Si vous ne l'aviez pas encore remarqué, nous sommes à l'âge des plateformes. L'impact explosif initial des plateformes s'est maintenant encastré dans les relations économiques et sociales de nos sociétés. De l'Asie à l'Amérique Latine, en passant par l'Europe et l'Afrique, il n'est plus possible d'imaginer qu'un jour ne se passe sans utiliser une app pour accéder à un service, lire l'actualité du jour sur le web, poster du contenu sur les réseaux sociaux ou poster du contenu sur le cloud.
Nous vivons dans une réalité augmentée qui sera bientôt avalée par le métaverse tandis que les travailleur·ses auront leurs vies expropriées sous forme de données. La question n'est plus de savoir si ce sera le cas, ou quand ce sera le cas, mais comment ce sera le cas : le tissu productif du capitalisme contemporain a trouvé son infrastructure dans le développement des technologies numériques et des plateformes. La question est donc celle de gérer politiquement cette transformation.
Les prophètes du business as usual piaillent avec enthousiasme le mantra suivant : laissez faire le marché, et de l'argent pour tous, tôt ou tard. Les faiseur·ses de politiques publiques - comme on aime les appeler aujourd'hui - cherchent à se mettre à l'abri après que le Léviathan a permis à de nouveaux animaux fantastiques de se développer à ses côtés et de menacer sa suprématie. Il y a ensuite la grande famille fragmentée de celleux qui sont à "gauche" - révolutionnaires, réformistes, rouges, noirs, verts et toutes les autres nuances qui vous viennent à l'esprit. Peut-être qu'aujoud'hui certain·es d'entre elleux préfèrent se qualifier d'accélérationnistes parce qu'iels croient qu'en poussant les transformations technologiques à l'extrême, iels déclencheront un dépassement économique et social des relations capitalistes.
D'autres peut-être dépoussièrent un socialisme 4.0 : nationalisons les moyens de production, et aussi les plateformes. Nous ne pouvons pas non plus oublier les néo-luddites : pour certain·es il faut se séparer de la métropole et de ses machines numériques revenir à l'univers féerique et primordial de la campagne. Espérons que nous n'avons oublié personne... Peut-être ne l'avons-nous pas mentionné, ce spectre dont quelqu'un a parlé, un gentleman qui fréquentait les tavernes mais se méfiait de celles qui proposaient des recettes pour le soleil de l'avenir. Cela a-t-il un sens de parler de communisme aujourd'hui, d'un communisme de plates-formes ? Vous ne trouverez pas la réponse dans ce Manifeste, mais plutôt une suggestion.
Nous essaierons de synthétiser par points les mouvements réels, celui des contradictions qui sont à l'oeuvre dans la transformation en acte que nous appelons capitalisme de plateforme - fait de machines et de travail vivant, d'accumulation de données et de valeur, digitales et matérielles - qui pourraient être utilisées comme ferment pour abolir l'ordre existant des choses.
Nous sommes immergé·es dans les contradictions : nous parlons de salaires mais nous sommes au travail 24h/24 et 7j/7, et il n'y aurait aucun réseau social si nous ne coopérions pas constamment sur les plateformes, si on ne pouvait surveiller en permanence n'importe quelle activité dans n'importe quelle partie du monde, espionner n'importe qui à l'aide de logiciels ou larguer des bombes à l'aide de drones, pourtant nous ne parvenons pas à fournir une éducation et des soins de santé à la majorité de la population mondiale.
Il n'y a pas d'alternative au capitalisme de plateforme, au mieux nous pouvons creuser notre niche de survie ou nous bercer de l'illusion qu'un jour nous apprivoiserons la Bête. Le réalisme est l'ontologie politique des conservateurs si nous considérons le réel comme quelque chose de compact, d'homogène. Nous préférons la taupe qui explore le sous-sol et creuse des terriers jusqu'à ce que l'immeuble du dessus s'effondre. Si vous avez lu jusqu'ici, vous voudrez peut-être en savoir plus sur le capitalisme de plateforme.
