Soulevons-nous - Journal collectif d’une lutte ouvrière (et pas que) 5/16

Suite de notre feuilleton GKN. Le journal reprend un discours porté à l’assemblée nationale de la FIOM organisée à Bologne. Les ouvriers reviennent sur les moments importants de la lutte à GKN ces trois dernières années. On comprend ainsi clairement quelle a été la stratégie à long terme de la direction de l’usine. La grande manifestation du 18 septembre se prépare.

Journal (16 septembre-17 septembre)

16 septembre, assemblée nationale de la FIOM à Bologne

Camarades,

L’autre jour, alors que nous faisions un tour de l’usine, notre attention a été attirée par l’une des dernières pièces produites comportant une étiquette avec la date et l’heure suivantes : 5 h 59, le 9 juillet. Un classique. Probablement un collègue qui se dépêchait de terminer son tour de nuit, peut-être pour voir s’il arrivait à faire la dernière pièce de la commande, du lot. Et il ne savait pas que ce matin-là, à six heures pile, son monde allait changer. Non pas tant parce qu’il n’aurait plus de travail et que le fameux mail annonçant la procédure de licenciement, disant que nous ne devions jamais plus revenir dans cette usine, allait arriver, mais parce que tout à coup les trajets, les pauses, la cantine, les secondes, le temps cyclique, le temps des machines, tout ça allait disparaître.

Une leçon que les patrons nous ont donnée, pour la énième fois. Jusqu’à 5 h 59 ils te demandent si tu peux renoncer à tes minutes de pause, si tu peux sauter ta pause déjeuner, si tu peux leur donner une seconde de ta vie, une minute. Ils te font culpabiliser si tu dis non, si tu exiges des samedis et dimanches libres pour les passer en famille.

Et puis, à l’improviste, à six heures, pouf ! l’usine ferme. Des millions et des millions de machines sont immobilisées, prêtes à être démontées, détruites, envoyées à la casse. Voilà la leçon. Eux n’ont pas de problème d’argent, ils viennent te demander si tu veux bien leur donner un doigt, parce qu’ils savent déjà qu’ils te prendront le bras. Ils viennent te parler des pauses déjeuner, des rotations d’équipes, de la manière d’être plus efficace, quand en réalité ce sont eux l’énorme perte au-dessus de nos têtes. Parce qu’ils nous font perdre en production et efficacité et qu’ils viennent te voler ta minute de pause parce qu’ils ne savent pas comment travailler efficacement. Voilà pourquoi ils viennent te la voler. Et ils savent déjà qu’ils te prennent tous les doigts pour finalement te prendre le bras, de sorte que lorsqu’ils viendront prendre ton bras, il ne te restera même plus de doigts pour lever le poing et lutter.

Entre nous, peut-être n’est-il pas nécessaire de parler du vendredi 9 juillet, mais des trois années précédentes. Entre délégué. e. s c’est de cela dont il faut parler. Parce que nous avons été pris au dépourvu ce matin-là, mais nous avions déjà lutté pendant trois ans contre le fonds financier. Il était clair que pendant que nous produisions des systèmes de transmission, un fonds financier produisait des restructurations et des licenciements et comptait gagner de l’argent grâce aux licenciements et aux restructurations. C’est cela qu’ils font, c’est leur métier.

C’est ce que nous avons fait. Nous avons fait la grève, à l’été 2018, contre les premières externalisations des produits pour les Fiat Ducato. Nous avons récupéré les produits et nous avons fait signer un accord qui garantissait qu’avant d’externaliser les nouveaux produits, il aurait fallu nous prévenir. Et ils n’ont pas respecté l’accord parce qu’en 2019 ils ont enlevé les produits. Et alors la FIOM a fait appel à l’article 28 pour conduite antisyndicale, et le juge nous a donné raison, mais il n’a donné aucune sanction. Puis vient le printemps 2019 et ils nous disent qu’ils ne peuvent plus embaucher parce qu’ils ont enlevé les produits, mais c’est eux qui les ont enlevés. Ils engagent une agence d’intérim et introduisent des intérimaires. Et nous, nous disons à ceux qui travaillent sans horaires fixes : « Regardez, regardez ! S’ils arrêtent d’embaucher dans l’usine, s’ils embauchent des gens par une agence d’intérim, cela veut dire que cette usine n’a plus de futur et donc qu’ils nous disent déjà que cette usine est sur le point de fermer ». Mais évidemment, nous savons que souvent, entre nous, une logique conservatrice prévaut, et donc que lorsqu’on travaille ici en CDI, on ne pense pas que le sort de l’employé sous-traité ou du gars en intérim nous regarde aussi.

