10 leçons sur la question agraire. Leçon 11

L’Europe est actuellement secouée par une vague historique de colère des agriculteurs·ices. À travers l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays Bas, la Bulgarie l’Italie, l’Espagne ou la France, ces mobilisations présentent de fortes similarités. Sur la forme que cette colère a pu prendre tout d’abord : blocages logistiques, manifestations de tracteurs dans les métropoles, attaques plus ou moins violentes des symboles du pouvoir national ou européen, des similarités qu’on retrouve également dans les revendications mises en avant par les acteurs·ices en lutte : taxe sur le GNR, renforcement des normes écologiques à l’échelle européenne ou nationale, revenus et prix insuffisants.

La ligne générale - Eisenstein 1929

À l’heure où nous écrivons ces lignes le mouvement semble avoir reflué suite aux différentes annonces gouvernementales. Ainsi si l’heure n’est pas encore tout à fait au bilan, force est de constater que les résultats partiels de ce bras de fer entre les agriculteurs et le gouvernement national et européen marque une victoire nette de la composition la plus réactionnaire du mouvement. En effet depuis la multiplicité des revendications qui sont ressortis ces dernières semaines, les syndicats majoritaires et les gouvernements ont habilement déplacé le débat sur l’unique question des normes environnementales et de la taxation du gasoil, résultat : un recul historique, et disons-le, dramatique, des pouvoirs en place sur la question environnementale. L’environnement a une fois de plus joué le rôle de variable d’ajustement dans les négociations, au sortir de ce combat principalement alimenté par la souffrance profonde des travailleur·euses agricoles, seule l’écologie en sort perdante lors même que les grands groupes de l’agro-alimentaire et la logique de libre marché en sortent presque indemne (n’était en France les concessions sur l’accord Mercosur et le renforcement promis sur les lois Egalim).

S’il faut insister sur la responsabilité morale et politique abjecte des syndicats majoritaires et du gouvernement qui a volontairement cristallisé la colère sur ces questions, nous ne pouvons pas pour autant rester dans une attitude de dénonciation d’une stratégie qui, du reste, n’a rien de surprenante. Bien plutôt il nous faut s’interroger sur le rôle que doit jouer la gauche écologique dans ce genre de mouvement afin d’ouvrir un horizon souhaitable et politiquement conséquent à la souffrance du monde agricole qui s’inscrit dans la durée et ne manquera pas de resurgir sous une forme ou une autre. Sur ce point nous ne pouvons que saluer la combativité de la Confédération Paysanne qui, à l’heure où la FNSEA-JA et la Coordination rurale appelaient à lever les blocages, continuait de se mobiliser en bloquant des lieux stratégiques de la grande distribution qu’elle estime être parmi les principaux responsables de la situation dramatique que les agriculteur·ices vivent au quotidien.

La gauche et les contradictions historiques de la question agraire

Les luttes du monde agricole ont toujours posé un problème à la gauche européenne tant d’un point de vue analytique que stratégique. Le mouvement d’ampleur européenne que nous connaissons en ce moment ne fait pas exception. Que penser, que faire et que dire des évènements auxquels nous avons assisté ?

Faute de pouvoir dire ce qu’est et ce que deviendra le mouvement des agriculteur·ices de l’hiver 2024, ce texte tente de comprendre la situation historique dans laquelle s’inscrit cette séquence de lutte et d’évoquer quelques caractéristiques saillante du monde agricole contemporain. Ce faisant cette analyse pourra nous indiquer quelques éléments qui détermineront, ne serait-ce que partiellement, l’avenir de celui-ci.

Dans cette situation nous devrions tout d’abord faire ce que la gauche a toujours fait en pareil cas : réinterroger la prétendue unité du monde agricole1. Pour ce faire, il faut analyser plus particulièrement les relations de propriété à la campagne, car si toute la vérité et l’avenir du mouvement ne peut pas se déduire de la composition de classe du monde agricole, il serait absurde de penser que le cours des choses se déroulerait indépendamment d’un facteur qui détermine et différencie les positions, les intérêts et les pratiques des hommes et des femmes engagées dans la lutte.

L’analyse des relations de propriété du monde agricole reste de première nécessité tant il est évident que le discours sur la prétendue homogénéité du monde agricole sers les intérêt du syndicat majoritaire (la FNSEA) qui tente de faire croire à la population et aux agriculteur·ices que les intérêts de l’agro-industrie de la pétrochimie et de la grande distribution sont ceux des travailleurs et travailleuses agricoles dans leur ensemble ainsi que des consommateur·ices les plus précaires (rappelons que le président de la FNSEA Arnaud Rousseau est propriétaire de 700ha et patron d’entreprise de l’agroalimentaire, une situation qui le place en ennemi direct des travailleur·ses qu’il entend défendre2). Ainsi à y regarder de plus près on remarque que le monde agricole connait actuellement une dynamique historique d’appropriation du foncier qui nous pousse à reconduire la division au sein du monde agricole. Dans la pratique, le champ de bataille du conflit social se divise de plus en plus entre des grands propriétaires, parfois venu de la finance et une masse de salarié·es agricoles sans terre. Au milieu de ces deux extrêmes : les petits et moyens propriétaires, qui alors qu’ils représentaient l’unité de production principale du modèle d’après-guerre semblent désormais un archaïsme déjà condamné (et dont l’explosion de colère peut d’un certain point de vue s’apparenter à un baroud d’honneur). Parmi eux nous pouvons postuler que dans les prochaines décennies, une bonne majorité serons tombé du côté des salarié sans terre au profit de quelques-uns qui sortirons grandi de cet écrémage historique. Et c’est sur le rôle politique historique de cette classe de petits et moyens propriétaires que nous souhaiterions poursuivre l’analyse dans un second temps tant elle est porteuse de contradictions potentiellement fertile.

Car l’analyse des rapports de production ruraux ne peux pas s’arrêter à la question de la propriété de la terre et des outils de production. Ainsi l’insistance des acteurs du conflit sur la question des prix et du revenu nous indique une particularité de l’économie politique agraire3 : dans le cadre d'une subsomption formelle (les producteurs possèdent encore leurs moyens de productions) de l'agriculture par le capitalisme marchand, on peut être propriétaire des moyens de production et exploités car les prix sont fixés par l'intermédiaire du marché capitaliste.