Nous avons résumé en 11 points ce que nous considérons comme les caractéristiques - et les contradictions - de cette nouvelle ère.
Généalogie
Les plateformes numériques reflètent une transformation générale et complète des actifs productifs à l'oeuvre depuis au moins un siècle, transformation que l'on peut subdiviser en cinq passages.
Le premier a eu lieu dans les années 1960 quand la "(contre-)revolution
logistique" qui a fait passer la production à une échelle globalre où le temps de circulation des marchandises prend des traits constitutifs de la production elle-même.
Le deuxième a eu lieu dans les années 1980, quand la consommation commence à dicter et à conditionner directement les rythmes de la production, c'est la "retail revolution" et WalMart en a été l'acteur paradigmatique.
Le troisième moment se situe à l'aube du nouveau millénaire avec l'avènement des entreprises .com : le world wide web devient un territoire non seulement d'expansion pour les relations sociales mais aussi pour de nouvelles formes d'entreprises.
Le quatrième passage coincide avec le krach économique de 2007/2008: des dizaines de plateformes naissent (de Airbnb en 2007 à Uber en 2008) et le modèle productif capitaliste se reforme autour de leur développement.
Enfin, le cinquième moment, c'est celui de la pandémie de Covid-19. Les distanciations physiques nécessaires et le smart-working concourent à remodeler les concepts de mobilité, de socialisation et de travail, produisant par là-même une plateformisation substantielle de la société.
En somme, les plateformes numériques ont aujourd'hui pris un rôle de premier plan qui paraît aujoud'hui inébranlable. D'un côté, en fait, elles constituent la forme d'entreprise qui s'est le mieux adaptée aux nouveaux rapports de production où l'on est à la fois le·e travailleur·se et le·a consommateur·ice dans des espaces fragmentés et diffus. D'autre part, les nouveaux arrangements productifs leur offrent un pouvoir politique et économique qui leur donne un avantage dans la course au monde de demain, un hybride physique-numérique incarné par le projet "Metaverse".
Pouvoir
Le pouvoir est aujoud'hui incarné aussi par ces plateformes. Une partie de ce pouvoir vient du fait que la plateformisation générale de la société, sa définition sur et à travers les plateformes, finit par favoriser un chevauchement croissant entre les infrastructures numériques, les processus d'accumulation et la coopération sociale. Les plateformes déterminent les choix politiques, conditionnent l'opinion publique, augmentent parfois l'émergence d'anomalies et de potentiels de contre-emploi, comme cela s'est produit dans le cycle insurrectionnel de 2011-2013 ou, plus récemment, dans les manifestations au Chili ou à Hong Kong.
La croissance du Léviathan s'est donc accompagnée d'un enchevêtrement de sujets extra-étatiques qui s'entrelacent, se chevauchent, se heurtent et façonnent de nouvelles géographies du pouvoir. Les plateformes ne sont donc pas le nouveau Léviathan en soi, mais elles constituent certainement la structure de nouveaux empilements, les empilements dans lesquels la gouvernance contemporaine est enfermée et qui englobent également la souveraineté des États. Les règles établies par l'algorithme côtoient les lois établies par les codes.
Infrastructure
Le capital est un rapport social entre les humain·es médiatisé par des choses, disait Marx. Aujourd'hui, dans ce vaste régime de "choses" - ajouterions-nous - les infrastructures occupent une place particulièrement importante : elles sont le squelette qui soutient la multiplicité des interactions sociales, sur lequel fonctionnent les flux de marchandises, de capitaux et de services. Dans le capitalisme de plateforme, un rôle décisif est joué par les infrastructures numériques détenues et régies par les Big Tech. Des entreprises comme Google, Amazon ou Tencent en Chine constituent le capital fixe social, mais non public, d'une société où le matériel et le virtuel se confondent dans la même réalité.