Mais après une année de clarification entre les travailleurs sur ce que c’est que le travail en intérim, nous avons organisé une nouvelle grève et nous avons signé un accord en présence de la région, signé par la région et la Confindustria. Dans cet accord, il était mention d’emploi garanti, de maintien de l’emploi visant à rendre l’usine plus efficace, et de dispositions à prendre.

Puis arrive la Covid et nous devons faire la grève parce que tout à coup nous étions « essentiels » et ils disaient que nous ne pouvions pas rester chez nous. On faisait la grève et déjà on disait : « Aujourd’hui, nous faisons la grève parce que nous sommes considérés comme essentiels, demain nous ferons la grève parce que nous serons licenciés ». Et à peine le confinement commence qu’un message sur WhatsApp renvoie les gars intérimaires chez eux. Alors nous disons aux salariés permanents : « Regardez, regardez ! Ce qu’ils font avec eux aujourd’hui, ils le feront demain avec nous. Ne croyez pas être à l’abri ».

Et alors, on retourne à l’usine et en juillet 2020, à nouveau, il y a des grèves. Une semaine de grèves organisées parce que l’entrepôt devenait ingérable parce qu’ils avaient annoncé la fermeture de GKN à Birmingham. Ça sentait pas bon. Et à nouveau, au bout d’une semaine, ils ont signé un accord au siège régional qui confirmait les accords précédents, qui garantissait qu’il n’y aurait pas de licenciements et que s’ils changeaient d’avis ils nous l’annonceraient à l’avance. Récemment, ils nous ont avoué qu’ils avaient dû signer parce qu’autrement ils ne savaient pas comment mettre fin aux grèves.

Mais en septembre, à nouveau, ils ne respectent pas les accords. Ils renvoient les travailleurs sous-traités sans passer par un accord avec la RSU. Mais selon nos accords internes, ils ne pouvaient pas le faire, ils devaient d’abord trouver un accord avec nous. À nouveau, la FIOM fait appel à l’article 28, à nouveau on gagne, à nouveau il n’y a pas de sanction. Et au dernier moment, aux tables de négociation, ils nous montrent des slides qui annoncent l’arrivée de la Fiat Ducato électrique en 2023. Ils nous font même cette blague : « En septembre, nous embaucherons deux gars ». Et ils nous montrent des slides qui parlent de 10 à 15 licenciements pour l’année prochaine.

Si nous racontons cette histoire, c’est pour vous montrer que nous sommes transparents, clairs, que nous disons ce que nous faisons, que nous faisons ce que nous disons. Nos décisions sont prises en assemblée, elles sont discutées via les ordres du jour, dans les discussions avec les travailleurs, les collectifs de l’usine et les délégués des négociations. Un mécanisme démocratique. Eux ne font pas ça ! Et quand Bonomi dit que les contraintes font peur aux entreprises, c’est exactement l’inverse. Eux savent qu’ils ont une impunité totale et c’est pour cela qu’ils délocalisent et ferment les usines. C’est exactement l’inverse.

Et nous, nous sommes transparents et clairs, mais nous ne pouvons être naïfs. Notre adversaire n’a pas une once d’équité et le revendique. Quand Bonomi dit qu’il ne faut pas poser de contraintes aux entreprises sinon elles s’en vont ailleurs, il dit qu’elles ont le droit de s’enrichir sur le dos des autres. Il est beau le monde de Bonomi. C’est un monde dans lequel, si tu grilles un feu rouge, tu ne prends pas d’amende, mais on t’incite à ne pas griller le prochain feu rouge ; et si tu grilles à nouveau un feu rouge, on ne peut pas t’imposer de contraintes, mais on t’incite encore plus à ne pas griller le prochain feu rouge. Et c’est comme ça que tu gagnes de l’argent, en griller des feux rouges.

Quand l’usine a fermé, la solidarité du territoire s’est organisée et nous a défendus. Ainsi que la solidarité institutionnelle et médiatique par la suite. Nous connaissons ce mécanisme, nous l’avons vu se répéter pour tant de luttes. Ils disent que l’on ne doit pas fermer, mais à la fin, ils te laissent seul avec une lettre de licenciement, ils te laissent là, mort de peur. Avec la peur de ne pas avoir de salaire, de ne pas avoir de futur. Et la peur s’empare de toi, te domine, jusqu’à ce que tu commences à accepter des négociations à la baisse. Nous ne nous laisserons pas terrifier par eux. Cette fois-ci c’est à eux d’avoir peur. C’est à leur tour d’avoir peur. Ils doivent arrêter de penser qu’ils peuvent rester impunis.