Comprendre cela revient à éviter de reproduire les erreurs d’une certaine gauche incapable de saisir ce qui, au-delà des stricts intérêts de classes et des questions de propriété privé, traverse et lie fondamentalement le monde agricole, en faisant ainsi un objet toujours problématique, jamais assez sage pour pouvoir correspondre aux catégories qu’on voulait lui imposer.

Dépasser la simple question de la propriété privée du sol nous permet également de comprendre en quoi la question de l’imaginaire politique, notamment celui du rapport a la terre, détermine tout autant le monde agricole dans sa diversité que ne le fait la question des rapports de production. Compréhension essentielle qui a manqué à de nombreux mouvements d’émancipation et autres révolutions socialistes qui ont péri faute de n’avoir pas su comprendre et composer avec ceux et celles qui les nourrissaient 4. Ainsi le retour de l’agrarisme 5 dans le débat politique a le mérite d’interroger le rapport de la société toute entière à sa dimension terrestre.

En résumé, nous pourrions dire que la dynamique d’appropriation du foncier agraire porte une dimension potentiellement doublement conflictuelle si l’on prend la peine de reconduire une analyse matérialiste non dogmatique.

En effet dans un premier temps il semble évident que la prolétarisation des travailleur·ses de la terre « éclaircit » la situation historiquement complexe des rapports de classe dans le monde rural. La concentration des moyens de production dans les mains de quelques grands entrepreneurs ou financiers crée des facto une classe de sans terre dans le monde strictement agricole ou dans celui de l’agro-industrie et indique donc la probabilité d’affrontements directs, et dirons-nous, classiques, entre travailleurs et propriétaires des moyens de production. Mais dans un second temps nous pouvons également remarquer le rôle ambigu que peuvent jouer les petits et moyens propriétaires dans les conflits passé, actuels et à venir : le combat politique de cette classe porte d’ores et déjà sur la dénonciation de l’agro-business ( des exploiteurs qui en aval et en amont étrangle le producteur grâce aux dynamiques de libre marché), et soulève la question éthiques et philosophique du rapport à la terre qu’entretiennent nos société moderne. En tant que tel il nous faut donc être capable de reconnaitre que le reflexe « réactionnaire » de la défense de la petite propriété porte un potentiel politique certain à l’heure ou la gauche est enfin capable de voir grâce à l’écologie toute l’ambiguïté des concepts de « progrès » et de « développement » qui lui ont longtemps servi de boussole.

C’est depuis une telle perspective que nous serons capables de voir comment la colère des agriculteur·ices peut et doit être transformée en puissance progressiste capable, grâce à l’apport des forces de la gauche sociale et écologiste, d’interroger en profondeur la santé du métabolisme socionaturel6 actuel et de faire émerger une transformation radicale de nos modes de production et de consommation, seule solution globale capable de répondre à la détresse des agriculteurs·ices, la précarité des consommateurs·ices et la santé des écosystèmes.

Les mutations des relations de propriété du monde agricole : la concentration du foncier comme tendance lourde

Dans le monde 1% des exploitations agricoles concentrent 70 % des terres agricoles. En Europe, ce sont 3 % des entreprises qui possèdent plus de la moitié des terres cultivées7. La tendance mondiale est donc nettement à la concentration du foncier. Pour ce qui est de la France les données manquent, mais il semble que la situation dans l’hexagone, bien que plus contrastée, n’échappe pas à ce phénomène.

Ainsi en 2016 l’INSEE notait qu’en France les « grandes exploitations » occupaient 73 % de la surface agricole8. Une grande exploitation étant définie par rapport au concept de production brut standard autrement dit vis à vis de sa dimension économique en potentiel de production. Au-delà de 100 000 euros de potentiel de production annuelle une entreprise est dite « grande », et en moyenne ces entreprise possèdent 111 hectares.

Ces grandes exploitations sont devenues majoritaires en seulement quelques années, ainsi toujours selon les données INSEE, entre 2000 et 2016 les petites exploitations ont diminué de moitié lorsque les grandes ont légèrement augmenté. Le fait que le nombre de petites fermes s’effondre alors que les grandes restent plutôt stables implique nécessairement une tendance à la concentration du foncier en France. (La surface cultivée, par ailleurs la plus étendue d’Europe, n’a pas explosé, le nombre d’agriculteurs a diminué drastiquement, ce qui signifie que la terre des millions de petits paysans est passée aux mains des quelques-uns les plus gros). Ces évolutions de rapports de propriété sont en train de reconfigurer le monde rural en France. Ce phénomène de concentration que l’on peut très bien qualifier d’accaparement des terres prend différentes formes.

De la sociétarisation à la holding : les différentes formes de l’agriculture de firme

L’analyse de la mutation des formes d’exploitations agricoles par les sociologues se fait essentiellement par le spectre d’une opposition entre agriculture familiale et agriculture de firme. Mais ces deux concepts, outre qu’ils drainent un aspect idéologique bien déterminé comme nous le verrons plus tard, englobe une réalité multiple.

Selon Hubert Cochet, une exploitation familiale peut être définie comme telle si elle répond à deux critères : premièrement l’essentiel du travail agricole doit être fourni par le ou la cheffe d’exploitation avec l’aide éventuel de sa famille. Et deuxièmement les deux facteurs de productions que sont le capital et le travail doivent appartenir à une même entité (individuelle, familiale), autrement dit dans une exploitation familiale l’agriculteur·ice laboure une terre qu’iel possède au volant d’un tracteur qui lui appartient9. Ces éléments supposent que le salariat reste l’élément déterminant dans la distinction entre agriculture familiale et agriculture de firme.

L’agriculture de firme recouvre donc, par la négative, les multiples formes d’exploitations ou le capital et le travail sont radicalement séparés ou à minima divisés. La première forme d’agriculture qui s’éloigne de la structure purement familiale (mais qu’on ne peut pas encore qualifier d’agriculture de firme), apparaît avec le phénomène de la sociétarisation.

La sociétarisation

La sociétarisation de l’activité agricole est la première expression de la tendance à sa financiarisation. Ainsi les sociétés de production agricole apparaissent lorsque le capital d’exploitation est divisé. La terre, les société outils, les bâtiments ou les troupeaux dans le cas de l’élevage, sont considéré comme constituant le capital d’exploitation. Dans un groupe agricole sociétaire plusieurs acteurs, travailleurs ou non, investissent dans des parts de capitaux.

