Strike

Collectif d'enquêtes militantes

Présentation de Strike

Strike est un collectif d'enquêtes militantes. Il rassemble des personnes qui souhaitent utiliser l'enquête comme une méthode pour militer autrement. L'enquête militante, réalisée dans les luttes et pour les luttes, se différencie de l'enquête journalistique ou sociologique. Sous cette forme, l'enquête est aussi un espace de rencontres et d'échanges au-delà du monde militant et propose d’investir des terrains politiques parfois inattendus.

Avril 1880, France, Karl Marx conçoit une "enquête ouvrière" à la demande de La Revue Socialiste. Cette enquête ouvrière n'est pas la première enquête militante. Dès les années 1840, à côté des enquêtes dirigées par des capitalistes, des philanthropes ou l'État, les ouvriers constituent des questionnaires sur leurs conditions de vie et de travail. L'originalité de cette enquête est de proposer un questionnaire informé par la critique de l'économie politique : des conditions de vie à la comptabilité domestique, en passant par la discipline d'usine, la division technique du travail, les formes de résistance et d'insubordination, tous les thèmes de la critique marxiste du capitalisme s'y retrouvent. Envoyé aux 20 000 lecteur·ices de La Revue Socialiste, le questionnaire n'a reçu aucune réponse et Marx n'a rien pu en faire. Pourtant, il a continué à vivre dans de nombreux pays, en étant à chaque fois modifié pour correspondre à la situation.

Dans un présent fracturé de toutes parts, nous pensons que l'enquête militante peut servir d'appui pour construire des futurs désirables. Nous la voyons comme un cheminement, l'occasion de composer de nouvelles alliances. L'enquête militante ne se limite pas à la connaissance des conditions dans lesquelles nous vivons, elle vise surtout à ouvrir des possibles en termes de conscience et de politisation. Nous n'avons pas le monopole de l'enquête, elles traversent déjà le militantisme sous de nombreuses formes mais elles sont souvent invisibilisées. C'est pourquoi Strike propose de donner un espace à ces enquêtes.

Dans un contexte où chaque parcelle du désastre impose une implication forte, le sentiment d'une urgence permanente met à l'épreuve les collectifs et les individus. En réponse à cela, nous voyons l'enquête comme un moyen d'établir des temporalités militantes moins dépendantes de l'actualité.

Strike associe plusieurs groupes qui enquêtent sur des thématiques ou des mobilisations diverses (l'industrie minière, les territoires de la drogue, l'agriculture ou encore la logistique). Iels se retrouvent pour partager leurs expériences et leurs constats. De ces pratiques émergent des textes, des entretiens, des traductions, des podcasts ou des vidéos avec une volonté de faire varier les formes et les contenus. 

Alors que les conditions d’habitabilité de la planète sont menacées par le capitalisme du désastre, les réponses gouvernementales à la crise globale renforcent l’État policier. Les gouvernements – à commencer par celui de la France – tendent à substituer un nouveau pacte racial entre des fractions du prolétariat blanc et de la bourgeoisie à l'ancien compromis de classe fondé sur l'État social et le parlementarisme. 

À l'heure où la transition énergétique est à l'agenda des gouvernements, la défense des intérêts du capital rend impossible toute transition écologique radicale. Le business-as-usual tout comme leur transition énergétique conduisent à la destruction des mondes sauvages et des vivants qui les habitent. L'avenir à affronter est celui d’un apartheid climatique, d’un monde scindé entre celles et ceux qui peuvent se prémunir des effets de la catastrophe et les autres qui subissent les conséquences des effondrements de leurs milieux et doivent les quitter. L’entrelacement des crises écologiques, économiques et politiques conduit à un scénario de fascisation de la vie sociale.

