jusqu'au jeune de banlieue ; indéniablement la figure privilégiée de notre temps. Mais il existe aussi une autre figure possible du « drogué.e» : le chef d’entreprise, le cadre dynamique, le conducteur de métro ou l’ouvrier.ère du bâtiment, sans parler d’autres catégories plus convenues (artistes, écrivain.es, journalistes, etc.). Mais quelque chose contrevient à l’image du drogué lorsque nous envisageons ces personnes bien intégrées qui s’adonnent à la drogue : c’est l’incapacité dans laquelle nous nous trouvons de concevoir qu’un individu qui consomme des stupéfiants en quantité importante puisse également mener, sans trouble majeur, une activité quotidienne exigeante qui ne soit pas totalement marquée par les immanquables ravages de la drogue (irresponsabilité, méfiance, ostracisme, clochardisation, etc.). Ces situations dans lesquelles des individus se débattent dans leur rapport privé au produit, sans que le monde extérieur n’en soit averti, que personne ne s’en doute ou ne s’en soucie, sont assez fréquentes.

Posons-nous donc la question : la drogue poserait-elle problème si elle n’était immédiatement associée à une série d’attentes socialement définies comme des indices de déchéance ? Ou si ses usages restaient totalement cantonnés au domaine privé ? Une des caractéristiques du « problème de la drogue » réside donc dans une certaine attente sociale définissant ce qu’est un.e drogué.e et ce qui constitue sa visibilité ? Cette visibilité, c’est celle qui nous permet de distinguer, dans la rue comme dans les circonstances banales de la vie quotidienne, l’apparence du toxicomane. Il paraît évident qu’en appliquant ces critères, on ne court guère le risque de détecter ces personnes bien intégrées dans le marché capitaliste du travail et pourtant droguées, mais qui s’arrangent pour contrôler l’administration de ses doses au cours de la journée et poursuivre ainsi une activité efficace

Ce qui fait le toxicomane, c’est donc essentiellement l'image sociale qui correspond à son repérage public ; et tout usage intensif de stupéfiants ne donne pas systématiquement lieu à ce repérage. Ce qui conduit à dégager une autre caractéristique de ce qui fait de la drogue un « problème » : la réaction sociale (celle des proches ou celles des organes de répression) et le jugement qui l’accompagne (qui ne porte pas sur l’abus de substances stupéfiantes en soi). Or, cette réaction et ce jugement dépendent de l’idée qu’un corps social a de ce que ferait « la » drogue dans son processus de désocialisation. Il est évident dans ces conditions que la question du crack remplit toutes les caractéristiques d’une drogue propice à la constitution d’un « problème social ». Drogue conçue comme une drogue de la déchéance, elle est de plus, dans ses usages posant « problème », fumée en extérieur, favorisant de véritables lieux de consommation et de vente ouverts. Une enquête visant à clarifier la question et la constitution du « problème de la drogue » et de la répression qui l’accompagne nécessairement quand nous l’envisageons sous cette catégorie de « problème », ne peut faire l’impasse sur la question du crack, tant ce produit catalyse tous les fantasmes qui permettent de stabiliser cette question des drogues sous une forme sociale. Nous viserons donc à clarifier les conditions de constitution de la question du crack comme un problème social paradigmatique de la question de la drogue quand elle est envisagée du point de vue de l'État.

Le crack représente donc l’objet d’étude parfait pour saisir les phénomènes sociaux et politiques que l’on regroupe sous le syntagme du « problème de la drogue ». Bien qu’il existe, malgré une certaine représentation commune, de multiples manières de consommer du crack, des plus intégrées dans le domaine de l’intime et n'entraînant pas de conséquences visibles dans l'espace public, aux plus exposées dans le domaine public, celles qui suscitent le plus les commentaires et les préoccupations des services sociaux, médicaux et répressifs de l’État, sont celles qui se déroulent dans des espaces ouverts, où une population, le plus souvent dans une extrême précarité, vient consommer le produit à même la rue dans ce qui est appelé des « scènes ouvertes de vente et de consommation ». La colline du crack à La Chapelle, la Rotonde à Stalingrad, le Parc Eole dans le 19ième, et pour le plus récent le parc de la Villette, autant de lieux où se réunit une population de « crackers » (consommateur de galette de crack vendue à l’unité) venant acheter leur dose à des « modous », doses qui, pour la majorité des consommateur.trices, sont consommées sur place. Point de fixation de toute une population en déshérence reconstruisant dans des espaces semi-tolérés par les autorités des communautés de réprouvé.es s’organisant tant bien que mal pour reconstruire du lien autour de la consommation de cette drogue.