Depuis la crise économique de 2007/08, les plateformes de toutes sortes ont "infrastructuré" l'espace numérique en s'appropriant la coopération sociale et en expropriant cet imaginaire libertaire qui avait trouvé dans le web un territoire sans maître. Comme les infrastructures matérielles, les plateformes définissent un certain régime de mobilité, connectant mais aussi restreignant et imposant des mouvements décisifs. Il est difficile aujourd'hui de voyager en Europe sans réserver une chambre sur Airbnb, d'avoir accès à une communauté d'utilisateur·ices aussi large que le permet WeChat en Chine, ou d'avoir la même offre de restaurants en Amérique latine sans passer par la plateforme Rappi. Autant d'entreprises qui ne possèdent "rien" - ni maison, ni restaurant, ni contenu - si ce n'est l'infrastructure numérique et la propriété privée des algorithmes qu'elles mettent à disposition.
Bien sûr, les canaux "alternatifs" ne disparaissent pas, mais le rôle hégémonique que ces plateformes/infrastructures ont acquis est évident. En assumant ces positions dominantes, les plateformes acquièrent inévitablement un pouvoir politique en tant que gouvernemental, c'est-à-dire qu'elles contrôlent, anticipent et déterminent nos comportements : si l'État fonde sa souveraineté sur l'occupation d'un territoire donné, les plateformes construisent leur pouvoir en gouvernant le cloud. Grâce à leur capacité à "extraire" des données, en somme, elles jouissent désormais d'un pouvoir de négociation (sinon de concurrence) avec l'État lui-même, comme cela n'a peut-être jamais été le cas dans la longue histoire du capitalisme. En même temps, en tant qu'infrastructures, elles constituent un champ contesté au sein duquel des formes de lutte nouvelles et sans précédent peuvent émerger.
Espace-Temps
Les plateformes ne sont pas simplement des outils technologiques, elles sont le résultat évolutif de relations sociales. Elles agissent largement sur la planète en s'insérant dans l'hétérogénéité des différents contextes métropolitains. Elles se façonnent continuellement avec et sur elles. Ce sont des écosystèmes à forte consommation de ressources humaines et environnementales qui déterminent de multiples régimes spatio-temporels avec une capacité de reductio ad unum déterminée par la possession d'algorithmes et de données. Les plateformes représentent la tendance à l'effondrement des échelles géographiques modernes. Elles traversent de manière constitutive l'échelle nationale, se reproduisent translocalement, hybrident l'urbain et le global, ouvrent de nouveaux espaces d'accumulation aspirant à de nouveaux projets de colonisation - de l'espace interplanétaire à l'espace numérique du multivers. Le mouvement tellurique avec lequel la planéité a traversé, décomposé et recomposé les spatialités rend en fait obsolète la possibilité de comprendre les phénomènes sociaux, politiques et économiques à partir de leur encapsulation dans une échelle prédéfinie.
Contrairement à d'autres innovations "techniques" dans l'histoire du capitalisme (par exemple, l'organisation scientifique du travail) ou aux longs délais nécessaires à la mise en place d'infrastructures ferroviaires ou autoroutières, la "forme plate-forme" a développé une circulation mondiale quasi simultanée. Les plateformes tissent une toile entre des temps historiques pluriels, enregistrent le passé pour anticiper le temps futur et sanctionnent le dépassement de la dichotomie virtuel/réel. En d'autres termes, elles génèrent des espaces-temps qui non seulement doivent être continuellement retracés concrètement aux infrastructures (câbles Internet transocéaniques, centres de données, fermes à clics, ordinateurs en nuage, etc.) et aux assemblages concrets de force de travail (crowdwokers, prosumers, chauffeur·ses, livreur·ses, programmateur·ices, etc.), mais plus radicalement doivent être compris dans l'entrelacement constitutif des processus de numérisation et de matérialité.