La forme privilégiée qu’a pris la financiarisation par société de l’activité agricole reste les petites sociétés type GFA pour groupement foncier agricole ou les GAEC pour groupement agricole d’exploitation en commun. Les GAEC ne sont pas nécessairement réalisés dans un cadre familial et surtout ils sont une forme de société où les actionnaires sont aussi travailleurs, ces sociétés ont permis aux agriculteurs de sortir du cadre purement familial et favorise le travail entre associés. Dans un Gaec les travailleurs répartissent le poids de l’investissement. Les CUMA pour coopérative d’utilisation du matériel agricole permettent quant à elles de partager le financement des machines agricoles entre différentes exploitations. Là sociétarisation peut par exemple permettre à des petits et moyens exploitants de pouvoir bénéficier de gros outil pour une certaines périodes de l’année sans devoir apporter un capital disproportionné par rapport à leur dimension économique et à l’utilisation de ce matériel (difficile de rentabiliser une batteuse par ex, lorsqu’elle roule une fois par an) Dans le cas des GFA il s’agit encore souvent d’un cadre familial où les parts sont partagées entre un actionnaire qui travaille sur la ferme mais qui ne peut pas prendre en charge l’ensemble du capital dont il a besoin pour travailler, et des membres de sa famille qui en possèdent une part et touchent une rente . On peut donc observer à minima que la sociétarisation ne peut pas être amalgamée avec l’industrialisation de l’agriculture, en effet dans bien des cas ces structures juridiques ont historiquement favorisé la coopération et desserré le carcan familial qui pesait sur l’agriculture. Quoi qu’il en soit la forme sociétaire devient hégémonique dans les rapports de propriété agricole. Ainsi toujours selon l’INSE si en France 64 % des exploitations restaient des propriétés individuelles en 2016, les 36 % restant sont des sociétés, une proportion qui ne cesse d’augmenter au fil des années.

Mais ces premières formes de sociétés aussi anodines qu’elles peuvent paraître, représentent également un premier point d’appui vers l’agriculture de firme. En effet, une fois que « capital et le travail ne sont plus dans les mêmes mains », la finance peut potentiellement prendre une part de plus en plus importante dans le monde agricole. En fait si les chercheurs.euses alertent sur le fait que la sociétarisation est une menace pour la répartition du foncier agricole c’est que cette forme juridique nouvelle permet d’une part d’ouvrir le monde agricole à des investisseurs extérieurs, et d’autre part de favoriser l’émergence, depuis le monde agricole, de grandes exploitations monopolistiques. Ainsi le partage du capital et sa séparation potentielle d’avec le travail suppose que n’importe quelle entreprise, banque ou pays puisse investir dans des parts d’une entreprise agricole. Partant on voit se développer des géants fonciers qui non seulement accaparent la terre mais également introduisent une logique propre à la finance dans l’exploitation agricole. Les fonds investis dans l’agriculture dépendent encore plus de l’instabilité des marchés, cette fois-ci non plus seulement vis-à-vis du prix des produits dont dépend le producteur en aval, mais également en amont vis-à-vis de n’importe quelle valeur dont proviennent les fonds investis ( la santé du secteur économique agricole se retrouve dépendante de valeurs qui proviennent d’activités tout à fait exogènes) . La soumission de l'économie agraire à des logiques de pouvoir hétéronomes favorise dans le même temps le gigantisme des exploitations et la fragilité de la vie paysanne. Mais sans nécessairement parler d’investissement de géants de la finance dans le foncier agricole, l’actionnariat permet également aux grandes exploitations agricoles d’atteindre des dimensions toujours plus importantes. Elles grandissent plus vite et sont en mesure de dominer largement le marché du foncier. En investissant dans des domaines immenses, non seulement elles accaparent mais elle fait augmenter les prix, interdisant de facto l’accès à la terre a de plus petits exploitants.

Hubert Cochet notait ainsi qu’en 2013 les sociétés agricoles avaient acquis 9,2 % du nombre de biens total mis en vente sur le marché du foncier, mais pour 12 % de leur surface et 21 % de leur valeur. On remarque donc que si le phénomène n’est encore qu’une tendance pour la France, sa nature même suppose une potentielle accélération en très peu de temps. Sans législation rien n’empêcherait une dynamique monopolistique de transfigurer le paysage rural en une décennie.

À partir de cette première ouverture à la financiarisation, les entreprises agricoles ont vu leurs structures se complexifier au cours des rachats successifs.

Normalisation de la grande exploitation

Au premier niveau on remarque que la disparition des petites exploitations est directement liée à l’émergence de la sociétarisation. Ainsi les moyennes et grandes fermes sont devenues la norme dans le paysage français en seulement 20 ans. Dans la plupart des cas il s’agit d’un phénomène commun de moyen terme ou une entreprise familiale grâce à un actionnariat solide grignotent petit à petit les terres des petits exploitants qui partent à la retraite ou qui sont en redressement. La plupart des terres agricoles des villages français sont désormais partagées entre les mains de quelques moyens ou gros propriétaires qui ont survécu aux dégraissages successifs. Ces exploitants occupent en moyenne une centaine d’hectares et bien que d’une dimension relativement grande, subissent la pression du marché et restent dans une situation de précarité, craignant de figurer sur la liste des futures exploitations en faillite, de ne pas trouver de repreneur et de perdre le fruit de génération de travail familial au profit de leur voisin. Mais si cette majorité d’exploitants qui constituent bien une norme de l’exploitation agricole française est tout de même encore soumis à une pression c’est que d'autres acteurs pèsent de plus en plus sur le marché.

Agriculture de firme

Ainsi la financiarisation de l’agriculture a vu apparaître des acteurs atypiques sur le marché du foncier. Une liste exhaustive des formes types de l’agriculture de firme s’avère périlleuse tant il existe d’entreprises différentes avec des montages financiers et des fonctionnements toujours plus complexes. D’une part, nous l’avons dit des géants se créent à partir d’une première entreprise familiale. En créant des holdings, une famille peut racheter plusieurs exploitations et se retrouver à la tête de véritables empires agraires gérant une dizaine d'exploitations différentes10. Mais la finance venue de l’extérieur prend des formes particulièrement spectaculaires lorsque des géants financiers investissent dans des valeurs agricoles.