Synthèse

Reprise des différentes questions

  1. Est-ce que nous pouvons repérer, à travers les différents plans anti-crack à Paris, un paradigme de prise en charge (médico-sociale, politique, sécuritaire) des populations jugées excédentaires de la métropole ?

  2. Comment s’articulent et se transforment les différents discours médiatiques, sociaux et idéologiques concernant un « problème social de la drogue », symptomatique de panique sociale et identitaire travaillé par des discours civilisationnels et bien souvent racistes ?

  3. Est-ce que nous pouvons déceler, par la médiation de cette question, des transformations d’une institution comme la police dans son rapport aux différents segments de la société, et notamment dans son rapport aux populations migrantes, racisées, « sans papiers » ?

  4. Nous pourrions élargir notre enquête en nous intéressant à l’augmentation du pouvoir et du rôle de contrôle social et répressif de la police dans ce contexte de « guerre contre la drogue » et se demander plus largement quelle pourrait être une nouvelle politique de la drogue au-delà de la répression et de la prohibition ? Ouverture sur les expériences politiques menées dans différents pays et dans différents contexte (Pays bas, Portugal, Suisse, New York)

Lieux d’enquête

  1. Personnes travaillant au contact des crackers (travailleur·ses sociaux·les (CAA·UD, CSAPA), psychologues, psychanalystes, psychiatres, médecins (hôpital Marmottan)

  2. Différents acteur·rices institutionnel·les ayant un rapport avec les différents plan anti-crack Paris (l’ARS, de la préfecture d’Ile-de-France et de Paris, de la préfecture de police, du parquet de Paris, de la Ville de Paris, et de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives)

  3. Les acteur·rices des différentes associations impliquées dans la réduction des risques (ASUD, Act Up paris, différentes personnalités impliquées sur les questions de la drogue)

  4. Les différents groupes qui se sont formés sur la question de la « défense de riverain·es » (la brigade des pères, groupe de riverain·es de la chapelle, du parc de la Villette, de Stalingrad)

  5. Journalistes qui traitent de ces questions dans différents médias

  6. Les consommateur·rices de cracks et les modoux sur les lieux de scène ouverte de vente et de consommation

Appel à contribution

Nous rappelons que cette enquête est ouverte à tous et toutes, si certaines personnes lisant ce texte de présentation veulent nous rejoindre pour y participer, iels peuvent nous contacter sur : enquete-militante@club1.fr. Nous serons ravi·es de travailler ensemble.


13 Block, Elise Lucet et Tibo inshape : Comment construit-on un imaginaire social sur la vente de drogue ?

Comment parle-t-on de la drogue aujourd'hui ? Qu'est-ce qui façonne sa représentation dans l'imaginaire collectif dominant. Essayons, à travers trois exemples symptomatiques de cette structuration, de définir ce que pourrait être une forme adéquate d'imaginaire des drogues. Une réponse politique adéquate et proportionnée en dépend.