Métropole 4.0
La dynamique de la plateformisation est un processus urbain qui, dans le cadre d'un effondrement plus général des échelles géographiques, agit simultanément au niveau mondial et au niveau local. Elle se décompose en deux processus.
Le premier processus a trait aux mutations que les plateformes numériques induisent dans l'urbain consolidé, en le transformant dans de multiples directions. Tout d'abord, les agglomérations urbaines sont le terrain idéal pour l'extraction de valeur par les plateformes, qui y trouvent de vastes réservoirs de main-d'oeuvre disponible, des mines de données et des potentiels d'innovation élevés à exploiter.
Deuxièmement, les plateformes ont un effet profond sur les infrastructures. Tout comme, au cours des deux derniers siècles, les villes ont été décomposées et recombinées par les réseaux ferroviaires, les routes, les autoroutes et les aéroports, les plateformes décomposent et redéfinissent profondément les flux urbains.
Troisièmement, les plateformes mondialisent davantage l'urbain, en affectant ses formes de propriété, de commandement, d'imaginaire et de franchissement.
Quatrièmement, l'urbanisme high-tech développe ses propres architectures et des régimes d'habitation spécifiques, qui ressemblent de plus en plus à des pratiques de navigation.
Le deuxième processus concerne les plateformes en tant que forme d'urbanisation de l'internet. Tout comme cela s'est produit historiquement avec l'urbanisation (c'est-à-dire : infrastructure + pouvoir politique) de la campagne et d'autres espaces non urbains, les plateformes ont urbanisé l'espace-temps de l'internet depuis la première vague du World Wide Web à la fin des années 1990. Leur compartimentage en applications exploitées via des smartphones, leur dimension fermée et propriétaire, leur pouvoir politique et leurs actions infrastructurelles les définissent comme des acteurs urbains de l'internet. La conjonction de ces deux perspectives conduit à parler de l'émergence d'une métropole planétaire 4.0 en devenir.
Géopolitique
On tend trop souvent à séparer entité numérique et entité territoriale, les plateformes de l'État, les flux des lieux, les réseaux des institutions. Toutefois, internet et les êtres socio-économiques qui l'habitent ne sont pas neutres, et ils ne se déplacent pas dans un espace éthéré qui ne se superpose pas aux différentes échelles géographiques physiques. Loin de là : aujourd'hui, la primauté de l'innovation numérique est l'enjeu d'équilibres géopolitiques qui s'inscrivent dans un processus plus général de redéfinition de ce que l'on appelle la globalisation. Si d'un côté, les plateformes laissent leur trace sur le territoire étatique imposant par leur pouvoir la gestion des flux, des normes et des formes de vie; de l'autre, les États sont à la manoeuvre pour construire des infrastructures autonomes pour le contrôle et l'usage des données. Le colonialisme numérique des plateformes - qui pénètrent les espaces urbains pour en subsumer les formes productives et sociales - est contrebalancé par le souverainisme numérique des États qui visent à imposer le pouvoir du Léviathan sur les nouvelles infrastructures. Par conséquent, plutôt que d'exalter les États en tant qu'adversaires et régulateurs des plateformes, nous devons comprendre comment les lois et les algorithmes, le Léviathan et les plateformes, construisent et stratifient les relations, tantôt oppositionnelles, tantôt coopératives.
Machines mythologiques
Les plateformes ne sont pas seulement des acteurs économiques dont l'action a des répercussions sur les formes du politique et sur les relations sociales. Elles n'agissent pas exclusivement sur le plan matériel de la production et de l'extraction. Les plateformes génèrent un environnement symbolique et axiologique qui en légitime l'action et contribue à en renforcer les opérations. Ce sont des machines mythologiques qui produisent un récit sur l'avenir du travail, le modèle de société et le type de valeurs collectives à incarner.
