Des volontaires pour l’enquête ouvrière

L'enquête militante se pratique souvent hors des syndicats. Les syndicats sont pourtant des relais importants de l'organisation des travailleur·ses. L'investissement de l'enquête dans une démarche syndicale peut favoriser la coordination, l'identification des contradictions contemporaines et ouvrir de nouvelles perspectives d'action. La volonté d’enquête n’est rien d’autre qu’une composante essentielle d’une coordination qui fait trop souvent défaut au syndicalisme de lutte actuel.

Pour faire de l’enquête ouvrière, il faut trouver des travailleur⋅es avec qui discuter… et ce n’est pas toujours évident. Méfiance face à des inconnu⋅es éloigné⋅es socialement (par exemple de jeunes militant⋅es récemment sorti⋅es de l’université), réticences à parler de son travail, difficultés à poser les bonnes questions, etc. sont autant d’obstacles à la connaissance des conditions d’existence de la « classe ouvrière ». Mais alors que l’enquête militante telle qu’elle revient à l’agenda politique semble plutôt venir d’une tradition qui se pose à côté, voire dans une volonté de dépassement des syndicats, ma propre expérience syndicale me fait penser qu’elle trouverait parfaitement ses conditions d’accomplissement dans un cadre syndical… et que la volonté d’enquête pourrait participer d’une revitalisation salutaire des structures syndicales. Commençons par lister quelques lieux où se pratique déjà une certaine forme d’enquête non revendiquée comme telle.

Aller chercher les salarié⋅es là où iels sont déjà

Malgré toutes leurs imperfections, et leur très imparfaite couverture de la réalité du salariat aujourd’hui, les syndicats restent encore les organisations qui permettent le mieux de croiser la classe ouvrière dans toute son étendue. Surtout, les gens qui se syndiquent ont et/ou développent une certaine tendance à parler de leur boulot, à bien connaître l’évolution du travail, savent qui sont leurs collègues…

Prenons l’exemple des formations à destination des syndiqué⋅es récent⋅es, organisées à un niveau interprofessionnel (pour les salarié⋅es d’une même ville ou département) : ce sont des espaces où l’on rencontre des salarié⋅es de secteurs variés, et où de nombreux temps sont dédiés à parler du travail et à l’analyser collectivement. Quand elles sont bien faites, en laissant une place importante à la discussion entre les participant⋅es, elles deviennent des espaces d’échanges entrecroisés, propices à la formation d’une conscience interpro – autrement dit d’une conscience de classe fondée sur ce qui forme les intérêts communs aux différentes professions et statuts. Le schéma se répète : les salarié⋅es du privé découvrent avec surprise les salaires du public ; les fonctionnaires se confrontent à la précarité de l’emploi ; les éboueurs, qui relèvent d’un secteur assez syndiqué, rencontrent la réalité du rapport de force dans un désert syndical et réalisent la nécessité de renforcer la solidarité interprofessionnelle pour gagner la grève partout ; les camarades des professions les plus dociles apprennent l’audace et l’effet de l’action des travailleur·euses quand iels s’organisent… Et quand il s’agit de rentrer dans les détails des stratégies patronales, la confrontation des réalités professionnelles permet de dégager des mécanismes communs, des logiques générales de management et de production du consentement, déclinées ensuite sur chaque lieu de travail particulier. Autant de dire que les stagiaires en ressortent une intention bien ancrée : lutter ensemble. Et pas parce qu’un formateur charismatique les en aurait convaincu, mais par la rencontre des réalités de travail et de lutte.

Le cadre syndical est aussi un moyen de rencontrer des salarié⋅es en lutte, car l’immense majorité des grèves (et il y en a, à l’échelle d’un département, au moins chaque semaine) passent entièrement sous les radars de qui ne se trouve pas dans une structure syndicale à proximité. La plupart des conflits au travail ne laissent pas la moindre trace sur les réseaux sociaux, et même les directions confédérales ont échoué à en faire un recensement. Pour en être, ce qui sera toujours très bien accueilli par des collectifs de grévistes toujours très encouragés par la présence de soutiens (à conditions qu’ils ne soient pas là pour vendre leur camelote politique), il n’y a guère d’autres solutions que la présence continue dans les structures syndicales… y compris hors période de mobilisation.

