De Germinal aux bornes de recharge. Pourquoi enquêter sur un projet de mine de lithium ?

Ce texte présente l'enquête sur le renouveau minier en France.

L'engin qui va sauver le plein emploi

“Ce n’est pas la mine”, c’est souvent ce qu’on nous a dit pour expliquer qu'un travail n’est pas trop pénible, voire acceptable. Avec la mine, ce sont immédiatement les images de Germinal qui viennent en tête. Les visages sombres de charbon, l’exploitation. Dans le nord de la France, les châteaux des propriétaires de ces mêmes mines. Pourtant il semblerait que tout ça ait disparu ou se soit éloigné. Les images qui nous parviennent sont plutôt celles des grandes mines à ciel ouvert du désert d’Atacama au Chili, de nickel en Nouvelle-Calédonie, les mines d'or au Canada et de charbon en Allemagne. L’industrie minière a bien changé, en même temps qu’elle s’est éloignée dans des vallées reculées ou même au fond des océans. Pourtant, elle est plus présente que jamais : nous vivons dans des sociétés sur-minéralisées. Ce texte ne pourrait pas être lu sans la colossale extraction minière que nécessitent nos ordis et nos smartphones.

Retour à la mine

La mine, et son retour dans l’hexagone, c’est la matérialisation du "plan" macroniste et de ses millions de voitures électriques. En 2017, il était question de se réindustrialiser avec la French Tech et quelques start-ups technologiques. C’était le temps de la nouvelle économie, qui allait faire revenir la croissance et faire baisser le chômage. Il est frappant de voir à quel point aujourd'hui cette stratégie de "dématérialisation" s’est progressivement muée en un nouveau projet industriel et donc un nouveau projet politique : un capitalisme vert, voire en décarbonation. Dans cette nouvelle ère, États comme entreprises s'activent pour sécuriser l’accès aux "matières premières critiques"1, car chacun·e sait qu’en période d’effondrement écologique et d’accélération des conflits, la priorité est d’avoir sa bagnole électrique alimentée grâce à une centrale nucléaire, qui n’est plus assez refroidie parce que les fleuves sont à sec.

C’est dans cette perspective que le grand plan industriel de Macron et Borne consiste principalement à mettre en place des usines de batteries de bagnoles électriques2 (qui sait, peut-être que les gilets jaunes disparaitront avec les moteurs thermiques ?). Cependant il faut bien les alimenter, et c’est dans cette perspective que doit s'ouvrir la plus grande mine de lithium d’Europe, à Échassières dans l’Allier.

Cette mine, "ce n’est pas la mine". À en croire l'entreprise minière Imerys (qui exploite le site d'Échassières), elle est smart, elle est green. Smart, d’abord, parce qu’il y a toutes sortes de machines sophistiquées pour miner, acheminer, décontaminer. Green, parce que les véhicules qui transporteront le minerais seront eux-mêmes des véhicules électriques. Elle apportera aussi un millier d’emplois3, bref cette mine serait absolument parfaite.

La future mine d'Échassières est à l'origine une carrière de kaolin, exploitée depuis 1852

La carrière de kaolin aujourd'hui

Il n’y a qu’à écouter le grand architecte de la planification écologique à la sauce macroniste4 pour comprendre l’importance du lithium et des bagnoles électriques dans la relance économique vers les +2°C. On ne lui donnera pas tort : la mine est un lieu fondamental pour comprendre le capital, et le combattre. Elle est, avec l’usine, un des lieux de l’émergence du mouvement ouvrier organisé. Mais il faut mettre nos catégories à jour, car aujourd’hui, comme le montre Arboleda dans son livre Planetary Mine,5 la mine façonne à la fois son territoire environnant et tout l'espace mondial. En Amérique Latine, les compagnies minières font émerger des villes sur les terres de communautés indigènes expulsées. Mais les mines sont aussi la base matérielle de nos infrastructures numériques et énergétiques, plus fondamentales encore que les câbles ou les serveurs, elles sont ce qui permet de faire les câbles et les serveurs. C’est pour ça qu’une analyse matérialiste du mode de production ne peut pas passer à côté de la mine.

Ce retour de la mine est la conséquence de l’échec annoncé de la politique industrielle par la French Tech et les start-ups, qui basaient leur modèle économique sur l'effondrement des services publics (le rail avec Blablacar, la santé avec Doctolib). Le gouvernement semble aujourd'hui regretter que ces innovations n’aient pas permis à la France de se créer une industrie puissante. Il faut donc changer de plan, finie la french tech et le centrisme mou. L’heure est venue de la radicalisation à droite du macronisme et de son économie verte “planifiée”6.