«Descente de keufs sur le terrain d'peuf/ Échange de tirs au-dessus des beujs/ Compte se règlent plus de mères en deuil/ On vit cette merde c'est pas du bluff/ Sevran dans l'excès d'erreurs/ Cette ville est infestée d'dealers/ Zombies comme consommateurs/ On vit cette merde c'est pas du bluff/»

Crack Spot, 13 Block

« C’est pas du bluff », c’est vraiment ce qu’on vit, la stricte réalité du trafic de drogue dans sa violence parasitaire et anomique ! Mais comment se structure cette réalité dans sa représentation ? Comment se construit notre imaginaire collectif sur ces questions ? Imaginaire et représentation des drogues que nous envisageons comme une évidence intuitive. Nous sommes tous traversés par des images, des fantasmes sur cette réalité. Quand on travaille sur la question des drogues, on ne peut faire l’économie de sa représentation. Après tout la drogue est une question qui concerne tout le monde et sur laquelle chaque personne a un avis. Elle est une réalité menaçante plus ou moins abstraite ou éloignée. Chaque classes sociale, chaque groupe culturel, quel que soit le lieu géographique où ils évoluent ont quelque chose à dire sur la drogue, leurs imaginaires sont structurés par des représentations qui permettent de se situer face à un phénomène social et d’envisager les solutions politiques qui permettraient d’y répondre.

Le rap, par la force de ses images et de sa narration, permet « d’angler » une réalité perçue comme la seule effective car la seule qui peut être dite. La structure narrative et la force poétique de ses images, a surement, avec le cinéma et les séries (pensons par exemple à The Wire ou à Scarface qui ont diffusé aussi, par un jeu de renvois avec le rap d’ailleurs, de puissants tropes symboliques qui cadrent notre représentation du trafic de drogue actuel), cette capacité de forcer une narration pour donner à voir une réalité. Quartier en guerre, mère en pleurs, règlement de compte, obsession de l’argent facile, univers de la bande au masculin, ancré dans une culture de la violence et de la masculinité triomphante et toxique, omniprésence contradictoire du trafic de drogue comme réalité tant subie que valorisée. Il y a bien sûr un jeu spéculaire et spectaculaire de distance carnavalesque dans les formes outrées que peuvent prendre les représentations du trafic de drogue dans le rap. Personne ne pense sérieusement que Kaaris se balade dans son coupé sport kalachnikov à la main pour contrôler le quartier. La majorité des auditeur·rice·s le savent, même les plus jeunes garçons des cités populaires reléguées que les « entrepreneur·e·s de morale » instrumentalisent dans des campagnes médiatiques aux relents racistes visant à criminaliser le rap comme vecteur de délinquance et de décadence.

On peut bien sûr affirmer que ce type de rap n’est pas neutre idéologiquement et émettre un point de vue moral ou politique sur ce déchainement de violence masculiniste, de culture de l’appropriation proto-capitaliste d’un quartier et d’un marché dérégulé et de culte d’une certaine consommation ostentatoire et revancharde, mais ça reste malgré tout un désir caractéristique d’une forme de vie propre à des populations délégitimées, qui s’intègrent à des normes de réussite qui ne sont pas en totale rupture avec le modèle néolibéral promu par notre société mais qui garde cette charge subversive choquant le bourgeois·es par l’outrance carnavalesque qui reprend ses valeurs en les caricaturant dans l’excès. Notre monde est celui de la réussite individuelle, de l’argent comme seule valeur et de la rapacité d’une forme de conquête. Nous l’avons intégré et vous allez être choqués par la manière dont nous allons les surjouer ; elles ne seront plus policées par le « surmoi » de la respectabilité bourgeoise. Comme si le rap était une sorte de révélateur cru du « ça » de notre société, que des jeunes qui en sont exclus jettent à la gueule d’une vielle bourgeoisie, sans le filtre hypocrite et moraliste qui contraint encore celle-ci à une certaine respectabilité ; vieille bourgeoisie tout aussi rapace (et à une toute autre échelle et à un tout autre niveau industriel et sophistiqué) mais sachant maîtriser les codes de la bienséance pour évoluer et réussir dans des marchés bien plus structurant et centraux du mode de production capitaliste actuel.