Non seulement ils nous volent notre travail, mais ils nous volent aussi nos mots. Quand on parle de la réindustrialisation d’un site qui ferme, nous, nous entendons par là que nous voulons redonner un futur à notre usine. Eux, n’entendent pas là, au contraire, qu’ils veulent vider l’usine, la transformer en un hangar vide et nous laisser là à attendre un chevalier blanc qui n’arrive jamais, comme c’est déjà arrivé pour des dizaines et des dizaines de luttes. Et quand ils parlent de la nationalisation d’une entreprise en crise, eux veulent en fait une énième nationalisation à perte, c’est-à-dire ils veulent que l’État rembourse les dettes et les pertes de ceux qui ont détruit tout un territoire. Et quand ils parlent de « Décret anti-délocalisation » en réalité ils parlent d’un décret-loi qui imposerait simplement une procédure pour les délocalisations, parce que c’est de cela qu’il est question. Et d’ailleurs, ça aussi, Bonomi considère que c’est excessivement contraignant. Bonami et le ministre Giorgetti.

Il y a comme un étrange court-circuit. Nous, nous sommes internationalistes et nous défendons les territoires, eux sont nationalistes, ils sont pour la Lega Nord, et pourtant ils sont d’accord pour que le fonds financier vienne et délocalise tout. Parce qu’au fond ils ne sont pas nationalistes, ils sont eux aussi internationalistes, seulement nous, nous appartenons à l’internationale des travailleurs, eux, appartiennent à l’internationale de la finance, dont ils suivent les ordres et dont Mario Draghi aussi suit probablement les ordres.

Et alors, c’est justement pour cela que nous, depuis le début, nous disons « Soulevons-nous ». Non pas « On ne touche pas à GKN », ce qui aurait été un slogan trop spécifique, qui n’aurait pas inclus les millions de personnes qui ont silencieusement perdu leur emploi pendant la pandémie. Et ce slogan n’aurait pas non plus été compris par ceux qui retrouvent en ce moment même un emploi. Parce qu’il ne s’agit pas seulement du dégel des licenciements survenus durant la première année de la pandémie, mais aussi de l’augmentation de la production qui a créé 85 % de contrats précaires. Ici, il ne s’agit pas seulement de ceux qui ont perdu leur travail, mais aussi de ceux qui ne seront même pas considérés comme licenciés, parce que désormais ils sont précaires à vie, avec des contrats qui expirent bientôt. Et il n’y a pas de MISE, pas de table de négociation, pas de tentative, rien du tout pour eux. Ton contrat expire, point barre.

Nous disons « Soulevons-nous » parce que nous nous sommes rendu compte que ce fameux mail de licenciement a pu être envoyé grâce à trente ans de recul du droit du travail, et par le retrait de Stellantis. Parce que, ne vous foutez pas de nous, GKN Florence a toujours existé — avant, il y avait la Fiat de Novoli, il y avait le centre, il y avait une usine industrielle de proximité pour les usines de Fiat Italia. Et s’ils ferment l’usine, c’est comme l’annonce d’un prochain retrait de Stellantis, qui à son tour est le résultat du retrait de Stellantis de l’Italie, de l’acquisition de Fiat par PSA (Peugeot S.A.) et de la tentative à venir de retrait.

Grâce au « Soulevons-nous », en maintenant l’usine ouverte, nous avons rencontré tout le territoire et nous voulons rencontrer toutes les autres entreprises en crise qui luttent. Nous avons organisé la grève générale provinciale de la CGIL, de la CISL et de l’UIL le 19 juillet à laquelle ont adhéré tous les syndicats. La FIOM a fait appel à l’article 28 et nous verrons bien comment cela se passera. Puis, avec l’assemblée permanente des travailleurs, nous avons posé différentes dates de lutte, notamment une le soir de la journée de commémoration de la libération de Florence parce que nous sommes une fois de plus obligés de nous libérer nous-mêmes. Nous invitons toutes les personnes solidaires et toutes les entreprises en lutte à nous rejoindre. Nous nous sommes rendus au siège de la police et nous avons demandé l’autorisation de manifester sur les boulevards de Florence. Cela ne dira sûrement pas grand-chose à ceux qui ne sont pas de Florence, mais la dernière fois qu’une manifestation a été autorisée sur les boulevards c’était il y a un peu moins de vingt ans. À l’époque, il y avait le mouvement des forums sociaux, aujourd’hui, malheureusement, il n’existe pas de mouvement de cette ampleur, ce n’est pas le même contexte. Ce mouvement disait qu’« un autre monde est possible » et nous, nous disons qu’« une autre lutte est possible », une victoire est possible, mais seulement si le monde autour de nous change. Ces boulevards nous appartiennent, ils appartiennent à ceux qui les prennent. Ils appartiennent aux travailleuses et travailleurs de Montepaschi de Sienne, à tous les précaires, aux collègues de Whirpool, de Timken, de Gianetti. À qui veut bien que l’automne commence dans trois jours, un automne de soulèvements, qui fera changer la peur de camp.