Ainsi les banques en premiers lieux investissent dans l’agriculture, Goldman Sachs ou encore la Deutsche Bank possèdent des milliers d’hectares agricoles dans le monde. En France, il est difficile de connaître les statistiques en raison de l’opacité dont bénéficie le marché des transactions, néanmoins un récent rapport de Terre de Lien note qu’aujourd’hui, un tiers des sociétés (hors GAEC et EARL) – soit 4% de l’ensemble des fermes – a plus de 50 % de son capital détenu par des investisseurs ne participant pas aux travaux agricoles11.

Entre les banques et les particuliers, le rachat de terres par des États est un des phénomènes qui alarme le plus les observateurs et les paysans eux-mêmes. Car l’achat de terre agricole ne répond pas qu’a une logique de profit, il s’agit aussi d’une question géopolitique touchant aux enjeux de sécurité alimentaire des États nation. Ainsi la potentialité de rachat de terres qu’a permis la scénarisation s’est accompagnée un peu partout dans le monde le rachat de terre par des puissances nationales dans une optique de souveraineté alimentaire. L’acquisition de foncier par des Etat leur garantit un accès privilégié au produit agricole même en dehors de leur propre frontière. Si le phénomène ne date pas d'aujourd'hui, il inquiète particulièrement les chercheurs qui y voient un autre facteur important de concentration du foncier qui peut à lui seul déséquilibrer fortement le marché en faisant fortement augmenter les prix.

En France le dernier phénomène en date est le rachat par une entreprise chinoise de 1700 hectares de terres agricoles dans le Berry. Un rachat de cette nature n’est pas uniquement à vocation entrepreneurial mais nationaliste et que l’entreprise en question, Hongyang, répond à une politique chinoise souverainiste. La particularité de ce genre de rachat c’est qu’il superpose une échelle d’acteur inédite sur le marché foncier, phénomène ayant pour conséquence un inégale accès à l’achat. En l’occurrence l’entreprise Hongyang a acheté les terres plus de 3 fois son prix estimé (1400 euros l’hectare estimé à 5000), quel petit producteur peut rivaliser face à de telles sommes ?

D’autres géants de la finance choisissent le secteur agricole aujourd’hui et ce non seulement parce qu’il est historiquement réputé pour être une valeur sûre, mais également au regard des perspectives de profit qu’offre le nouveau marché de l’agriculture biologique. En France le cas de 2mx organic est certainement parmi les plus inquiétants.

À la tête de cette toute nouvelle entreprise, Xavier Niel, Mathieu Pigasse et Mouez Alexandre Zouari. Des hommes d’affaires qui décident de miser gros sur l’agriculture bio et locale. La forme juridique de leur projet voit le jour grâce à la création d’une SPAC, un appareil financier qui vise à lever des fonds boursiers en vue du rachat d’une première entreprise qui permettra grâce au profit généré de rémunérer les actionnaires et de lancer une dynamique de rachat d’autres entreprises de secteur. Là où l'ambition est colossale c’est que 2mx organic envisage de concurrencer les marchés sur l’ensemble du secteur de « l’alimentation responsable », autrement dit les financiers projettent de racheter des entreprises de distribution de transformation et de production. Le but d’une telle démarche selon leurs propres termes serait de contrôler l’ensemble de la chaîne de production pour minimiser les coûts mais aussi de faire des économies d’échelle considérable puisque la spac pourrait être à la tête d’une multitude d’entreprises agricoles. Le fait de contrôler toute la chaîne de production n’est pas un détail, dans le cas de ces grandes entreprises c’est précisément ce qui leur permet d’évincer toute concurrence avec un agriculteur moyen : en effet contrairement à eux, les producteurs de 2mx organic ne subirait pas la pression des distributeurs et des transformateurs qui imposent leurs marges et pour cause : de la graine à l'emballage en passant par l’engrais, le travail et la logistique, tout appartient au même investisseur. De plus, les économies d'échelle pèsent sur un marché du bio avec des cahiers des charges exigeants, et en investissement massivement dans ce secteur de telles entreprises sont capables de faire chuter les prix.

La perspective d’un géant européen du bio (qui projette de faire son premier rachat dans les mois à venir) nous promet l’avènement de grands monopoles agricoles qui transformeraient de fond en comble l’agriculture et a fortiori l’agriculture bio et locale. Ajoutons à cette perspective que Xavier Niel à ouvert à Paris en 2022 la plus grande école de formation agricole biologique d’Europe, et on comprend que des géants de la finance entreprennent de maîtriser la totalité du secteur agricole durable et s’apprêtent à raser sur leur passage la niche qu’était encore l’agriculture bio et locale permettant de rémunérer correctement de petits producteurs.

Cet exemple nous montre que la menace se situe autant sur le foncier que sur le marché puisque ce double contrôle des grandes entreprises promet des jours difficiles à qui veut « reprendre la terre » et la vivre autrement 12.

Ainsi on sait que l’acquisition du foncier n’est pas une condition sine qua non pour maitriser la production. Depuis longtemps déjà les entreprises en agroalimentaire et les firmes d’agrobusiness fournisseuses d'intrants ou de matériel, jouent en réalité un rôle décisif dans l’orientation de la production. L’entreprise Danone par exemple entreprend d’intervenir d’autant plus dans la chaîne de production à travers des partenariats et des aides à l’installation en bio. Ce genre de démarche, si elle s’émancipe de la simple question du foncier, participe à déterminer les enjeux d’accès à la terre et de son usage. Dès lors, il ne s’agit plus seulement d’accaparer la propriété mais d’occuper l’espace, verrouillant ainsi toutes les tentatives marginales d’habiter la ruralité autrement.