Ce qui reste intéressant et proprement fascinant dans les textes de 13 Block, groupe de rap originaire de Sevran (ville connue pour être une des plaques tournantes du trafic de drogue en Ile-de-France) c’est que cette ambivalence du marché de la drogue, portée par une production trap aux structures rythmiques agressives et entêtantes, ressort des textes mêmes, où la dureté de l’aliénation de la vie de dealer est retranscrite sans fard. Aucun jugement moraliste ou paternaliste sur cette vie, c’est la réalité du quartier, la réalité de nombreux jeunes qui ne connaissent bien souvent que ce seul modèle de réussite. Mais une distance critique, une certaine « vibe » blasée et dépressive, qui permet de décrire, jusque dans la structure répétitive des beats trap caractéristiques de ce type de production « quartier » parlant de drogue et de violence, la monotonie et l’aspect lobotomisant du travail sérialisé du petit dealer de drogue pris dans toute une chaine hiérarchique du réseau et dans la routine du travail aliéné. 13 block ou le spleen du dealer.

« J’arrive pas à dormir, j’arrive pas à dormir/ J’fais que tourner, j’fais que de zoner/ […] Manque de sommeil, Manque de sommeil/ J’me lève tôt, j’me couche tard, j’ne vis que pour l’oseille/ Manque de sommeil, Manque de sommeil/ […] Zé-zéro crédit dans la street/ Mais ils arrivent à appeler les keufs/ Tu nies mais y'a nos blases sur la feuille/ Fils de putain ferme ta gueule !/ Tu veux ta place sur le rincif ? Avoir un bon poste sur le rincif ?/ Soit prêt à toute heure mon négro/ J'espère qu't'as pas sommeil mon négro Fumer un opposant négro/ […] Faire du biff de toutes les façons négro/ Belek au serpent à té-co/ J'ai des cernes au visage, cernes au visage/ Les sous c'est l'problème/ L'issue faut que j'en prenne/ À fond dans ce domaine Responsable d'un commerce/ Souvent baisse de ventes faut que j'en perde le sommeil/ J'vois plus trop le daron j'vois plus trop la daronne/ J'te-ma le plafond, sentant que j'leur fais peur/ Sa gamme est fermée mais pas complètement/ Tiens avant de trer-ren, shit sur les vêtements/ Sache que les OG j'les ffe-ki comme mon fils/ Mental est très fort et surtout armé/ Vaut mieux porter ses couilles que de les traîner/ Vaut mieux porter ses couilles que de les traîner/ Manque de sommeil ils ont serré l'petit/ Lors de cette lutte acharnée contre la drogue/ Et on connait la chanson, il voudra se ranger/ En sortant devenant plus catholique que le pape/ »

Insomnie, 13 Block

Ainsi le rap, par sa diffusion de masse, touchant toutes les classes sociales de la jeunesse, constitue un profond cadre symbolique dans lequel s’inscrit notre imaginaire dès qu’il s’agit de question de drogue, plus particulièrement quand on envisage la question de la vente et du deal dans ses échelons les plus bas et les plus surexploités ; de la vente dans les quartiers périphériques des grandes villes Françaises.

Notons quand même que si le rap construit puissamment cet imaginaire social hégémonique aujourd’hui, il est étonnamment silencieux sur la question de la drogue dans son versant de consommation, surtout dans ce qu’on a l’habitude d’appeler les « drogues dures » (cocaïne, héroïne, crack, ou autres substances différentes du cannabis ; cannabis qui lui est largement présent dans l’univers du rap – je limite ici mon analyse au rap Français). Si en effet, il est tout à fait courant de voir une sur-représentation de la bédave comme activité valorisée, la consommation des autres drogues est largement taboue (contrairement à d’autre univers musicaux, pensons à l’héroïne dans la scène jazz, ou encore l’ecstasy dans la scène électro, pour ne citer que ces deux exemples qui pourraient être complétés par d’autres univers culturels ayant développés un rapport spécifique à certaines drogues). Il y aurait surement de multiples déterminations expliquant ce relatif silence – par exemple la rapide implantation du rap Français dans les quartiers populaires dans la fin des années 80 et au début des années 90, quartiers populaires qui étaient confrontés dans ces années à une « catastrophe invisible »1 concernant l’héroïne qui avait décimé toute une génération de « grand frère ». Une jeunesse qui découvrait le rap mais qui avait aussi intégré ce tabou social ultime sur les drogues qui, mis à part le cannabis, ne devaient pas être consommées mais pouvait être dealées. Quoiqu’il en soit le rap aujourd’hui est un puissant médium de diffusion de représentation populaire sur la vente de stupéfiant.

