Le futur de GKN est aussi le nôtre

Cet article datant du 2 octobre 2023 revient sur certains aspects de la lutte des ouvrier·ères l’ex-usine GKN, tout en l’inscrivant dans le contexte politique actuel du gouvernement Meloni. La lutte organisée par les travailleuses et travailleurs après l’annonce d’un licenciement annoncé en 2020, a mobilisé ces dernières années un important réseau de solidarité. L’exemple de GKN a montré l’importance de la planification et de l’organisation de la lutte autour des enjeux économiques et écologiques pour préparer l’avenir.

Une manifestation des ex-GKN et de leurs soutien (crédit - Collettivo Di Fabbrica - Lavoratori Gkn Firenze)

L'article original est à retrouver ici. Vous pouvez aussi devenir des actionnaires populaires de GKN ici

Nous étions encore en 2021 lorsque la présidente de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni parlait du collectif de l’usine de la GKN. À cette période, le tribunal de commerce de Florence avait accepté le recours contre le licenciement collectif des 422 ouvriers de l’établissement de Campi Bisenzio, Florence, laissés à la maison d’un jour à l’autre par le fonds d’investissement Melrose à la suite d’un mail. "La décision du tribunal de commerce sur le cas GKN est juste" avait dit Meloni à cette occasion. "Défendre l’économie réelle et le travail, combattre les délocalisations sauvages des multinationales et empêcher que des cas similaires ne se reproduisent, continuera d’être la priorité de Fratelli d’Italia.

Deux ans ont passé et pendant ce temps, Giorgia Meloni est arrivée à la tête du gouvernement et a changé le nom du ministère du développement économique,qui s’appelle désormais le ministère des entreprises et du Made In Italy. Toutefois, rien n'a permis de relancer la fortune du tissu productif du pays. Au contraire, la situation est toujours plus préoccupante. Dans un entretien, la sous-secrétaire d’État Fausta Bergamotto a carrément discrédité le plan de réindustrialisation et interpellé le gouvernement.

Durant les deux années passées, trois cadres se sont relayés au gouvernement. Aucun n’a su donner de réponse aux ouvriers de la plaine florentine, ni engager une véritable transition dans le secteur automobile. L’ex-ministre du mouvement 5 étoiles Roberto Cingolani l’avait décrit comme un "bain de sang", suggérant que la réduction de l’impact environnemental de notre système productif aurait produit une perte significative de postes de travail, en particulier dans l’industrie automobile. La décision de fermer l’établissement de Campi Bisenzio était précurseur d’un destin prêt à frapper le secteur tout entier.

Peu de temps après, une procédure de licenciement similaire a été annoncée à l’usine Gianetti Ruote à Ceriano Laghetto dans la province de Monza qui a licencié 152 employés, toujours par un simple mail ; à l’usine Bosch de Bari, qui a annoncé en 2022 700 licenciements sur 5 ans ; et l'établissement Marelli de Crevalcore, Bologne, qui a, en septembre, indiqué la future fermeture de l'usine de composants. La logique est toujours la même, "fermeture et ragoût" telle que l’ont définie les économistes de la Scuola superiore Sant’Anna di Pisa Giovanni Dosi, Andrea Roventini et Maria Enrica Virgillito : "déballer" les entreprises pour les donner au plus offrant.

La logique du ragoût

Cette logique a régi aussi pendant le mois d'août 2021 les 87 tables de crise à l’agenda du ministère du développement économique, qui impliquait environ 100 000 travailleur·ses. Selon les économistes de Sant’Anna, les licenciements de masses sont un choix politique. Les délocalisations et les privatisations sont avantageuses pour le privé mais coûteuses pour l’État, parce qu’elles demandent des amortisseurs sociaux pour les ouvriers. Mais ce sont les territoires qui en font les frais, parce que ces opérations laissent derrière elles un désert productif dans lequel prolifère le chômage et les crises sociales. La transition écologique dans le secteur automobile ne doit pas être un bain de sang. Elle ne doit pas soutenir les fantaisies spéculatives des entreprises et des fonds d’investissements : on peut se doter de mesures d’intervention étatiques pour créer des alternatives viables.

C’est précisément pour cela qu’un groupe de recherche interdisciplinaire s’est constitué et auquel participent notamment les économistes de Sant’Anna. L’objectif est d’aider le collectif d’usine de GKN à élaborer un "plan sur plusieurs niveaux pour la stabilité de l’emploi et la réindustrialisation de l’usine de Campi Bisenzio", publié dans les Cahiers de la Fondation Feltrinelli. Comme on le lit dans le rapport, le groupe a voulu élaborer le plan de réindustrialisation en suivant la trajectoire de développement durable prévue par les organisations internationales comme le GIEC et l’Agence Internationale de l’Energie.

Le cœur de ce projet, cohérent avec le PNRR (plan national de relance et de résilience), c’est la mobilité soutenable et la production d’énergie propre en partant d’une perspective synergétique du développement économique et social dans laquelle l’innovation technologique et la haute formation vont de pair avec la protection des terres et des communautés. Cette proposition représente une alternative concrète à une perspective de désindustrialisation certaine et de déclin validée par Artes 4. 0, un des centres de compétences créés en 2018 par le ministère du développement économique et chargés de promouvoir le transfert technologique du tissu productif, établissant des liens entre les universités et les entreprises.