ETA et occupation des terres agricoles

Il faut insister sur le fait que la sociétarisation a été l’étape cruciale des mutations du monde agricole. Car ce qu’a permis cette évolution juridique à travers la séparation du capital et du travail, c’est une potentielle multiplication des acteurs intégrés au processus de production. Le recul de l’agriculture familiale c’est avant tout l’avancée de la division du travail. C’est dans ce contexte que les entreprises de travaux agricoles dites ETA ont pris une importance déterminante dans la production agricole et donc dans la destination et la gestion du foncier qui détermine son acquisition. Les entreprises de travaux agricoles naissent généralement depuis une exploitation bénéficiant de solide moyen de production qu’ils souhaitent rentabiliser en louant leurs services à des voisins. Partant, certaines ont pris des dimensions sans précédent. L’activité de ces entreprises peut aller d’un service simple, moisson; ensilage ; laboure, à une prise en charge totale du cycle de production. Dans bien des cas, ce ne sont pas les exploitants qui louent le service d’une ETA mais L’entreprise elle-même qui loue la terre de propriétaires qui deviendront bientôt rentiers. Ainsi de nombreux exploitants familiaux n’ayant plus les moyens de cultiver leurs terrains, ou ne pouvant pas en dégager une production assez grande pour être valorisable, font appel à des prestataires et se contentent de louer leur parcelle au mois ou à l’année. De ce fait, certaines entreprises agricoles gèrent de véritables empires. Dans la production céréalière en particulier, ces entreprises cultivent des milliers d’hectares et ce en toute discrétion puisque l’exploitant officiel reste le propriétaire du foncier qui ne bénéficie que du « service » d’une entreprise de sous traitance.

Dans le cas d’une gestion complète de la production, une telle entreprise possède de nombreux salariés, dont des agronomes, des mécaniciens et des chauffeurs, la division du travail y est beaucoup plus développée que dans le modèle familial.

Une fois encore il faut donc remarquer que si de telles entreprises ne possèdent pas nécessairement un foncier propre, il occupe l’espace cultivable, il s’agit bien dans le cas des ETA d’une stratégie capitaliste de prise des terres.

De ce fait, il nous faut réaffirmer que la question de l’accès au foncier agricole doit prendre en compte l’ensemble des rapports de propriété, c’est à dire non seulement de la propriété foncière mais de l’ensemble des moyens de production agricole ainsi que la sphère de la distribution. Dans une économie de marché, l'occupation de l’espace est déterminée autant par la possession de l’espace que par celle de matériel agricole, d’intrant ou de savoir-faire.

Pour preuve la disparition des millions de petits paysans qui découle de leur trop faible capacité de production les empêchant de rentabiliser leur produit sur le marché, ou encore de leur incapacité à investir ou rembourser le matériel les intrants et les structures qui doit toujours être à niveau d’un seuil critique en perpétuel croissance en dessous duquel ces propriétaires terriens verrons nécessairement leur bien leur échapper.

Les origines de ces mutations

La tendance à la concentration du foncier est structurelle. Comme dans d’autre secteurs de l’économie, la logique du libre-marché mène nécessairement à des dynamiques monopolistiques. Ainsi l’impératif de production, relayé en amont par les fournisseurs d’intrants, ou en aval par la grande distribution et qui pèse sur les producteurs, ne peut qu’aboutir à un écrémage des petits exploitants au profit des gros. Dans ce contexte, l'agrandissement des exploitations apparaît comme un cycle sans fin, une des principales causes de la disparition des exploitations repose sur la lourdeur des entreprises actuelles qui deviennent impossible à transmettre. Autrement dit plus une exploitation est de grande dimension plus il sera difficile à reprendre par de petits exploitants, et encore moins par de jeunes sans terres, si bien que les seuls repreneurs sont des entreprises encore plus imposantes.

Mais cette logique n’est pas seulement économique, elle est accompagnée par des interventions politiques, des normes juridiques et des tendances idéologiques. Ainsi la sociétarisation en France a été voulue par les pouvoirs publics qui ont favorisé ce modèle dans la loi d’orientation agricole de 2006. La volonté affichée des législateurs était de s’éloigner du cadre familial pour se diriger vers un modèle entrepreneurial. Ainsi la loi permet notamment la cessation de bail hors cadre familial. Tendance idéologique enfin, repérable dans les éléments de langages contemporains qui cherchent toujours à remplacer les termes d’agriculteurs ou de fermier par chef.fe d’entreprise ou entrepreneur. Via l’accélération de la division du travail, l’activité agricole s’intègre définitivement comme une activité économique parmi d'autres, une mutation qui dans bien des cas à même été souhaitée par les agriculteurs parfois écœurés des contraintes du modèle familiale patriarcale et traditionaliste.

Au-delà de la question de la propriété privé : la petite propriété contre l’exploitation du marché et l’aliénation des travailleur·es de la terre

L’analyse des dynamiques d’accaparement du foncier est nécessaire pour comprendre que le monde agricole d’aujourd’hui a profondément changé, et que son ancrage historique à droite , ne peut que s’approfondir au regard des tendances à la concentration du foncier qui implique une surreprésentation des gros propriétaires terriens dans ce qui reste du monde paysan.

Mais paradoxalement cette concentration nous invite à réinterpréter ce qu’englobe pour nous le concept de « monde agricole » qui contrairement à ce qu’il a été par le passé n’est plus un simple amas de petits propriétaires terriens et doit être désormais inclure une masse toujours plus grande de salariés rendant de facto caduque l’assimilation des luttes agricole à une lutte de propriétaires terriens axée sur la simple défense bornée de la propriété privé et du libre marché13.

Ainsi dans une certaine mesure, nous pouvons remarquer que l’ancrage résolument droitier du monde agricole, auquel n’échappe pas la lutte en cours14, est largement dû à la question des rapports de propriété : les gros propriétaires étant surreprésentés l’adhésion à une politique droitière fait figure d’évidence.

Et pourtant, il serait tout à fait prétentieux et stupide de vouloir conclure de cette analyse économique quelques nécessité absolue qui puisse déterminer en dernière instance la nature et l’avenir du mouvement paysan. Car en effet plusieurs facteurs doivent entrer en compte qui doivent nous amener à complexifier notre analyse : la particularité des relations de propriété dans le monde agricole et la centralité historique des travailleur.euse de la terre dans l’échange métabolique entre la nature et la société. Ainsi la représentation agricole est loin d’être parfaitement homogène : si elle reste historiquement dominée par la FNSEA et la JA qui (54,7% des suffrages aux dernières élections professionnelles datant de 2019) ancrée dans la droite libérale et productiviste, il est a noter que la Coordination rurale (21% des suffrages sur cette même élection de 2019) a été a l’initiative de beaucoup d’action de blocage durant ce mouvement et sa voie historiquement porté sur une droite plus conservatrice voir identitaire, a été très présente ces dernières semaines. Enfin notons que la confédération paysanne historiquement le plus progressiste (19,3% en 201915), si elle a tardé à rentrer dans le mouvement, reste le dernier mobilisé et tente de concentrer le débat sur la question du prix et des revenu.

