Co-recherche : généalogie et prospectives d'une méthode militante

Nous publions cette introduction critique à la co-recherche et qui en explicite un certain nombre de présupposés. Alors que cette méthode est souvent difficile à comprendre, Alberto de Nicola la resitue dans son contexte d'émergence et dans sa trajectoire en s'appuyant sur de nombreuses pratiques.

Plan de l'usine turinoise Fiat-Mirafiori

À l'intérieur et contre : aux racines de la co-recherche

À la considérer d'un point de vue strictement sociologique, la co-recherche est une méthode au statut incertain : reléguée aux marges du savoir académique, elle se comprend comme un instrument de connaissance construit à travers une relation de dialogue entre les sujets et orientée vers la transformation radicale de l'existant, elle évoque des ressemblances et des affinités avec d'autres méthodes de recherche tout en s'en distinguant de façon significative.

Même si la tradition de l'enquête ouvrière dont l'élaboration originale remonte à Marx lui-même en 18801 et même si les méthodologies d'enquêtes participatives sont évoquées comme les formes les plus connues de la recherche-action, ce qui définit le caractère singulier et autonome de la co-recherche est à chercher dans les conditions particulières - historiques, politiques et intellectuelles - dans lesquelles elle a été initialement élaborée.La co-recherche, méthode de connaissance et en même temps instrument d'intervention politique à travers laquelle une nouvelle génération de militants politiques entrèrent en contact avec les ouvriers des industries de l'Italie du nord dans les années 1960, trouve ses racines dans une déclinaison particulière du marxisme, l'opéraïsme, duquel elle tire ses propres présupposés épistémologiques et méthodologiques.

L'opéraïsme se distingue à travers la manière dont il repense la critique du système capitaliste à travers un double positionnement : l'identification de l'usine comme champ de forces et comme unité spatio-temporelle à travers laquelle interpréter la logique et la dynamique du développement du capital; et le fait d'assumer le point de vue ouvrier comme source de la connaissance critique des rapports sociaux de production et comme base pour l'élaboration tactique et stratégique de l'organisation politique. Cette conception particulière de la critique contrastait explicitement avec les postulats idéologiques et politiques des organisations officielles du mouvement ouvrier italien qui avaient affirmé, au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale deux choses : D'une part, une représentation abstraite de la classe ouvrière, mythifiée comme figure "héroïque" du socialisme et de la résistance antifasciste ou bien réduite à ses dispositions les plus élémentaires et instinctives comme corps victimaire des transformations capitalistes; et d'autre part, une conception linéaire et progressive du développement capitaliste qui supposait que les transformations technologiques qui proliféraient en ce temps-là dans le mode de production et dans l'organisation du travail étaient des forces essentiellement neutres.

Ces transformations avaient amené - y compris en Italie - à l'affirmation d'un type d'organisation de la production, fordiste et tayloriste, qui combinait une intégration toujours plus grande des salariés dans le flux de la consommation avec une déqualification radicale de la force de travail ouvrière. Alors qu'une partie de la théorie critique considérait cette intégration comme une incorporation passive de la classe ouvrière dans les promesses consuméristes offertes par le néo-capitalisme, les opéraïstes voyaient au contraire dans la nouvelle division tayloriste du travail la formation d'une nouvelle figure sociale potentiellement conflictuelle, l'ouvrier-masse.

Extrait du film d'Elio Petri, La classe ouvrière va au Paradis

La co-recherche a ainsi permis à cette nouvelle génération de militant·es politiques d'établir une relation directe et continue avec une nouvelle génération d'ouvrier et de redescendre ainsi dans le "laboratoire secret de la production"2, permettant aux chercheur·ses/militant·es de repenser la relation entre "ouvriers et capital"3 comme étant marquée par une ambiguïté constitutive.