Ce n'est pas un hasard si les plateformes elles-mêmes sont le fruit d'une imaginaire néolibéral spécifique, l'idéologie dite californienne, qui combine la créativité hippie et l'arrivisme yuppie. Dans cette vision, Internet et les innovations technologiques sont les outils parfaits pour renforcer le caractère entrepreneurial de l'être humain, un viatique pour une société plus libre et plus riche grâce à l'automatisation complète de la production et au soutien de l'intelligence artificielle. Ce récit n'est pas seulement destiné à légitimer le pouvoir des plateformes à l'intérieur d'une certaine échelle de valeurs. Plus encore, il a des effets matériels concrets dans sa capacité à propulser le travail vivant vers sa propre auto-valorisation dans la dynamique de commissionnement opérée par les plateformes. Elle contribue également à attirer en permanence des investissements financiers sans lesquels les entreprises numériques elles-mêmes ne tiendraient pas, dans une économie de la promesse qui fait espérer des profits illimités à ceux qui parviennent à imposer leur monopole sur le marché. Ces machines mythologiques dissimulent donc des rapports de force et renforcent en même temps leur emprise sur le réel par leur capacité à mettre en mouvement un ensemble complexe d'affects, d'émotions, de valeurs et d'aspirations.
Finance
L'intrication entre les plateformes numériques et la finance s'est développée sur de multiples plans, distincts mais sécants. D'un côté, la finance soutient le développement du modèle de plateforme qui trouve ses origines dans la crise économique et financière commencée en 2007/2008. La finance a, en outre, subi une accélération plus grande encore avec le Covid-19.
Le modèle de plateforme se fonde, comme on sait, sur le déclin du paradigme traditionnel et sur une logique spéculative qui a permis à des acteurs comme Uber, depuis ses débuts, de ne pas générer de dividendes, alors qu'en même temps, ils ont de hautes valeurs en bourse motivées par une économie de la promesse des futurs profits.
Il existe toutefois une autre facette de l'intrication entre finance et plateformes : la dévalorisation du travail sur lequel est fondé le modèle de plateforme, et sa capture à l'intérieur des infrastructures numériques se basent plus que jamais sur la production de travail endetté. Une fois de plus, le cas d'Uber est emblématique : alors que les travailleur·ses sont attiré·es vers la plateforme par la promesse d'une plus grande autonomie, l'endettement est pour beaucoup la condition nécessaire pour acquérir les moyens de production et pouvoir réellement travailler.
Le mirage d'un travail "libre" et indépendant est alors remplacé par un travail "immobilisé" par la dette et économiquement dépendant de la plateforme. La boucle est bouclée. Ensuite, il y a la manière dont les plateformes numériques, les algorithmes et la blockchain sont en train de changer la finance. Du micro-trading aux NFT en passant par les crypto-monnaies, c'est la finance elle-même qui est aujourd'hui mise en plateforme. Avec la promesse que nous deviendrons tou·tes des investisseur·ses, nous assistons à une nouvelle poussée vers la financiarisation de la société, où tout peut devenir un jeton à échanger.
Travail
Les plateformes digitales permettent d'englober les processus de coopération sociale à l'intérieur des logiques de valorisation et de financiarisation. Il s'agit, certes, d'un mécanisme qui n'est pas nouveau, cependant, le modèle de plateforme permet de le développer à des niveau d'intensité et sur des échelles spatiales inédites. Au sein de ce mécanisme, l'érosion interne du traditionnel rapport salarié n'implique certainement pas un déclin du travail, mais plutôt son extension et sa redéfinition dans de nouveaux lieux et de nouvelles tâches, au-delà de la distinction de plus en plus subtile entre le temps de travail et le temps de vie. L'accélération de la marchandisation de la reproduction sociale en particulier (entendue ici au sens large, comme les activités qui permettent la reproduction de la vie des individus), générée par la crise financière et l'érosion conséquente des dépenses sociales et le déclin de leur socialisation à travers les systèmes de protection sociale nationaux, trouve un nouvel élan et un nouveau débouché dans le modèle de la plateforme. La mobilité, l'alimentation, les soins, le travail domestique... ne sont que quelques-unes des nouvelles frontières d'expansion du modèle de plateforme.