Mais alors pourquoi la question de la propriété ne suffit pas à expliquer la réalité économique tet politique du monde agricole ? Sur le premier point d’abord il convient de complexifier l’analyse économique lorsque l’on s’intéresse aux rapports de production agraire, l’erreur consisterait à s’arrêter à la question de la propriété de la terre et des outils de production pour pouvoir répartir les agriculteurs.ices entre différentes classes et trancher définitivement entre ennemis et alliés potentiels. Car alors même que la plupart des agriculteurs.ices mobilisés.es ces derniers jours sont bien pour la plupart de moyens et gros propriétaires terriens au volant de tracteurs valant des dizaines de milliers d’euros, il serait absurde de ne pas reconnaître la souffrance profonde dont ces hommes et ces femmes font part. Et pour cause l’économie agraire aujourd’hui est ainsi faite que des chefs.fes d’entreprise, propriétaires de leur moyens productions et brassant des milliers d’euro de trésorerie chaque année peinent réellement à vivre décemment de leur travail et se tuent littéralement à la tâche ( le taux de suicide chez les agriculteurs·ices reste dramatiquement élevé). Ce phénomène s’explique en partie par le fait que l’hétéronomie des travailleurs.euses de la terre est organisée en amont et en aval de la production : leur sort dépend largement de la voracité des marchands d’intrants d’un côté, et des acheteurs de la grande distribution de l’autre. L’exploitation prend des formes complexes et ne doit pas être réduite à la question du salariat ( comme le phénomène de l’uberisation du travail a largement montré dans les autres secteurs d’activité). De ce point de vue, la focalisation de la colère des agriculteurs.ices sur la question des normes environnementales ne doit pas être simplement interprétée comme un réflexe anti-écologique ou climatosceptique. Ainsi dans bien des cas la question du rapport aux normes est a mettre en lien avec la sensation d’injustice que vivent les petits et moyens propriétaire devant leur impossibilité de répondre à des exigences de marché structurellement favorables aux entrepreneurs les plus puissants16. Les agriculteurs.ices sont les premiers.ères à observer et vivre le changement climatique, l'effondrement du vivant et la nocivité des produits phytosanitaires ( iels en sont les premières victimes) dans ce contexte, à travers leur refus des normes, les travailleurs.euses en lutte expriment en premier lieu la nécessité impérieuse de leur apporter les moyens de respecter celle-ci, moyens technologiques et financiers. Cette revendication est d’autant plus légitime qu’elle souligne précisément le rôle pervers que tient la régulation écologique européenne quant aux dynamiques de concentration de la propriété que nous entendons explorer. En effet, les cahiers des charges environnementaux sont indéniablement difficiles à respecter pour les petits producteurs, et dans un contexte où la filière bio voit ses prix s'effondrer, s’en tenir aux normes signifie littéralement investir plus de temps de travail et de capitaux dans la production sans rien gagner en retour. des contraintes que seuls les plus gros producteurs peuvent prendre en charge et qui à l'inverse achèvent les petites exploitations n’ayant déjà plus aucune marge budgétaire. Ce phénomène vient renforcer la dynamique de disparition de la petite paysannerie au profit de la grande exploitation et de l’agro-industrie. Plus largement les normes agricoles telle qu’elles existent aujourd'hui sont un frein à l'appropriation par le bas de nos espaces ruraux, elles sont un outil des puissances politiques et économiques empêchant toutes les pratiques qui tentent de résister au modèle agro-industriel17.

Mais ce phénomène de souffrance (quasi) généralisée du monde agricole ne devrait pas amener nécessairement à expliquer sa droitisation, au contraire devrait-on dire, alors comment expliquer cette tendance droitière ? Si nous ne devons pas exagérer cet ancrage à droite ni en déduire que « rien de bon » ne puisse sortir de cette séquence, il nous faut remarquer néanmoins qu’un deuxième phénomène semble contribuer à la droitisation du mouvement paysan, phénomène non déterminé par la question strictement économique voir en contradiction avec celle-ci. Et en effet comment comprendre que même parmi les petits producteurs et les victimes du libre échangisme, on trouve parfois une adhésion au valeurs conservatrices et aux discours en défense de la propriété privé et du libre marché qui explique cette surreprésentation de la droite au niveau syndicale et politique (FNSEA/CR/FN). Autrement dit, la vieille question qui de tout temps a fait buger le logiciel gauchiste se pose encore à nous : comment des travailleurs.euses peuvent-ils lutter politiquement contre leurs intérêts économiques objectifs ?

Et bien peut être pourrions-nous postuler qu’hier comme aujourd’hui, le monde agricole en lutte a toujours été dépositaire de quelque chose de plus que son seul intérêt de classe, un quelque chose qui transcende la question strictement économique et entend interroger la manière dont nos sociétés se rapportent à la terre.

Car en dernière analyse, les agriculteurs.ices, gros et petits, de droite comme de gauche, ont la charge du point central de l’échange métabolique entre nos sociétés et la terre, aujourd’hui comme hier, les paysans.annes « portent sur leur dos » l’édifice social en son entier et servent d’interface entre l’homme et la nature. Depuis cette situation radicalement « terrestre », cette partie de la population vit naturellement l’injustice économique qu’elle subit comme un symptôme d’un dysfonctionnement radical de nos sociétés modernes. Les acteurs.ices du mouvement social le disent en ces mots « comment se fait-il que ceux-là mêmes qui nourrissent la société tout entière n’arrivent eux-mêmes pas à vivre ? ».

« Nous marchons sur la tête » , premier slogan de la mobilisation en cours nous parle de ces hommes et ces femmes qui depuis leur situations particulière peuvent en effet rendre compte de l’absurdité de notre modèle social qui dévalorise économiquement la terre et ses travailleurs.euses semblant considérer le vivant humain et non humain comme un donné, un facteur de production comme un autre, substituable à volonté, ignorant de fait qu’aucune valeur économique ne pourrait être créé sans l’existence de cette activité fondamentale. Oui, nos modèles économiques et sociaux marchent bel et bien sur la tête, la valeur marchande abstraite, oublie qu’elle prend corps à travers des denrées naturelles essentielles de même que la ville continue toujours et encore de se développer au dépend de son arrière-pays rural. Et là où les agriculteurs.trices rendent compte de la situation en termes économiques ( leur travail est moins valorisé que certains « bullshit jobs » urbains), le constat peut se faire également du point de vue écologique ( le développement de la société industrielle et digitale alors qu’il repose sur l’agriculture, ne fait que détruire la terre et ceux qui l’habitent). De là c’est tout naturellement qu’émerge un agrarisme18 revenant immanquablement à travers les siècles pour nous rappeler au "bon sens", nous faire comprendre que l’édifice social en son entier dépend du travail de la terre et que faute de soigner ce lien essentiel nous courrons à notre perte « notre fin sera votre faim ».