Les ouvriers étaient, d'une part, force de travail qui s'échange sur le marché comme une marchandise parmi les marchandises, c'est-à-dire un objet résultant de l'organisation de la production et variable dépendante de la dynamique endogène de l'accumulation du capital; et d'autre part, classe ouvrière, une subjectivité dotée de capacité d'action, un ensemble de dispositions de refus et de transformation des conditions de l'exploitation, c'est-à-dire une instance autonome potentiellement disposée à dépasser les rapports sociaux de production. Ce "double caractère" du travail4 permet de comprendre le capital non pas comme une chose (comme les marchandises ou les machines), ni comme une "structure" autoréférentielle et dotée d'un mouvement autonome, mais comme un rapport social caractérisé par un antagonisme immanent : son développement historique même, c'est-à-dire la forme déterminée que l'organisation de la production a prise au fil du temps, pourrait donc être considérée comme le résultat provisoire d'un antagonisme ininterrompu - qu'il soit ouvert ou caché - qui en a finalement constitué la logique secrète et immanente.

Ces formulations rappellent l'idée exprimée par Marx dans le premier livre du Capital selon laquelle l'économie politique "peut rester une science" (c'est-à-dire un ensemble de lois de mouvement du capital abstraites et an-historiques) "uniquement à la condition que la lutte de classe reste latente ou se manifeste seulement dans des phénomènes isolés"5. Dans ce sens, l'enquête et la co-recherche ouvrière devinrent, dans cette conjoncture historique, un instrument de connaissance qui permettait de voir la lutte de classe à l'intérieur de la grande entreprise fordiste et tayloriste, et en même temps, de rendre visible et réalisable sur le plan organisationnel la conversion de la force de travail - en tant qu'objet produit par l'organisation scientifique de la production - en une subjectivité agissante. Toute une série de conséquences proviennent de cet arrière-plan théorique. Ces dernières éclairent le statut épistémologique et méthodologique de la co-recherche.

Premièrement, sur le sens de ce préfixe de "co-" dans la co-recherche qui signale en premier lieu le caractère coopératif de la relation entre ouvrier et chercheur·ses militant·es. Contrairement aux autres formes d'enquêtes ouvrières, dans la co-recherche, cette relation de coopération n'est pas improvisée et ne se limite pas au moment de la collecte de données. Cela s'explique parce que le dispositif de la recherche ne se résout pas dans l’acquisition de connaissances (relatives par exemple aux conditions de vie ou de travail) : puisqu'il a pour finalité implicite l'intervention politique et la formation de collectifs organisés, la co-recherche se nourrit d'une temporalité ample qui peut s'étendre sur de longues périodes.

Deuxièmement, la construction dialogique de la connaissance propre à la co-recherche implique la disparition - ou, si l'on veut, le brouillage - de la distinction entre objet et sujet de la connaissance : puisque la condition ouvrière n'est pas seulement l'ensemble des conditions objectives mais aussi la matrice des actions subjectivement orientées, la co-recherche ne se limite pas à recueillir la voix ouvrière, mais fait des travailleur·es eux-mêmes les référents d'une connaissance des rapports de production qui les impliquent et que leur action subjective contribue à modifier. Cette relation entre implication et modification, qui renvoie, comme nous l'avons vu, au "double caractère du travail", est ce qui décrit en définitive l'étendue de l'épistémologie opéraïste : la connaissance produite par la co-recherche, dans la mesure où elle est "positionnée" et exprime le point de vue partial, doit être considérée comme scientifique non pas malgré, mais précisément parce qu'elle est biaisée. Si l'on veut, c'est ce postulat épistémologique qui, en revanche, invalide sa codification méthodologique : la tendance au chevauchement entre l'objet et le sujet de la connaissance, ainsi que la reconnaissance du caractère irréductiblement situé, relationnel et politiquement orienté du processus cognitif, ont incité les auteurs qui ont le plus contribué à définir le statut de la co-recherche à rejeter toute réduction de sa méthode à un ensemble de techniques généralisables ou de procédures préétablies6.

Le concept de composition de classe est celui qui, plus qu'aucun autre, a contribué à établir un pont entre l'arrière-plan théorique et la méthode de la co-recherche. En particulier, l'importance de ce concept tient en ce qu'il traduit d'un point de vue analytique le caractère double et ambivalent de la force de travail. Une telle duplicité se retrouve dans la distinction entre composition technique et composition politique de la classe. Tandis que la composition technique se réfère à l'ensemble des conditions matérielles, technologiques, culturelles et juridiques à travers lesquelles la force de travail est objectivement organisée dans l'espace-temps de l'usine et administrée par le capital comme une masse, ou encore comme agrégat d'individus, la composition politique se réfère, quant à elle, à l’ensemble des comportements, des connaissances et des formes de coalitions avec lesquelles la force de travail s'exprime à proprement parler comme classe c'est-à-dire, ici, comme force autonome contre l'organisation du capital.