Subjectivités algorithmiques
Si le capitalisme est une rapport social médiatisé par des choses, le capitalisme de plateforme ne peut produire des subjectivités algorithmiques que par l'utilisation de dispositifs numériques, de protocoles et de normes de transmission, d'applications et de logiciels. Les plateformes, en d'autres termes, sont des acteurs gouvernementaux qui façonnent les conduites en stimulant les comportements et les passions collectives.
Le cyborg ne constitue plus un horizon politique du monde à venir, il est déjà-là et est le produit du pouvoir de l'algorithme et de l'omniprésence des technologies numériques : nous sommes des cyborgs lorsque nous ne pouvons pas nous orienter sans Google Maps ou lorsque nous parlons à travers un smartphone avec un assistant vocal qui nous aide à localiser le colis que nous attendons. La construction de subjectivités algorithmiques se fait dans la métropole augmentée, dans la traversée de l'infosphère, dans le stationnement dans le cloud, dans l'interaction avec l'intelligence artificielle, dans les greffes de la bio-ingénierie. Aujourd'hui, nous vivons des vies machiniques, standardisées et manipulées par la puissance de calcul des nouveaux ordinateurs, des big data et des applications ; et les machines deviennent vivantes, de plus en plus fusionnées avec le bios, s'intégrant à certaines fonctions du travail vivant, reproduisant des activités créatives, construisant des réalités parallèles grâce à l'apprentissage automatique, à l'intelligence artificielle et aux lunettes VR.
Pour autant, nous ne sommes pas condamné·es à vivre comme des automates ou à poursuivre le rêve néolibéral de l'entrepreneur de soi sur telle ou telle plateforme. Nous ne croyons pas qu'il faille analyser le numérique uniquement en termes de domination. Des pratiques de subjectivation autonome prolifèrent dans les mailles du filet : des flâneur·ses qui parcourent la ville en essayant de profiter des services des nouvelles technologies sans se laisser capturer par la soif de profit, des nomades numériques qui se déplacent de plateforme en plateforme à la poursuite de stratégies individuelles, des tang ping qui refusent catégoriquement de mettre leur vie au travail, des conflits généralisés de travailleur·ses sociaux·les qui démasquent les hiérarchies de pouvoir qui se cachent derrière les algorithmes.
Champ de bataille
Les technologies numériques et avec elles, les plateformes, ne peuvent pas être comprises uniquement selon une logique de domination, le sabotage n'est pas non plus le seul sabotage possible. Leur développement ouvre plutôt un champ de bataille entre des sujets et des forces antagonistes dont l'issue n'est pas gagnée d'avance et dont l'enjeu est le capitalisme dans sa globalité. Les plateformes ont l'ambition d'atteindre un monde sans goulet d'étranglement et sans conflits qui soit uniquement fait de flux en mesure de connecter les biens et les personnes, de l'autre, le travail vivant met constamment du sable dans les engrenages des entreprises high-tech pour se défendre face à la mise au travail constante, il oppose une résistance qui contient une vision différente de l'utilisation et de l'organisation des machines numériques, remet en cause le pouvoir de l'algorithme et la concentration des richesses entre les mains de ceux qui détiennent les codes.
La force du capitalisme de plateforme se trouve dans son extrême résilience, qui ne réside pas seulement dans sa capacité à modeler ses opérations en fonction du contexte spécifique dans lequel il s'enracine, mais aussi dans son attention constante à englober ce qui est généré en dehors et contre son action, transformant les anomalies en variables intégrées dans l'évolution de l'algorithme. Une oscillation s'opère entre inclusion et soustraction, standardisation et turbulence, qui d'une part nous donne la figure du pouvoir des plateformes, et d'autre part nous montre toute la puissance irréductible du travail vivant. C'est précisément cette puissance qui est le véritable moteur des plateformes, sans laquelle ses normes et ses prédictions ne pourraient pas réellement s'inscrire dans la réalité. Comment, dès lors, échapper à la résilience des algorithmes et, en même temps, tirer le meilleur parti de la puissance productive qu'ils expriment et dont ils se nourrissent ?