Un autre médium est aussi hégémonique pour façonner nos imaginaires sur le deal, surtout quand ce deal concerne une substance aussi fantasmatique que le crack, objet de toutes les peurs et de toutes les paniques. Il s’agit bien sûr du discours journalistique dans ses différentes variantes (reportage télé, reportage écrit, ou « enquêtes de terrains » de type « micro-trottoir », qui se multiplient sur les réseaux sociaux ces dernières années). Nous en avons pour preuve les nombreux reportages hallucinés qui reviennent comme des marronniers journalistiques et qui pullulent aussi bien dans la presse écrite, dans les journaux télévisés que dans des vidéos YouTube d’influenceur·euse·s qui décident de se confronter au terrain d’une zone abandonnée et livrée à la vente et/ou à la consommation. Nous savons depuis que la sociologie des médias et du journalisme, ou une certaine sociologie politique, travaillent sur ces questions, qu’un problème politique et social se construit. Qu’il n’est jamais un fait brut extérieur au langage culturel et discursif qui le cadre et le rend visible. Ainsi il est intéressant de se pencher sur le discours journalistique entourant la question des drogues comme symptôme d’une vision sociale d'un phénomène ; symptôme mais aussi agent de ce symptôme et de cette perception ; conséquence mais aussi cause.

Pour cela attardons nous sur deux cas que je trouve paradigmatiques de ce discours médiatique. Deux formes de reportage qui construisent une certaine vision de la drogue dans la société, et plus particulièrement du crack, qui aujourd’hui suscite les plus grands fantasmes populaires dans son pouvoir de fascination/répulsion. Commençons par l’exemple d’un reportage diffusé dans Envoyé Spécial le 15 février sur France 2 qui nous amène à Villeurbanne dans une cité, Les Tonkin, confronté selon leur dire à un commerce de Crack.

Nous pourrons ensuite comparer la façon dont ce reportage envisage la question avec celle d’un autre reportage, diffusé sur Youtube cette fois, réalisé par l’influenceur vedette Tibo Inshape, centré quant à lui sur le phénomène de la « colline du crack » à Porte de la Chapelle à Paris.

Cette confrontation est d’autant plus intéressante que nous avons la deux acteur·rice·s médiatiques, Elise Lucet (Envoyé spécial est porté principalement par cette journaliste vedette) et Tibo Inshape, qui représente dans l’imaginaire collectif deux figures radicalement opposées dans le spectre politico-idéologique Français. D’un côté, une journaliste d’investigation intègre n’ayant pas peur de bousculer les dominants par une mise en scène spectaculaire visant à confronter ceux-ci à leur contradictions, et de l’autre une figure d’un certain discours d’une nouvelle extrême droite d’internet, valorisant la réussite individuelle, le lifestyle viriliste et ne répugnant pas à collaborer avec des grandes entreprises et le gouvernement pour promouvoir des projet institutionnel de reprise en main patriotique (SNU, collaboration avec l’armée, etc. etc.). Sur cette question des drogues et de leur représentation, les pôles de la réaction et de l’émancipation ne sont pas forcément là où on les attend.

Le reportage d’Envoyé Spécial est construit autour d’une confrontation entre habitant.e.s et dealers, que les journalistes veulent documenter mais qui pour le coup, par l’intermédiaire même des effets de mise en scène, vient conforter une vision médiatique et populaire sur la question de la drogue. Cause et conséquence du travail journalistique disions-nous… Les journalistes veulent donc documenter et mettre en scène la réaction des riverain.e.s s’opposant aux réseaux de dealers ayant pris possession du quartier. Comment ce reportage est construit et en quoi il est symptomatique d’une certaine construction sociale du problème de la drogue ? Toute la narration du reportage est construite autour d’un seul point de vue, celui des riverain.e.s mobilisé.e.s contre le marché de la drogue dans leur quartier. Nous sommes donc dans la pure immanence d’un point de vue et d’un seul, sans réflexivité critique. Comme si les consommateur·rice·s, les dealers, les gens que le commerce fait vivre, étaient extérieur à la réalité du quartier. Iels sont bien présent.e.s dans le documentaire, mais comme toile de fond menaçante, comme pur objet sécuritaire. Iels ne seront jamais élevé.e.s à la dignité de sujet de parole.