C’est en fait depuis cette position que s’exprime un sentiment toujours politiquement ambigu : celui de l’attachement à la terre vécu par les travailleurs.euses ruraux qui renvoie directement la modernité urbaine à sa dimension « hors sol ». Ainsi la rhétorique agrariste nous parle de ces archaïsmes indépassables : toute moderne que sera notre société à venir, elle ne pourra jamais s’affranchir totalement d’un rapport au sol et au vivant, elle aura toujours au moins un pied dans la terre.

Or cet agrarisme économique et philosophique a toujours été un angle mort de la gauche qui n’a jamais su s’emparer de la question de l’attachement à la terre et a historiquement laissé l'extrême droite faire de la question de l’ancrage terrestre une question identitaire et réactionnaire19.

La gauche et les agriculteur·ices en Europe : quelle stratégie pour l'avenir ?

Pour autant il n’est pas trop tard pour rattraper ce retard historique, au contraire même, le moment semble être désigné comme étant celui où notre camp porte le devoir historique d’une prise en charge de ces enjeux économiques sociaux et éthiques. Car en effet la gauche socialiste a fait son temps, et là où nos anciens, par leur ancrage historique dans les luttes ouvrières, se sont parfois rendu aveugles à ces enjeux décisifs, notre génération est incontestablement celle de l’écologie, autrement dit celle d’une force progressiste conjuguant systématiquement la justice sociale avec la question du rapport à la terre et au vivant.

Sur le volet social d’abord, il s’agit de tirer les conséquences des tendances à l’œuvre. Le modèle ouest-européen basé sur la moyenne propriété et le faire valoir direct (ces exploitations ou capital et travail ne sont pas encore séparés) semble condamné, il disparaît en France beaucoup plus progressivement qu’ailleurs dans le monde, mais non moins sûrement. De cette disparition d’un modèle qu’on a faussement présenté comme éternel découle plusieurs conséquences pour l’avenir des luttes.

La tragédie que vivent depuis 60 ans les petits exploitants semble n’en plus finir et pourtant il faudra bien qu’un nouveau modèle émerge de cette hécatombe historique. Or, dans un modèle agricole de grande propriété foncière le rapport à la question sociale se pose différemment : en effet, aux grands propriétaires fonciers voir aux actionnaires de l’agriculture, le monde agricole se compose largement des travailleurs salariés, parfois migrants, monde qui dit englober également l’ensemble des travailleurs précaire et maltraité de l’agro-industrie qui reste l’un des secteurs les plus dur en termes de pénibilité du travail. De ce fait, les luttes sociales à la campagne ne pourront pas toujours prendre le visage qu’elles ont pris au cours des derniers siècles 20. La lutte des classes peut avoir de beaux jours devant elle dans le monde agricole21.

D’un autre côté, en observant que la lutte de la moyenne exploitation contre la grande est avant tout une lutte pour maintenir un modèle productif dans lequel capital et travail sont encore réunis, nous devons être capable de reconnaître la souffrance des agriculteurs.ices comme la défense d’un archaïsme politiquement puissant22. En effet, sans défendre le modèle de la petite propriété privée, il nous faut pouvoir dire que le travail agricole est une singularité historique, une survivance d’un monde où le/la travailleur·e n’était pas radicalement aliéné, un monde où l'homme bénéficiait encore d’un accès à son « corps inorganique23 », la terre, outil de travail et lieu de l’habiter. La défense de la propriété privée doit être également comprise dans ce contexte comme un droit à la dignité.

Ainsi la gauche écologique peut tout à fait prolonger et rejoindre le mot d’ordre des travailleurs.euses en lutte. N’importe quelle scientifique ou militant écologiste peut le dire aujourd’hui : nous marchons sur la tête, et nous devons revenir sur terre. De ce point de vue ce n’est pas un hasard si parmi les formes de luttes progressistes les plus créatives et conflictuelles de ces dernières années figure dans les premières positions celle de Notre-Dame-des-Landes et son prolongement historique le mouvement des soulèvements de la terre ( qui a fait un communiqué formidable à propos du mouvement). Nos forces sont désormais capables de prendre en charge la question de l’attachement à la terre , du droit des travailleurs.euses, en même temps que celle du respect du vivant. Plus encore, elles peuvent répondre mieux que l’extrême droite à la spécificité du moment que nous vivons relativement à l'histoire du mouvement paysan. Car en effet, dans de nombreuses prises de paroles on observe que ce dont nous parlent en premier lieu les insurgés.es, c’est de l’incapacité du modèle agricole existant à s’adapter aux transformations climatiques et écologiques qui s’accélèrent.

La question de l’eau (qu’avait désigné les soulèvements de la terre ainsi que la FI comme étant un enjeu crucial des années à venir, là où le RN reste honteusement muet) revient dans tous les discours comment adapter nos modèles productivistes à des climats ou le cycle de l’eau est bouleversé ?

Pratiquement aujourd’hui et demain nous pouvons suggérer qu’un des facteurs décisifs de la tournure que prendront les luttes agricoles, sera de savoir si les mouvements axeront leurs revendications sur le revenu mais également leur capacité à être rejointe par ces masses de salariés agricoles et de l’agro-industrie, enfin l’émergence de la voix des personnes qui dépendent directement des politiques agricoles, les consommateurs les plus précaires, semble elle aussi d’une importance décisive. Ainsi un des moyens de sortir par le haut de la crise du monde agricole aujourd’hui c’est d’envisager systématiquement la question de la production avec celle de la consommation.

Si une alliance entre la confédération paysanne et les ouvrièr·es (notamment saisonnier racisé·es) peine encore à voir le jour et fait figure d’urgence stratégique aujourd’hui, notons néanmoins que le travail fait conjointement par la confédération paysanne, les Soulèvements de la terre et des associations comme la sécurité sociale de l’alimentation semble proposer un front rassemblant producteur·ices, militant·es écologistes et défenseur·ses de la justice sociale capable d’approfondir les contradictions du modèle en cours et proposer une alternative conséquente et puissante à la crise que nous vivons.