Sortir de l’immobilisme

Malheureusement, ce projet n'a jamais été discuté ni au ministère ni par les institutions régionales, bien qu'il ait été présenté aux personnes directement concernées. Depuis plus de deux ans, le collectif de l’usine de Gkn demande à la politique de sortir de décennies d'inaction. Pour les travailleurs, qui ont célébré le 9 juillet dernier deux ans d’assemblée permanente, cette nécessité est devenue encore plus urgente après l'acquisition de l’usine par l'entrepreneur Francesco Borgomeo, dont l'arrivée en décembre 2021 a marqué le début d'une phase d'incertitude faite d'inaction, d'attente et de tables de négociation désertées.

Le plan de réindustrialisation de l’entrepreneur qui s’appelle de façon emblématique "QF Spa", la nouvelle GKN, "Qf" signifie "Quatre f" : confiance en l'avenir de l'usine de Florence (en italien fiducia nel futuro della fabbrica a Firenze) est rapidement ignoré. Comme l'a reconstitué le journal d'investigation Irpimedia, les promesses faites par Borgomeo - notamment l’investissement de quatre-vingts millions d'euros,"des productions sur mesure dans le secteur de la mobilité électrique" et la transformation de l’usine en un "centre de recherche et de développement très important, "parce que nous avons réussi à convaincre les grands acteurs industriels" - se sont évanouies au bout de quelques mois.

En février 2023, après un an de tables de négociations désertées par Borgomeo et des mois sans salaires, l’usine est mise en liquidation. Il faudrait se demander comment un projet industriel qui n'a jamais vu le jour a pu être annoncé à grand bruit alors qu'il manquait d'investisseurs. Le fait est que, même dans ce cas, les travailleur·ses ne sont pas restés les bras croisés et ont construit une alternative.

Les "projets"

Tout en continuant à faire appel à l'intervention publique, le collectif de l'usine et le groupe de recherche interdisciplinaire ont lancé en mars 2023 la campagne de financement du projet "GKN for future", qui a permis de récolter 175 000 euros en un peu plus d'un mois. Au cours des mois précédents, un dialogue avait été entamé avec une start-up germano-italienne souhaitant développer en Italie la production de panneaux photovoltaïques et de batteries de nouvelle génération en matériau organique, afin d'être compétitifs sur le marché et de réduire l’exploitation du Sud Global pour trouver les terres rares, indispensables à ces technologies.

Au-delà de cette initiative, c’est le projet de Cargo-bike comme moyen de transport idéal capable de repenser la logistique légère dans nos villes congestionnées et se mettre au service des nouvelles réalités des services de livraison éthique. Du point de vue du dispositif patronal, l’usine publique et intégrée socialement à laquelle aspirent les ouvrièr··es de l’usine de Campi Bisenzio a pris la forme d’une coopérative, avec une activité mutualiste prévalente et à laquelle les personnes qui l'ont défendue prennent part : une réalité éco-durable dans laquelle le premier actionnaire est le territoire et ses réseaux de solidarité.

C'est ce que permet la loi Marcora de 1985, qui facilite la création de nouvelles coopératives par les travailleur·ses des entreprises en crise ou en liquidation, dans le but spécifique de leur permettre de ne pas accepter un chômage imposé et de ne pas recourir aux amortisseurs sociaux, qui représentent un coût pour l'État. Les entreprises récupérées par les travailleurs sont gagnantes, écrivent Paola De Micheli, Stefano Imbruglia et Antonio Misiani dans Se chiudi, ti compro (Guerini e Associati, 2017). La loi Marcora, après tout, est un outil efficace de politique active, capable d'”éviter le risque de dépérissement industriel" et d'"encourager le redémarrage du capitalisme territorial italien" sans recourir à des amortisseurs sociaux.

Dans le cas GKN, la loi permettrait essentiellement au site de Campi Bisenzio de devenir un pôle de la mobilité durable et de la logistique décarbonée, et libérerait l’État des coûts des subventions et de l’assistance. Pour cela, le collectif de l’usine a institué la campagne pour l’actionnariat populaire "100x10. 000", qui vise à collecter 1 million d'euros d'ici la fin de l'année pour permettre aux personnes et aux organisations qui le souhaitent de faire partie intégrante de ce projet et de contribuer à la mise en œuvre complète du plan industriel. À la place du bain de sang fait de licenciements et de chômage auxquels les territoires de l’industrie automobile semblent destinés, l'alliance entre la lutte des travailleur·ses, les mouvements écologistes et le monde de la recherche a permis de planifier et même, dans certaines limites, de trouver les financements nécessaires pour redonner une perspective de développement durable aux territoires concernés.

C’est pour cette raison que l'entretien de Bergamotto est surprenant dans ce contexte. C'est à la région de se réindustrialiser, déclare le sous-secrétaire, porte-parole du gouvernement. Le gouvernement devrait intervenir et ne pas se décharger de ce différend sur le territoire, répond le président de la région Toscane, Eugenio Giani. Cela ressemble à une mauvaise partie de ping-pong, mais c'est une nouvelle et tragique page de la déresponsabilisation politique dans laquelle les institutions prétendent que la gestion du travail et de la réindustrialisation ne relève pas de leur responsabilité.

Il est clair que nous nous trouvons à un moment décisif. Alors que Bergomeo rompt le silence et annonce la réouverture imminente des procédures de licenciement de l’ex GKN, il faut décider si l’on veut voir l’usine devenir l'énième victime d’une longue tradition d’immobilisme institutionnel ou pire. Il y a deux possibilités : soit laisser l'inaction du gouvernement condamner une autre région au chômage et à la crise sociale, comme cela s'est déjà produit trop souvent, soit soutenir le collectif de l’usine dans sa tentative de défendre l'économie réelle et le travail contre les délocalisations sauvages. C’est l’objectif que s'était fixé, en paroles, l'actuelle première ministre. Et qui peut encore être atteint, pour donner un autre avenir au territoire et à nous tous.