Et nous revoilà au point de départ et à la question la plus importante. Comment agir politiquement face à ces transformations ? Disons-le mieux. Quelles sont les alternatives qui s'offrent à nous face aux contradictions des transformations en cours ? Suffit-il de renverser les rapports de force actuels ou faut-il repenser radicalement les structures de pouvoir elles-mêmes ? Permettez-nous de ne pas formuler nos propres recettes. En même temps, nous ne voulons pas nous limiter à une description plus ou moins claire de la situation actuelle, mais tenter d'indiquer quelques voies possibles pour la changer. Nous souhaitons donc faire un effort d'imagination politique, en partant du réel et en remontant vers le possible. Concentrons-nous un instant sur une entreprise qui symbolise le capitalisme de plateforme, une entreprise de Big Tech comme Amazon. Pensons à sa capacité logistique à coordonner et gérer les flux autour du globe, à sa puissance de calcul pour connaître presque instantanément la localisation de n'importe quel colis, à la multiplicité des produits et services qu'elle est capable d'offrir et d'innover. Eh bien, réfléchissons un instant à ce que nous pourrions faire si ces capacités de calcul, de logistique et de production étaient gérées collectivement, non pas pour le profit de quelques-uns, mais pour travailler moins pour tou·tes.
Un slogan nous revient en tête, qui sait d'où il peut bien venir : "les soviets + l'électrification". On pourrait le changer en "peer-to-peer et numérisation". Ici, nous pouvons peut-être travailler les contradictions de notre présent vers un communisme des plateformes à partir de ces deux principes. Si les plateformes ont une gestion centralisée capable d'exercer un contrôle capillaire et généralisé, en inversant leur potentiel, on peut aussi imaginer une gestion généralisée des infrastructures numériques avec une direction politique non pas orientée vers la rente et le profit mais vers le bien-être collectif et environnemental. Il existe de nombreux types de réseaux, et la blockchain nous le montre. Il s'agit de les soustraire aux processus de monopole et de profit. Comment ? En se les réappropriant et en répartissant leur propriété entre tous jusqu'à ce qu'un régime privé du même type soit brisé.
Certaines plateformes ont un rôle désormais tellement infrastructurel au point d'être essentielles pour nos sociétés. En même temps, il ne suffit pas d'en prendre le contrôle, il faut également en changer les principes organisateurs qui déterminent les rapports de pouvoir hiérarchiques et asymétriques en leur sein. Comment ? En démantelant les architectures hiérarchiques de pouvoir. Peer-to-peer ! On nous a fait croire que nous étions dans une économie de partage, alors croyons-le jusqu'au bout, exigeons la propriété collective pour qu'il n'y ait pas de propriété. Cela implique un troisième point programmatique : le revenu pour tous·tes. Nous l'avons vu, aujourd'hui, ce sont les données qui sont la marchandise la plus convoitée. Nous produisons des données tout le temps et partout, et à partir de ces données, les plateformes ajustent en permanence leurs processus de calcul, de gestion et de contrôle. La centralité politique univoque des salaires et de leur mesure par le temps de travail est révolue. Nous n'avons pas la nostalgie du fordisme, nous préférons l'automatisation qui soulage la fatigue physique et élargit les possibilités créatives. L'important est d'échapper au chantage à l'emploi. D'autre part, en regardant les actifs accumulés par certains capital-risqueurs, nous n'avons pas l'impression de vivre à l'ère de la pénurie. Alors, de l'abondance pour tous·tes !