  1. Sur cette question, voir notamment le travail de Henry Bernstein par ex L’agriculture a l’ère de la mondialisation ou pour une perspective historique Robert linhart lénine les paysans et taylor, ou encore W.H Hinton Fanshen. ici nous nous concentrerons sur l’inégalité de l’accès a la terre mais la questino doit également se poser quant a l’inégalité de revenu qui doit faire l’objet d’une analyse approndi, quelques élements ont été donné par Thomas Piketty récemment https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/10/thomas-piketty-les-paysans-apparaissent-comme-la-plus-inegale-des-professions-en-france-actuellement↩︎

  2. https://www.humanite.fr/social-et-economie/agriculteurs/a-la-tete-de-la-fnsea-qui-est-arnaud-rousseau-le-businessman-qui-voulait-passer-pour-un-paysan ↩︎

  3. L'économie politique est la science des lois qui régissent les relations économiques, c'est-à-dire les relations sociales qui ont lieu entre les membres de la société par l'intermédiaire des biens matériels et des services. ↩︎

  4. Jasper Bernes Le ventre de la révolution : L’agriculture, l’énergie et l’avenir du communisme”, Chou Blanc Éditions, 2022, https://choublanceditions.noblogs.org/post/2022/01/13/le-ventre-de-la-revolution-lagriculture-lenergie-et-lavenir-du-communisme-jasper-bernes/ ↩︎

  5. L'agrarisme est une doctrine mettant en avant les valeurs et l'importance du secteur agricole dans la société. Elle prône la préservation des traditions rurales, ainsi que le maintien de modes de vie et d'une économie basée sur l'agriculture. ↩︎

  6. Le métabolisme social ou métabolisme socio-économique désigne l'ensemble de flux de matériaux et d'énergie qui se produisent entre la nature et la société. Pour une approche marxiste de la question voir notamment John Bellamy Foster ou Kohei Saito. ↩︎

  7. Voir https://www.landcoalition.org/en/uneven-ground/ ↩︎

  8. Voir https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277860?sommaire=4318291#consulter ↩︎

  9. Voir https://journals.openedition.org/economierurale/5095 ↩︎

  10. En France on peut penser à la holding FLB qui cumule plus de 1450ha en Bretagne, voir sur le sujet : https://basta.media/toujours-plus-de-holdings-agricoles-en-france-vers-une-agriculture-sans-agriculteur ↩︎

  11. Terre de lien La propriété des terres agricoles en France, disponible en ligne : https://terredeliens.org/documents/686/RAPPORT_LA_PROPRIETE_DES_TERRES_AGRICOLES_EN_FRANCE.pdf ↩︎

  12. Sur ce cette question voir le collectif reprise de terre : https://www.terrestres.org/2021/07/29/reprise-de-terres-une-presentation ↩︎

  13. En Amérique du Sud, par exemple où les grands propriétaires fonciers règnent depuis longtemps sur les terres agricoles, les mouvements progressistes de paysans sans terre, d’ouvriers agricoles et de micro-propriétaires, ont toujours été présents et dynamiques contrairement à l’Europe de l’Ouest longtemps caractérisée par un modèle agricole mix, relativement protectionniste et composé en grande partie de propriétaire moyens. ↩︎

  14. Inutile de se cacher derrière son petit doigt : la confédération paysanne est largement minoritaire dans la représentation syndicale dominée largement par la fnsea et la cr très droitière, à propos du mouvement lui-même Le Pen et Bardella n’ont pas de mal à se rendre sur les ronds point la ou LFI ou la CGT n’ont pu que dignement apporter un soutien bienvenu mais lointain, quant aux mots d’ordre présent en manif qui excèdent la simple question agricole, on remarque plus facilement des slogans anti-écolo voir anti- migrants, que des appels à socialiser les moyen de production et sauver la planète. ↩︎

  15. Chiffres du ministère de l’agriculture : https://agriculture.gouv.fr/elections-des-membres-des-chambres-dagriculture-2019-0 ↩︎

  16. Sur ce sujet voir Le paysan impossible, Yannick Ogor, 2017. ↩︎

  17. Pour autant il serait dangereux de condamner toute norme en soi, et particulièrement les normes environnementales. Ainsi être capable de reconnaître que la régulation actuelle se fait au profit des puissants ne doit pas nous empêcher de remarquer que les normes restent un outil potentiel de socialisation partielle de la propriété privé, permettant de conditionner l’accès à la terre au respect de certaines règle de justice sociale et environnementale décidé collectivement, le “jus” de la propriété privé sans “l’abusus”. Autrement dit avant l’hypothétique socialisation de la terre agricole, les normes peuvent être un outil de luttes au service de la justice sociale et de l’écologie. Voir Tanguy Martin, Cultiver les communs, une sortie du capitalisme par la terre, Syllepse, Paris, 2023. ↩︎

  18. Au XVIIIe siècle notamment la crise de la distribution agricole a fait part belle aux discours agrariste, progressistes ou non, « toutes les richesses viennent de l’agriculture” scande François Quensay qui veut libéraliser le marché du grain. « l’importance de l’agriculture n’a d’égale que l’abandon dont elle est réduite » déclare Henry Pattulo en 1758 dans un de ces manuels d'agriculture qui pullulent à cette époque et reprennent tous cette rhétorique agrariste. ↩︎

  19. Sur ce point voir Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Klincksieck, 2017. ↩︎

  20. Dans le 18 brumaire notamment, Marx s’attarde longuement sur ce qu’il estime être l’incompatibilité fondamentale entre le paysan parcellaire français et le mouvement ouvrier révolutionnaire, depuis le monde agricole a souvent été associé dans la tradition marxiste à une population fondamentalement réactionnaire. ↩︎

  21. De ce point de vue, le marxisme agraire orthodoxe, à commencer par K.Kautsky, avait vu juste même si à retardement la prolétarisation du monde agricole est une dynamique inarrêtable qui n’ira pas sans atteindre un niveau de contradiction critique. ↩︎

  22. Sur l'archaïsme communaliste et la puissance politique dans l’histoire de la gauche voir Frédéric Rambeau A contre temps, Paris, PUF, 2023. ↩︎

  23. L’expression est de Marx dans Karl Marx,Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2016. ↩︎