Mai 2023, Val-de-Reuil, les Soulèvements de la Terre investissent la Forêt de Bord, menacée par le projet d’autoroute A133-134. Les modalités de lutte ont de quoi surprendre : des manifestations en forêt, des cortèges qui prennent pour totem des espèces locales, non pas des actions mais des « gestes » présentés comme des alliances avec la faune et la flore. Ce n’est pas le nombre de participant·es qui impressionne, mais le renouvellement du répertoire militant. Les sensibilités écologistes trouvent une traduction concrète dans des modes d'action qui mêlent le symbolique et l’offensif. L’évènement a été préparé en collaboration avec des naturalistes qui ont élaboré les gestes permettant de « ré-armer » collectivement la forêt : construction d’habitats pour les espèces protégées, cloutage d’arbres pour entraver le travail préparatoire de l’ONF, envahissement de l’autoroute A13. L’implication des naturalistes résulte des mutations de cette profession, plutôt tournée vers le dénombrement et la préservation1. Symétriquement, les collectifs de lutte contre les projets autoroutiers impliqués dans cette mobilisation ont gagné en intensité en se regroupant au sein d’une coordination, la Déroute des Routes, qui identifie les infrastructures goudronnées du capitalisme comme des points stratégiques, plus faibles qu’il n’y parait. Le projet d’autoroute A133-134 est à peine en cours d’élaboration, mais les aménageurs du désastre ont déjà du souci à se faire, face à la richesse et l’inventivité des luttes qu’il fédère.

Comme le montrent les naturalistes, l'enquête en elle-même est une activité transformatrice, qui peut aider à construire des organisations, des connaissances partagées et des attachements.

Sur un versant économique, la baisse du pouvoir d’achat d’une grande partie de la population est le corollaire d'une augmentation sans précédent des profits du capital. Alors que la croissance mondiale et les gains de productivité stagnent, que l’inflation empire les conditions de vie, il n’y a aucune concession à attendre de la part de l'État et du capital. Ils ne rééquilibreront pas la part des salaires par rapport à celle des profits, ni d'eux-mêmes, ni à la suite de mouvements sociaux pacifiques. La division mondiale du travail a conduit à une recomposition du capital où la finance et la logistique tiennent une place centrale. Elles lui permettent de se déplacer en permanence, dévastant des milieux puis délocalisant la production afin d'échapper aux effets des luttes sociales pour de meilleures conditions de vie. En séparant toujours davantage l’extraction des ressources, la transformation des matières premières, la production des composants, l’assemblage, la consommation, le traitement des déchets, et en déployant ces activités sur différents territoires, le capital ne fait pas seulement pression sur les travailleur·ses de toute la planète, il renforce son pouvoir politique en évitant ou réprimant les conflits qui pourraient le limiter.

Automne 2017, Gennevilliers. Au sortir d'un mouvement Loi Travail riche en barricades, les membres de la Plateforme d'Enquêtes Militantes rencontrent les ouvrier·ères syndicalistes de la CGT Geodis. Dans un entrepôt du Port Autonome de Paris, ces dernier·es mènent un combat acharné contre les patron·nes de la logistique. Au sein du groupe d'enquête, ce secteur devenu l'infrastructure du capitalisme contemporain a été identifié comme un espace à explorer. Une enquête militante est lancée pour mieux comprendre les mécanismes du flux et pour identifier les stratégies de résistance et les subjectivités qui s'expriment à l'intérieur de l'entrepôt et autour. Pendant plusieurs années et encore aujourd'hui, de nombreux textes, des entretiens, des tribunes et des vidéos sont publiées, des conférences ou des interventions sur des piquets de grève et dans des facs occupées sont mises en place. En parallèle, de multiples blocages d'entrepôts sont organisés, à Gennevilliers mais aussi ailleurs en Ile-de-France, sur la base de compositions larges incluant aussi bien des syndicalistes que des précaires, des étudiant·es, des Gilets Jaunes et des Gilets Noirs, des militant·es politiques ou associatif·ves. Chaque blocage est l'occasion d'observer comment le flux et ses managers réagissent. Ces actions servent aussi une volonté de mise en visibilité des luttes logistiques.