Concept sans doute le plus sociologique de la constellation théorique opéraïste, le plus grand intérêt de la composition de classe réside dans la manière unique dont elle établit la relation entre les dimensions analytiques qui le composent. En effet, les moments techniques et politiques de la composition de classe ne sont pas pensés comme des moments distincts situés dans des temps et des espaces différenciés. Il n'y a pas, en d'autres termes, de force exogène qui conduise à la conversion de la masse en classe ou qui, de l'extérieur, rende possible la politisation consciente de la force de travail désintégrée.

La composition technique et politique sont des distinctions analytiques et non, comme dirait Gramsci, des distinction organiques. Leur relation est un rapport immanent d'implication réciproque, aussi chaque niveau d'organisation autonome exprime une certaine structure de la force de travail : à une composition technique déterminée correspond un niveau de composition politiques. Cette intuition est ce qui a rendu possible la découverte, au temps vide et homogène de l'usine fordiste, d'un ensemble de comportements de résistances, la plupart du temps invisibles, latents et moléculaires. Parmi ces comportements, pour donner des exemples présents dans la littérature opéraïste : le sabotage, l'absentéisme, le refus du travail, jusqu'à la passivité comme forme de non-participation aux grèves syndicales réputées inefficaces et simplement symboliques7.

Cet élargissement du champ de ce qui est reconnu comme ayant une signification politique est l'une des ruptures les plus significatives avec la tradition des institutions et des idéologies du mouvement ouvrier officiel : cet ensemble de comportements moléculaires et souterrains, jusqu'à présent considéré comme des expressions infantiles, pré-politiques, rebelles et spontanées, représente pour les militants ouvriers le niveau de conscience et d'action actuellement possible dans les conditions et les relations de pouvoir données et, en même temps, il exprime virtuellement des niveaux d'organisation et de conflit qui n'étaient pas exprimés sur lesquels innerver un travail de connaissance et d'intervention organisationnelle. En ce sens, le rôle du concept de composition de classe dans la co-recherche conduit à une révision radicale de certains des présupposés du marxisme de la première moitié du XXe siècle. En premier lieu, la distinction entre spontanéité et organisation - qui demeure - fait plutôt allusion à une différence de degré et non de nature : la spontanéité des comportements de résistance est ainsi considérée comme une forme organisationnelle émergente autant que l'organisation est considérée comme "spontanéité se réfléchissant sur elle-même "8.

Ainsi, la conscience de classe cesse d'être pensée comme un contenu qui serait détenu par une classe de sujets (les intellectuel·les) dotées de la connaissance de la totalité et portée vers l'extérieur vers d'autres sujets (les ouvriers) qui disposent d'un point de vue exclusivement partial et économiciste : la co-recherche devient l'outil qui étaye l'idée que la politisation de la force de travail est plutôt le résultat d'une forme d'auto-réflexion collective qui s'étend et s'approfondit dans le défilement des luttes. C'est précisément la partialité du point de vue qui permet d'éclairer de l'intérieur et de manière dynamique la complexité de la structure des rapports sociaux de production. Du côté négatif, la lutte des classes permet de découvrir sa propre position subalterne dans l'usine, en reconnaissant à quel point la coopération productive est organisée et commandée par le capital. Du côté positif, les comportements de résistance, de conflit et de refus, en brisant le système de segmentation qui divise le corps social productif et en le recomposant en classe, sédimentent également un ensemble de savoirs et de pouvoirs qui font potentiellement allusion à la réorganisation autonome et alternative de la coopération sociale.