On construit un théâtre des opérations largement abstrait, dogmatique et fantasmé. D’un côté une population légitime du quartier, intégrée, propriétaire, responsable et surtout homogène socialement et idéologiquement (les camps sont bien définis et homogènes idéologiquement, aucune contradiction dans le camp du bien), et de l’autre une population anomique, largement parasitaire, de consommateur·rice·s victimes et surtout de dealers rapaces et irresponsables, largement étrangers aux quartiers et à sa réalité (si on insiste sur le fait que les consommateur·rice·s sont extérieurs au quartier - iels viennent par le tramway, pour se ravitailler – iels sont étonnamment peu présent.e.s dans ce documentaire, même comme toile de fond ou comme victime silencieuse et « zombique » qu’on évoquerait de manière paternaliste ; iels sont évacué.e.s complètement du décors pour mieux documenter et mettre en scène le narratif du combat entre riverain.e.s et dealers). On voit donc que tout le documentaire est axé sur ce face à face, entre le citoyen.ne, un riverain.e concerné.e et responsable, soucieux·se de l’avenir des enfants et des innocent.e.s, et des réseaux rapaces prêt à tout dans leur cynisme pour mettre en coupe réglée tout un quartier. Le documentaire met en scène cette confrontation et les journalistes, dans ce maelström anomique, se représentent au cœur même du documentaire comme seule médiation entre l’interpellation citoyenne des riverain.e.s d’un côté et des pouvoirs publics largement défaillants et absents de l’autre. C’est l’aspect interpellation que prend souvent le journalisme à la Elise Lucet. Et c’est vraiment sur ce point où l’on peut saisir toutes les limites problématiques que peut revêtir ce type de méthode. Une forme de journalisme qui peut bien entendu être mobilisée de manière progressiste mais qui peut tout aussi bien être détourné comme forme d’une politique citoyenniste du journaliste démago porte-parole des voix que personne n’entend, participant à une certaine vaine populiste. Forme progressiste quand l’interpellation prend pour cible des vrai.e.s dominant.e.s (patron.ne.s, politiques, hommes ou femmes de presse influents, député.e.s, etc. etc.), mais qui peut vite se complaire dans un populisme réactif quand l’interpellation vise une population marginalisée et stigmatisée. Plus généralement nous touchons là à toute l’ambiguïté des modes de politisation populiste. Quoi qu’il en soit le documentaire nous a construit une scène qui structurera une certaine perception du réel des politiques sur les drogues. Le discours politique qui est porté, jusque dans les procédés de mise en scène, dénonce une forme de laxisme coupable (toutes les interventions des riverain.e.s tournent autour d’une demande de répression et de police). Les journalistes sont présents pour écouter des riverain.e.s en demande de répression qui interpellent des pouvoirs politiques absents et défaillants. C’est ça le « réel ». Pas « dealer et consommateur » donc, comme dans le son de 13 block, mais « riverain contre dealer ». La scène est posée, comme au théâtre, l’imaginaire construit ne sera donc pas le même et la réponse politique, on s’en doute, ne prendra pas la même forme.