Un journal local de Florence a écrit pour faire peur : « Samedi, les ouvriers, les citoyens, les ultras et les queers seront dans la rue, et le trafic sera perturbé ». Cela ne nous fait pas peur, nous savons que nous nous sommes toujours reconnus dans un syndicalisme inclusif, ouvert, qui permet au travailleur d’être un individu à 100 %, capable de défendre son emploi, mais aussi de dire dans quelle société il veut vivre. Cet article ne nous parle absolument pas.

Une dernière chose. Nous avons essayé de rédiger un projet de loi sur la délocalisation afin de les empêcher de le faire sans nous. Nous maintenons l’usine en vie parce que nous l’entretenons. Nous étudions des projets de reconversion avec des ingénieurs et dans le même temps, nous poursuivons, avec la FIOM à nos côtés, les négociations et les discussions. Puis il y a cet étrange convoi de membres institutionnels qui disent qu’ils sont solidaires, mais qu’ils n’ont pas les moyens d’intervenir.

Et, en fin de compte, si nous faisons tout nous-mêmes… nous gardons l’usine ouverte, nous empêchons avec nos corps sa délocalisation, nous écrivons des lois, nous échangeons avec des ingénieurs, nous présentons nos projets, la question que l’on pose à nos supérieurs, et aux institutions est la suivante : et vous, à quoi vous servez, bordel ? Et ne venez pas nous dire : « C’est l’économie, que voulez-vous ?! ». Nous, nous sommes l’économie. L’économie, c’est nous, l’économie c’est nos prêts, l’école de nos enfants, l’autobus que l’on prend. Nous, nous sommes l’économie. Vous, qu’est-ce que vous êtes, bordel ? Qu’est-ce que vous produisez ? Rien. Vous détruisez les usines, vous détruisez les emplois.

Trois ans de négociations. S’il y avait peu de travail, ils se plaignaient, s’il y avait beaucoup de travail, ils se plaignaient. Ils ne sont rien. Ils sont une classe dirigeante qui n’a plus le droit de nous gâcher la vie.

Nous attendons le 18 septembre. Nous espérons être un fleuve en crue, sans divisions entre nous. Cet automne, nous essayons de remettre le vrai dualisme au centre de la société, qui n’est pas celui des « pro-vax et anti-vax ». Le vrai dualisme est entre ceux qui exploitent et ceux qui exploités, entre ceux qui licencient et ceux qui sont licenciés. Et c’est en partant de ce dualisme que, par la suite, nous pouvons discuter du reste.

17 septembre

La météo annonce de la pluie et des éclaircies. Ce sera le début de l’automne. Et l’automne doit ressembler à ça : des manifestations dans les rues, un ciel de plomb, une météo changeante. Nous sommes sûrs que ce ne sont pas quelques gouttes de pluie qui vous empêcheront de vous joindre à nous.

Ne descendez pas dans la rue pour nos problèmes de travail. Venez avec vos problèmes et que notre lutte forme un fleuve de revendications.

Transformons-nous en pure force de volonté. Les lois du marché, du travail, de la physique n’existent pas. Il n’existe que la pure volonté : ne vous avisez pas d’envoyer ces lettres de licenciement. Cette fois, non, nous ne vous laisserons pas le faire. Cela ne se passera pas comme les autres fois.

Venez crier, venez plein d’émotion et de détermination. Si vous n’avez plus de voix, applaudissez, et si vous avez les mains qui brûlent, marchez. Venez avec vos instruments et vos fumigènes. Venez avec vos faiblesses et vos peurs, et alors, nous serons invincibles.

Et nous nous soulèverons pour revoir les étoiles.

À suivre...