De l'usine à la métropole et au-delà : espaces et temps de la co-recherche

Plusieurs expériences plus récentes se sont explicitement réclamées de la méthode de la co-recherche : des recherches sur les "bassins de travail immatériel"9 à Paris dans les années 1990 jusqu'aux expériences d'enquête métropolitaines au début de notre siècle, aux enquêtes militantes dans l'université, jusqu'aux recherches militantes plus récentes sur le travail de la logistique et dans l'économie de plateforme10. Pour toutes ces raisons, la reprise de l'instrument de co-recherche porte avec elle la nécessité de repenser l'enquête militante dans des conditions nouvelles qui ont vu la disparition - déjà amorcée au début des années 1970 - de la centralité de l'ouvrier-masse en tant qu'incarnation subjective de la lutte des classes et la décomposition de l'usine fordiste en tant qu'unité spatio-temporelle à partir de laquelle il était possible d'observer les changements qui tendaient à s'imposer à "toute la société", omniprésents à "tous les niveaux"11.

Un des nombreux espaces d'enquête de ce genre fut la CIP-IDF

Cela a poussé à chercher dans des contextes profondément changés les traces de ces nouvelles figures émergentes de la force de travail mais aussi les lieux de la nouvelle organisation du travail capable d'épaissir le caractère paradigmatique du capitalisme post-fordiste et et, si ce n'est pour se substituer aux vieux sujets et aux anciens lieux de l'enquête, au moins leur proposer des équivalents fonctionnels.

Au fil du temps, cette recherche incessante - encore ouverte et inachevée - a suscité une réinterprétation de la méthodologie de l'enquête et de la co-recherche, en se concentrant sur la manière dont les transformations objectives (relatives à la manière dont la valeur est produite) et les transformations subjectives (relatives à la nouvelle "nature" de la force de travail post-fordiste) impliquent de nouvelles possibilités d'action organisationnelle et transformatrice. Le point de départ a été, en particulier, la fragmentation croissante qui a affecté à la fois la force de travail et les lieux de production. La précarisation progressive de l'emploi a entraîné une rupture de la continuité temporelle du travail ainsi que sa dispersion spatiale. Si, d'une part, ce processus, particulièrement évident à partir des années 1980, semblait représenter une réponse capitaliste à l'extraordinaire concentration de pouvoir qui avait caractérisé le long cycle de luttes ouvrières des années précédentes, d'autre part, il a conduit à l'identification de la métropole comme l'espace minimal dans lequel actualiser la connaissance du nouveau niveau de socialisation atteint par la production et, en même temps, repenser les temps et les espaces dans lesquels expérimenter et réfléchir à une possible recomposition politique du travail.

Outre la fragmentation temporelle et spatiale, qui représentait déjà une complication significative quant à la possibilité de reconstruire le continuum de relations - cognitives et organisationnelles - qui avait caractérisé la méthode de recherche centrée sur les grandes usines, d'autres dynamiques de transformation ont remis en question la nécessité de revoir ses hypothèses théoriques et politiques. L'attention à la manière dont des activités auparavant reléguées à l'informalité et privées de toute importance théorique et politique - même au sein du débat marxiste - sont devenues, dans le post-fordisme, de plus en plus centrales dans la phénoménologie du travail contemporain : de l'expansion, - importante dans le contexte italien - du travail autonome de nouvelle génération12, du travail reproductif et de soin - d'abord invisibilisé, apanage des femmes et confiné dans l'espace domestique - c'est aujourd'hui une caractéristique de plus en plus répandue et transversale de la population active13 -, de la diffusion du travail gratuit14 et enfin du travail servile et forcé - caractéristique, mais non exclusive, de la main-d'œuvre migrante15-.

La croissance du travail informel a eu un rôle sur différents plans mais qui sont interconnectés : en premier lieu, contrairement à l'hypothèse marxiste selon laquelle le développement capitaliste aurait comporté une prolétarisation intégrée du corps social, le travail informel a décentré la figure du "salariat"16 et lui a fait perdre l'exclusivité dont elle disposait à l'apogée du développement industriel. En second lieu, la place croissante du salariat dans l'économie impliquait l'érosion de distinctions analytiques sur lesquelles le marxisme avait ancré sa propre analyse sociologique et sa théorie politique : la difficulté croissante à distinguer les activités productives et reproductives, à distinguer production et circulation, à distinguer temps de la vie et temps de travail - tous ces éléments du temps présent mais particulièrement présents dans le travail du clic et de plateforme - s'est traduite par la difficulté d'identifier, dans le flux des transformations capitalistes soudaines, les figures du travail vivant qui présentent les caractéristiques d'une centralité stratégique par rapport aux processus de production et d'extraction de la valeur, capables, de par leur position, de préfigurer et de conditionner les développements à venir.