Comment s’y prend notre Youtuber Tibo InShape face à cette même question ? Étonnamment, malgré toute son passif et sa réputation réactionnaire (très largement méritée), il a su "angler" son travail sur la question de la colline du crack en déjouant tous ces poncifs journalistiques qui reviennent comme les hirondelles au printemps quand les médias mainstream envisagent la question des drogues. Bien sur le titre de sa vidéo, « Il consomme la pire dr0gue au monde », répondant à une logique putassière du clickbait, est désastreux, mais il serait malhonnête de s'arrêter à ce seul problème. Car après avoir évoqué la détresse des riverain.e.s qu’il décident d’interroger, détresse qui est une vraie question et qui ne peut être évacuée dans une sorte d’empressement gauchiste, Tibo dézoome la question (c’est ce que j’évoquais quand je parlais de réflexivité critique pour sortir d’une sorte d’immanence du point de vue) pour se confronter à d’autres sujets de parole, qui ne sont donc plus évoqués comme pur objets qu’on envisage de l’extérieur ; objets victimaires, les consommateur·rice·s en l’occurrence ventriloqués de manière paternaliste, ou objets sécuritaires, les grands réseaux de drogues « parasitaires » qu’il faut déloger et détruire (ambiance martiale quand on fait appel à l’Etat). Il fait l’effort tout simplement d’aller parler aux concerné.e.s, que ça soit les accompagnant.e.s (psy, assistant.e.s sociaux·ales, bénévoles, etc.) évoluant autours des scènes ouvertes de consommation et de vente de drogue ou encore les consommateur·rice·s de ces mêmes drogues. Il se risque même à aller parler aux fameux « modoux » (mot wolof qui désigne un marchand ambulant et par extension un « débrouillard ») qui squattent toute la journée sur la colline du crack pour vendre de la drogue. Avec toute la naïveté qui le caractérise (et qui est largement surjouée) il fait l’effort de multiplier les récits pour croiser les points de vue. Nous ne sommes plus dans un face à face simpliste entre deux populations largement extérieures l’une à l’autre, dont l’une serait porteuse d’une histoire et d’une profondeur narrative, capable de parole, et l’autre, largement parlée par l’un des camps en présence, comme population hostile et donc envisagée que sous la forme sécuritaire de l’anéantissement. La mise en scène du milieu auquel Tibo se confronte, consiste à multiplier les voix, à envisager différents points de vue, exposé par superposition des narratifs. Par cette multiplication nous sortons de la simplicité du discours martial et sécuritaire. La situation est bien plus compliquée qu’on ne le pense. Il y a des continuités d’intérêt entre les différentes positions subjectives, rien ne peut se résumer, en ce qui concerne la question spécifique de la politique des drogues, à un empressement droitier construisant la simplicité d’un « problème » que pose une population et qu’une reprise en main sécuritaire permettra de solutionner. Vision très dogmatique et théorique d’un « problème » que vient régler une « solution ». Une vision absolument centrale dans les raisonnements technocratiques aussi bien que populistes, ultra-dominants en Europe depuis au moins deux décennies.

Nous assistons la peut-être à toute l’ambivalence d’une attitude propre à des leader·euse·s « normie » libéraux ou de droite, qui par leur volonté de ne pas théoriser la question (ils refusent ce qu’ils pensent être de l’idéologisme de gauche) et d’en rester à des platitudes moralistes (mais aussi d’une certaine façon à une forme d’immédiateté sensible), peuvent paradoxalement tenir des discours de « bon sens » moral et sensible (avec toute l’ambiguïté a-critique que possède ces termes) moins réactionnaire ou tout du moins, moins dogmatique et problématique, dans un sens comme dans un autre, que certaine vision aprioriste et théorique de gauche travaillée par des certitudes non dialectisées ni tempérées par un travail de terrain. Une forme d’intuition de classe (rappelons que pas mal d’influenceur·euse·s libéraux « normie » ou de droite sont d’origine populaire) qui dépasse la conscience politique et théorique d'une certaine gauche…

Quoiqu’il en soit entre Elise Lucet, notre GOAT journalistique des médias mainstreams, championne de l’interpellation spectaculaire et progressiste des dominants, et Tibo InShape, l’infame normie réactionnaire et masculiniste, promoteur des fantasmes guerriers de la macronie (réputation, redisons-le encore une fois, tout à fait justifiée), il faut bien avouer qu’en l’occurrence sur cette question spécifique de la narration du réel de la drogue, les positions entre réactions et émancipations se sont quelques peu inversées (coucou Usul)…


  1. La catastrophe invisible: histoire sociale de l'héroïne (France, années 1950-2000), Kokoreff, Peraldi et Coppel, Amsterdam Éditions, 2018 ↩︎