Entre ouvrier·ères et membres de la Plateforme d'Enquêtes Militantes circulent des discours, des analyses et des stratégies qu'on retrouve aussi bien dans les textes que sur les blocages, les feux de palettes et les fenwicks offrant un cadre propice à l'émergence d'une culture militante commune, à même de chambouler l'empire logistique.

Ce que les capitalistes ont à proposer, c'est un monde sans fin de mines smart, de méga-bassines, d'incinérateurs de déchets, d'entrepôts logistiques. Le tout protégé par son lot de flics militarisés. L'acharnement policier à défendre des trous à Sainte-Soline ou à organiser l'entrée et la sortie des camions poubelles pendant le mouvement contre la réforme des retraites n'est pas que de la répression, c'est un projet politique.

Dans ce contexte, nous considérons que l’enquête est une modalité de lutte nécessaire pour identifier les lieux stratégiques du pouvoir et soutenir la constitution de contre-pouvoirs. En tant que style de militance2, nos enquêtes sont attentives aux attitudes de résistance et d’insubordination, de coopération et d’entraide ou, pour le dire autrement, aux personnes qui se battent collectivement pour transformer leurs conditions de vie.

Strike souhaite agréger diverses enquêtes qui se situent toutes dans les luttes. Contrairement aux enquêtes de sciences sociales, les enquêtes que nous voulons mener et diffuser cherchent centralement à soutenir les luttes et ne se contentent pas d'analyser froidement les structures. Les enquêtes diffusées ne sont pas closes mais en train de se faire, dans l'idée de nourrir les luttes et d'y apporter des perspectives et matériaux utiles au présent. 

Février 2022. Des membres de l’Association accueil agricole et artisanal (A4) partent dans le Limousin pour un voyage-enquête. Créée par des personnes ayant un parcours migratoire, A4 part d’un double constat : d’un côté, les personnes qui rencontrent des problèmes de papiers se heurtent à un racisme institutionnel qui les cantonne à des emplois précaires dans la sécurité, le nettoyage, la restauration et l’agriculture ou l’élevage dans des conditions de travail désastreuses, voire esclavagistes. D’un autre côté, la crise agricole et la pression des accapareurs contribuent au renforcement de l’exploitation de la terre et des travailleur·ses. Dans cette perspective, A4 organise des voyages-enquêtes au cours desquels les personnes principalement concernées rencontrent des paysan·nes prêt·es à travailler d'égal à égal avec elles, visitent des fermes ou des terrains sur lesquels elles pourraient travailler, s’installer et à terme être régularisées. 

L’enquête sur les mondes paysans et agricoles est une condition pour le développement d’une agriculture soutenable et pour l’installation et la régularisation de tous·tes dans les campagnes.

La démarche partagée par ces enquêtes est un aller-retour permanent  entre théorie et pratique. L'enquête est alimentée par les luttes et ses développements (mais elle permet aussi d'apporter outils et arguments aux luttes, par exemple en cartographiant ce à quoi elles s'opposent). L'enquête vise à confronter collectivement des hypothèses et des problèmes spécifiques à une lutte. Cela permet d'expliciter la manière dont on intervient ou non dans telle ou telle lutte. Ces hypothèses expriment les objectifs parfois contradictoires des luttes et les désaccords qui s'y manifestent. Strike propose de mettre au centre l'enquête comme méthode d'intervention afin faire bouger les lignes politiques plutôt que de partir d'elles. Cette démarche s'inscrit dans le long terme, c'est pourquoi l'enquête ne vise pas un rapport conclusif, mais le futur. 

Nous invitons celles et ceux qui se retrouvent dans cette démarche à venir nous rejoindre avec leurs propres projets d'enquête.


  1. Voir le court texte de présentation sur la carte des naturalistes des terres : https://naturalistesdesterres.gogocarto.fr ↩︎

  2. https://acta.zone/faire-de-lenquete-militante-aujourdhui/ ↩︎