Si les processus de fragmentation et d'informalisation du travail mettent donc hors jeu la possibilité même d'identifier, dans les conditions actuelles, des "équivalents fonctionnels" de l'usine et de l'ouvrier-masse, la récupération de la méthode de la co-recherche, épurée de son implantation théorico-politique risque de conduire à des résultats de courte durée. Le risque est que, face à cette impossibilité, la co-recherche soit réduite à une méthode - plus ou moins codifiée - de narration participative et micro-contextuelle des conflits au travail. Malgré des conditions extrêmement changeantes, l'hypothèse du double caractère de la force de travail, avec son articulation dans la composition technique et politique, nous pousse à réinterroger le lien entre l'analyse des formes de résistance, de refus et de lutte et les "coordonnées temporelles et spatiales des processus de valorisation et d'accumulation du capital"17.

Si l'objectif de la co-recherche reste la construction dialogique (c'est-à-dire avec les sujets de l'exploitation) d'un savoir adéquat pour le conflit, son champ d'application doit interroger la manière dont les subjectivités sont définies et façonnées par les besoins de valorisation et, en même temps, identifier les plans et les échelles d'action dans lesquels la coopération sociale et productive est globalement gouvernée et commandée par le capital. Malgré la multiplicité des formes prises par le travail contemporain et bien que les conflits soient de moins en moins visibles. Malgré la disparition des frontières visibles entre le travail et la vie formellement décaissés, le problème de la co-recherche continue d'être celui de découvrir collectivement à quel point une vie est amenée à fonctionner, à se rapporter et à se penser comme un capital18. La diffusion, au cours de la période récente, de comportements de désaffection, de refus et de défection de la condition de travail19 et du système des rôles reproductifs, bien que dans une large mesure aphasiques et isolés, peut être considérée comme le champ à partir duquel il est possible de remettre en question le double caractère des formes de vie de la force de travail : en tant que variable dépendante des processus de valorisation et en tant que générateur potentiel d'un "tissu de communication et d'organisation" dont ils peuvent s'échapper et constituer des alternatives20.

Dans les conditions actuelles, la question cruciale devient celle de comprendre sur quels plans et quelles échelles d'action ce tissu de savoir et de pratiques peuvent se consolider en contre-pouvoirs. En ce sens, de nouvelles lignes de recherche ont montré comment, au-delà de l'hypothèse de la métropole-usine, le contexte actuel du développement capitaliste est confronté à la consolidation d'immenses infrastructures21 - matérielles et immatérielles - qui régissent à distance les interactions par l'imposition de codes, de mesures et de normes, redéfinissant les frontières entre le travail productif et le travail reproductif, extrayant la valeur de la coopération sociale réduite à une agrégation contextuelle et ponctuelle d'individus isolés. Les infrastructures, non pas en tant que nouveaux lieux de production mais en tant qu'assemblages socio-matériels qui organisent la connectivité en la fonctionnalisant pour l'extraction de valeur, sont une image puissante pour repenser l'espace-temps de la composition des classes politiques.

La place de la critique : l'enquête comme une épistémologie de position

Comme on l'a dit, la méthode de connaissance pratique et théorique de la co-recherche pose la question du positionnement du point de vue comme condition même de la critique de l'existant. À l'intérieur de la constellation théorico-politique à partir de laquelle s'est lancée cette forme de recherche militante, une telle position a des caractères propres. En effet, ce qui identifie la partialité du point de vue n'est pas une référence à une situation générique de subalternité en tant que position d'une dynamique interne dans des rapports sociaux de production historiquement déterminés. Si cette caractéristique n'exclut en rien la possibilité de reconnaître l'importance décisive de l'intersection de la structure de classe avec d'autres états de domination (comme, par exemple, le genre et la race), elle n'en demeure pas moins une qualification cruciale : c'est précisément son inscription dans les rapports sociaux de production qui confère à la critique sa possibilité de généralisation au reste de la société.