La permanence syndicale

Parfois, pas besoin de partir à la quête de salarié⋅es, iels viennent à vous tou⋅tes seul⋅es. C’est le cas quand on tient une permanence syndicale par exemple. J’écris cet article après une journée passée dans une Union locale CGT, journée sans permanence pendant laquelle l’UL était en théorie fermée. J’y ai rencontré : Un salarié de la logistique, travaillant en CDI chez Deadia (sous-traitant d’Amazon), ayant démissionné il y a un mois mais n’ayant pas encore reçu son solde de tout compte. Un travailleur sans-papiers (par téléphone) cherchant de l’aide pour faire une demande d’aide médicale d’État. Un autre travailleur sans papier, bossant dans la sous-traitance du nettoyage de MacDonald's, et à qui on ne payait pas son salaire (par téléphone aussi). Une salariée d’un restaurant convoquée à un entretien pour licenciement, ayant subi un harcèlement (notamment raciste), dans une boîte au climat de travail exécrable et structurée par un système violemment discriminatoire. Le lendemain, deux salariées d’une grande université parisienne en souffrance dans leur service pour un long entretien très détaillé sur leurs conditions de travail et les possibilités d’action.

Une entrée juridique

Certains mandats syndicaux interpro fournissent une entrée particulièrement pertinente pour s’ancrer dans la réalité d’une partie du prolétariat parfois éloignée de l’action syndicale. C’est le cas en premier lieu du mandat de conseiller/ère du salarié⋅e, qui permet d’accompagner des salarié⋅es à un entretien préalable au licenciement – on est donc contacté⋅e surtout par des salarié⋅es de petites entreprises, sans aucune implantation syndicale, qui ne peuvent donc être défendu⋅e par un⋅e représentant⋅e du personnel « local⋅e ». C’est une fonction qui demande relativement peu d’expérience technique, où une certaine appétence pour le bluff peut être utile. Elle peut être parfois un peu décourageante si on limite son utilité seulement à éviter le licenciement pour lequel on a été contacté – car à l’échelle individuelle, en s’y prenant au dernier moment, il n’est pas toujours possible de renverser la vapeur d’une législation qui n’est pas exactement conçue dans le seul souci de protéger les salarié⋅es. Mais pour les salarié⋅es concerné⋅es, c’est souvent le premier contact avec le monde syndical, l’occasion d’entendre parler de rapport de force ou de l’existence de droits dans l’entreprise.

D’autres mandats permettent un travail plus approfondi et offensif face au patron, comme celui de défenseur⋅e syndical⋅e, qui permet de plaider aux prud’hommes. Dans toutes les structures syndicales actuellement, la pénurie de conseiller·ères et de défenseur⋅es est criante, nombre de salarié⋅es ne peuvent être défendu⋅es et le temps manque pour prendre de la hauteur et tenter de tirer des bilans des défenses effectuées.

Ce que l’enquête ouvrière pourrait apporter au syndicalisme

Si les syndicalistes faisaient déjà de l’enquête ouvrière sans le savoir, alors il n’y aurait qu’à se couler dans le moule du syndicalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui, et n’en parlons plus. Mais ça n’est pas le cas. Car au contraire, la volonté consciente de faire de l’enquête pourrait apporter une dynamique décisive aux syndicats d’aujourd’hui, qui ont trop souvent largement abandonné l’ambition de produire la connaissance sur le monde social nécessaire à sa transformation.