La mine est transnationale

Un problème fondamental se pose pour étudier la mine et y construire un terrain de combat contre le capital : l'industrie minière est transnationale, il serait réducteur de l'analyser à l'échelle nationale. C’est pourtant ainsi que la mine nous est présentée, et singulièrement ce projet de mine de lithium. Il s’agit, dans le cadre du ravivement des conflits d’empires, de sécuriser l’accès à l’électricité et aux technologies de communication. La planification macroniste vise à articuler dans un même mouvement sécurité géopolitique et transition vers une nouvelle économie verte. Pour autant, la mine est un dispositif planétaire qu’il est insensé de limiter aux seules mines à proprement parler. L’industrie minière d'aujourd'hui modifie les rapports sociaux à cause de deux caractéristiques fondamentales :

Dans ce cadre, une analyse purement nationale de l’économie minière est insuffisante. Imerys, la société chargée de la mine dans l'Allier, est une multinationale de 18·000 salarié·es implantée dans 40 pays, et se positionne sur le lithium à une échelle globale.7 Elle est déjà en train d’investir dans la start-up britannique British Lithium, qui projette d’ouvrir des mines au Royaume-Uni, et voit dans la "green mobility" un levier pour engranger 250 millions d'euros de chiffre d'affaires supplémentaire.8 De plus, une grande partie des discours sur la "souveraineté minérale" émanant des États et des lobbys concernent aujourd'hui l'échelon européen,9 qui dépasse de loin les frontières d'un territoire national. Cela s'explique en partie par un fait matériel : les technologies numériques et une partie des technologies de la transition énergétique reposent sur une diversité de métaux telle qu'aucun pays (sauf peut-être la Chine) ne dispose des ressources nécessaires pour tout extraire localement. On peut ainsi comprendre la focalisation sur la voiture électrique dans le plan écologique présenté par Macron début 2023.10 Le petit nombre de matériaux requis, leur disponibilité sur le territoire et l'ancrage des entreprises automobiles fait de cette industrie le candidat idéal pour réindustrialiser la France.

La mine est un projet de société planétaire qui commence avec le forage et que se termine avec la possibilité de recharger chaque jour nos smartphones. Dans ce cadre, il nous paraît essentiel de débuter une enquête sur le renouveau minier en Europe, en partant de cette mine de lithium.

Hypothèses et problèmes

Pour engager cette discussion, il nous semble important de poser une certain nombre d’hypothèses :

  1. La mine de lithium d'Echassières est une pièce maîtresse du nouveau plan d'industrialisation “verte” du gouvernement

  2. Les luttes qui tournent ou tourneront autour d'elles marquent un dépassement des luttes écologistes mettant en avant "l'inaction gouvernementale", car ce sont des luttes à l'intérieur de la transition énergétique.

  3. La gauche est profondément divisée face à un tel projet, en particulier entre une écologie habitante et une écologie productiviste.

    • L’écologie habitante est plutôt défendue par les collectifs d’habitant·es et ce qu’on a désormais coutume d’appeler les “luttes locales”. Elle met l’accent sur le droit des gens à défendre leur santé, leur environnement proche et leur qualité de vie face à des grands projets d’aménagement.
    • Le versant organisé et plus politisé du mouvement écologiste (mouvements de désobéissance civile, associations environnementales) ne semble pas encore avoir de position partagée, qui articulerait la nécessité d’une décarbonation et les questions de la disponibilité et d’approvisionnement en minerais.
    • L’écologie productiviste, plutôt défendue par la CGT, repose sur deux piliers : d'un côté la défense de l'emploi et d'autre part l'idée de tirer vers les haut les conditions de travail dans le secteur minier.

Ces hypothèses de départ se traduisent par un certain nombre de problèmes auxquels on essaiera de répondre :


  1. Comme en témoignent les 10 objectifs du plan de relance France 2030 doté de 54 milliards d’euros, dont “sécuriser l’accès aux matières premières”, “sécuriser l’accès aux composants stratégiques, notamment électronique, robotique et machines intelligentes” et “maîtriser les technologies numériques souveraines et sûres”. Voir aussi la liste des matières premières critiques de l'Union Européenne : https://ec.europa.eu/docsroom/documents/25421/attachments/1/translations/fr/renditions/native ↩︎

  2. Voir La France inaugure la première de ses quatre "gigafactories" de batteries électriques. France 24.  ↩︎

  3. https://emili.imerys.com/un-projet-qui-presente-des-opportunites-pour-la-region ↩︎

  4. On pourra découvrir le Secrétaire général à la planification écologique dans ce programme estival↩︎

  5. Planetary Mine: Territories of Extraction Under Late Capitalism, Martín Arboleda, Verso Books, 2020 ↩︎

  6. On trouvera une analyse générale de cette mutation de l'État au niveau global dans cet article de Cédric Durand ↩︎

  7. https://www.imerys.com/public/2023-02/An-introduction-to-Imerys_Presentation_February2023_English.pdf ↩︎

  8. https://www.imerys.com/public/2023-07/2023-Half-Year-Financial-Report-EN.pdf ↩︎

  9. Voir par exemple l'European Raw Materials Alliance https://erma.eu/ ↩︎

  10. http://www.vie-publique.fr/discours/291196-emmanuel-macron-25092023-planification-ecologique ↩︎