Cependant, comme on l'a vu, le lien formulé à l'origine dans les années 1960 entre l'usine et la société a radicalement changé et a été extrêmement complexifié par les processus de fragmentation et d'in-formalisation du travail, le rapport entre travail (productif et reproductif) et société ne cesse de rester un point fondamental pour la "sociologie positionnelle" afin d'étudier le lien "entre les expériences personnelles et les processus structurels"22 et, par conséquent, de repenser de nouvelles formes de "totalisation de la critique"23. En second lieu, l'idée même que la critique soit immanente aux rapports sociaux et le résultat - exprimé par le préfixe 'co' - d'une construction dialogique et coopérative, renvoie également à l'autre pôle de la relation co-recherche, celui de l'intellectuel·le, en redéfinissant largement le problème plus large de l'intellectualité et du rôle de la connaissance dans les processus de subjectivation.

Au cours des dernières décennies, ce problème a été considérablement compliqué par la prise de conscience que les transformations capitalistes elles-mêmes redéfinissaient la relation entre la force de travail et la connaissance, affaiblissant la séparation et l'opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel qui avaient été une caractéristique centrale de la segmentation et de la hiérarchisation de l'organisation du travail dans le fordisme et le taylorisme. Certaines des caractéristiques spécifiques du travail intellectuel - telles que l'action communicative, linguistique, relationnelle et affective - ont été socialisées à une partie de plus en plus importante de la nouvelle main-d'œuvre précaire. Dans l'analyse de cette tendance, cette hypothèse a été lue comme si la socialisation correspondait à une augmentation du degré potentiel d'autonomie de la force de travail et donc à de nouvelles possibilités d'organisation politique pour elle. Si la prise de conscience des limites objectives trouvées par cette hypothèse présente le risque d'un retour aux anciennes conceptions de l'organisateur politique de la force de travail, elle peut en revanche nous faire revenir rétrospectivement sur la définition même de l'"intellectualité" montrant comment elle est caractérisée par une ambivalence constitutive. Dans un sens, en effet, celle-ci peut être comprise comme une "forme" de travail qui assume comme contenu prééminent la production et le traitement de la connaissance et des informations : dans un second sens - qui remonte à la définition proposée par Antonio Gramsci dans ses écrits de prison24 - l'intellectualité n'est pas définie par la division du travail mais elle est une fonction ou si on veut une capacité connective et organisationnelle qui consiste à articuler des rapports de force et de connaissance. Tandis que cette dernière définition de l'intellectualité se réfère à une capacité dont disposent tous les individus à des niveaux extrêmement différents, la première définition dérive, quant à elle, des formes historiques de la division du travail. En ce sens, le "paradoxe" de l'intellectualisation du travail contemporain25 découle du fait que ces deux définitions ne se recoupent pas : alors que les activités communicatives, linguistiques et relationnelles se répandent (encore une fois, de manière loin d'être homogène), les capacités connectives et organisationnelles sont soumises à une aliénation croissante. Cela advient à la fois parce que le "modèle tayloriste de la prescription du travail cède la place à celui de la prescription de la subjectivité"26 à travers la multiplication de dispositifs de valorisation et de contrôle orientée vers l'agir performatif27 et à la fois parce que la "connectivité du social" elle-même se trouve de plus en plus aliénée et centralisée dans les nouvelles infrastructures capitalistes28.

Ce paradoxe, cependant, en remettant en question la définition de l'intellectualité par rapport à la méthode de co-recherche, ne nie pas du tout ses hypothèses. Si, en fait, la co-recherche fait allusion dès le départ à une forme de co-construction dialogique et coopérative de la connaissance critique, le rôle de l'intellectuel·le (militante) continue d'échapper à la fois à l'image sartrienne de l'intellectuel "universel" et à l'image foucaldienne de l'intellectuel·le "spécifique". En outre, plus que de remplir la fonction traditionnelle de "producteur·ices de connaissance" ou de celle moins pernicieuse qui "donne la voix aux sans voix", l'intellectuel·le et le chercheur·se militant·e, peut aujourd'hui finalement se reconnaître comme une partie de la nouvelle composition du travail et en même temps travailler à connecter et articuler des connaissances critiques et des comportements de résistances encore informels, souterrains, dispersés et déconnectés mais immanents aux relations de production et de reproduction. Ce travail de connexion est surtout un travail de traduction. Ce dernier consiste à opérer une traductibilité entre des théories critiques et des pratiques de lutte et dans l'acte d'en vérifier la possibilité d'une généralisation à l'ensemble de la société. De cette façon, les intellectuel·les en tant que force de travail peuvent recouvrir le même double caractère29: résolveur·euse des contradictions systémiques et réalisateur·ices du projet hégémonique de la classe dirigeante, ou bien agent·es actif·ves d'une autre hégémonie possible.