Pour le dire vite, s’il y a dans les syndicats tout ce qu’il faut pour faire de l’enquête ouvrière, il ne manque que la volonté de le faire, l’impulsion politique nécessaire : la règle, c’est plutôt « chacun fait ce qu’il veut dans son coin ». Dans cette logique, pas besoin de mutualiser l’information, de synthétiser, de connaître l’état du salariat à un moment et de partager avec d’autres des constats sur notre fonctionnement, nos victoires et nos échecs. Résultat : les potentialités contenues dans toutes les pratiques listées ici sont loin d’êtres pleinement utilisées. Par quels canaux les connaissances produites pourraient-elles servir à transformer le monde ?

Par effet de conscientisation mutuelle dans l’enquête – et c’est là un processus qui est largement à l’œuvre aujourd’hui, même quand on ne le cherche pas volontairement. À titre de support de propagande : partager l’expérience ouvrière, pour que d’autres s’y retrouvent et veuillent s’investir dans la lutte. Dans un but « cartographique », parce que la connaissance du tissu salarial est indispensable à la réflexion stratégique : quels espaces échappent complètement à l’implantation syndicale ? Où faut-il concentrer nos efforts de syndicalisation ? Quelles alliances possibles dans le combat de classe ? Autant de questions qui demandent un effort explicite de production de connaissance, à tous les niveaux, du national à l’entreprise, en passant par tous les échelons territoriaux.

En laissant émerger des sujets écartés par les routines militantes : si tel sujet revient souvent parmi les non-adhérent⋅es en contact avec le syndicat, c’est peut-être que celui-ci devrait s’y pencher au plus vite… Par mutualisation et coordination, qui sont les bases de la force d’une organisation : partager les tactiques qui marchent, les revendications ignorées à mettre en avant, tirer les bilans des échecs, lancer des campagnes qui impliquent réellement les équipes militantes… Dans une optique de long terme : comment penser et lutter pour la transition écologique sans un état des lieux minimal de l’outil de production en s’appuyant notamment sur celles et ceux qui le connaissent le mieux : les travailleur⋅es ?

Pour illustrer ces points un peu abstraits, on pourrait imaginer qu’il y ait un travail de synthèse à partir des permanences juridiques : il permettrait de « détecter » une préoccupation récurrente des salarié⋅es, mais pour l’instant hors des radars syndicaux (par exemple un système de discrimination raciste dans tel secteur, ou dans les entreprises appartenant à tel patron…). Le problème peut alors être mutualisé, et faire l’objet d’une réflexion stratégique, pour mettre en place des outils juridiques et d’organisation (préparation d’une grève, etc.). Ce qui permettra au réseau militant de base de s’attaquer au sujet avec détermination, dans le cadre d’un effort coordonné, et en bénéficiant de l’appui des différents échelons syndicaux. Le recueil et la diffusion de témoignage de salarié⋅es, qui se faisant deviennent des militant⋅es, est alors un outil de diffusion et de mobilisation plus large, tout en permettant d’exercer une pression médiatique. Ce petit exemple spéculatif montre que la volonté d’enquête, en somme, n’est rien d’autre qu’une composante essentielle d’une coordination qui fait trop souvent défaut au syndicalisme de lutte actuel.


L’écart entre la pratique de l’enquête ouvrière et le syndicalisme tel qu’il se fait déjà n’est donc pas si important qu’on pourrait le croire. Les différentes activités militantes listées apparaissent comme des postes d’observations idéaux pour appréhender la composition de classe du prolétariat contemporain, pour peu que l’on fasse de cette finalité un objectif conscient, avec des temps d’échange, de synthèse et de cartographie du salariat rencontré.

Mais surtout, plus que des lieux d’observations, les terrains évoqués sont autant de terrains d’action, idéalement situés au cœur de l’organisation de la classe ouvrière et donc à même de convertir directement les apports de l’enquête militante en renforcement de la lutte de classes. Le terrain syndical apparaît donc à la fois comme une source et comme le débouché idéal de l’enquête militante.


Baptiste est militant CGT et participe au site syndicalistes.org