Nous remercions l'auteur qui nous a gracieusement permis de traduire ce texte.


  1. Haider, Mohandesi, 2013 Workers’ Inquiry: A Genealogy. In “Viewpoint Magazine”, Issue 3. ↩︎

  2. Marx, Le Capital I. ↩︎

  3. Il s'agit du titre de l'ouvrage théorique fondateur de l'opéraïsme, Ouvriers et capital de Mario Tronti. ↩︎

  4. Tronti, Ouvriers et Capital. ↩︎

  5. Marx, Le Capital I. ↩︎

  6. Alquati, Per fare conricerca. ↩︎

  7. Wright,L’assalto al cielo. Per una storia dell’operaismo. Edizioni Alegre, Roma. ↩︎

  8. Negri, La fabbrica della strategia. 33 lezioni su Lenin. p. 42 ↩︎

  9. Corsani, Lazzarato, Negri, Le bassin de travail immatériel (bti) dans la metropole parisienne. ↩︎

  10. Armano, E., Sacchetto, D., Wright, Coresearch and counter-research: Romano Alquati’s itinerary within and beyond Italian radical political thought. ; Into the black box, Le frontiere del Capitale. Come la nuova organizzazione logistica e il potere degli algoritmi hanno cambiato il mondo. ↩︎

  11. Panzieri, Lotte operaie nello sviluppo capitalistico, page 40 ↩︎

  12. Bologna, Fumagalli, Il lavoro autonomo di seconda generazione: scenari del postfordismo in Italia. ↩︎

  13. Fortunati, L’arcano della riproduzione. Casalinghe, prostitute, operai e capitale. ; Federici, Il punto zero della rivoluzione. Lavoro domestico, riproduzione e lotta femminista; Chisté, Del Re, Forti, Oltre il lavoro domestico. Il lavoro delle donne tra produzione e riproduzione ↩︎

  14. Coin, Salari rubati. Economia, politica e conflitto ai tempi del lavoro gratuito. ↩︎

  15. Moulier-Boutang, De l'esclavage au salariat. ↩︎

  16. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. ↩︎

  17. Mezzadra, Reinventare la conricerca, in Into the black box, Le frontiere del Capitale. Come la nuova organizzazione logistica e il potere degli algoritmi hanno cambiato il mondo. ↩︎

  18. Chicchi, Simone, La società della prestazione ; Ciccarelli, Forza-lavoro: il lato oscuro della rivoluzione digitale. ↩︎

  19. Coin, Le grandi dimissioni. Il nuovo rifiuto del lavoro e il tempo di riprenderci la vita. ↩︎

  20. Castellano, "Autonomia", in Bianchi, Caminiti, Gli autonomi. Le storie. le lotte, le teorie. ↩︎

  21. Borghi, Capitalismo delle infrastrutture e connettività. Proposte per una sociologia critica del “mondo a domicilio”, in Rassegna italiana di sociologia, LXII, n. 3. ↩︎

  22. de Nardis, Simone, Oltre la sociologia pubblica e di servizio. Per una sociologia trasformativa e di posizione, in “SocietàMutamentoPolitica”,13(25), pp. 161-174. ↩︎

  23. Boltanski, De la critique: Précis de sociologie de l'émancipation, 2009. ↩︎

  24. Gramsci, Cahiers de Prison. ↩︎

  25. De Nicola, Do, Introduzione, in Negri, A., L’inchiesta metropolitana. Scritti trapolitica e sociologia. ↩︎

  26. Vercelonne, La legge del valore nel passaggio dal capitalismo industriale al nuovo capitalismo↩︎

  27. Chicchi, Simone, La società della prestazione. ↩︎

  28. Borghi, Capitalismo delle infrastrutture e connettività. Proposte per una sociologia critica del “mondo a domicilio”, in Rassegna italiana di sociologia, LXII, n. 3. ↩︎

  29. Thomas, Intellettuali ed egemonia: narrazioni di nazione-popolo ↩︎