Logistique

Strike - Recueil d'articles


Mettre fin à toute complicité, arrêtez d’armer Israël

Nous relayons cet appel de nombreux syndicats palestiniens qui invite à participer activement à la solidarité internationale. Cette campagne a d'ores et déjà des échos au Royaume-Uni, en Belgique, en Italie et en Espagne.

Un piquet devant Instro precision (Royaume-Uni)

Israël a exigé qu'1,1 million de Palestinien·nes évacuent la moitié nord de Gaza alors qu’ils subissent des bombardements constants. Cette action impitoyable fait partie du plan d’Israël, qui a le soutien inconditionnel et la participation active des États-Unis et de la plupart des États européens, de mener des massacres sans précédent et atroces contre 2,3 millions de Palestinien·nes à Gaza et pour les nettoyer ethniquement et une fois pour toutes. Depuis samedi, Israël a bombardé Gaza de manière aveugle et intensive, coupant le carburant, l’électricité, l’eau, la nourriture et les fournitures médicales. Israël a tué plus de 2600 Palestinien·nes, dont 724 enfants, démolissant des quartiers entiers au ras du sol, anéantissant des familles entières et faisant plus de 10 000 blessé·es. Certains spécialistes en droit international ont commencé à mettre en garde contre les actes génocidaires commis par Israël.

Par ailleurs, le gouvernement de droite d’Israël a distribué plus de 10·000 fusils aux colons extrémistes en Palestine avant 1948 et en Cisjordanie occupée pour faciliter de nouvelles attaques et des pogroms contre les Palestinien·nes. Les actions, les massacres et les discours d’Israël indiquent son intention de mettre en œuvre sa deuxième Nakba promise de longue date, en expulsant autant de Palestinien·nes que possible et en créant un “Nouveau Moyen-Orient” dans lequel les Palestiniens·vivent perpétuellement dominé·es.

La réponse des États occidentaux a été un soutien total et absolu à l’État d’Israël, sans même un clin d’œil superficiel aux lois internationales. Cela a amplifié l’impunité d’Israël, lui donnant carte blanche pour mener sa guerre génocidaire sans limites. En plus du soutien diplomatique, les États occidentaux fournissent à Israël des armes, en sanctionnant l’opération des entreprises d’armement israéliennes à l’intérieur de leurs frontières.

Alors qu’Israël intensifie sa campagne militaire, les syndicats palestiniens appellent nos homologues internationaux et tous les peuples conscients à mettre fin à toute forme de complicité avec les crimes d’Israël, en arrêtant de toute urgence le commerce des armes avec Israël, ainsi que tout financement et toute recherche militaire. Il est maintenant temps d’agir. Les vies palestiniennes sont en danger. Cette situation d’urgence génocidaire ne peut être stoppée que par une augmentation massive de la solidarité mondiale avec le peuple palestinien qui puisse arrêter la machine de guerre israélienne. Nous avons besoin que vous agissiez immédiatement, où que vous soyez dans le monde, pour empêcher l’armement de l’État d’Israël et l’action des entreprises impliquées dans l’infrastructure du blocus. Nous nous sommes inspirés des mobilisations précédentes menées par des syndicats en Italie, en Afrique du Sud et aux États-Unis, et des mobilisations internationales similaires contre l’invasion italienne de l’Éthiopie dans les années 30, contre la dictature fasciste du Chili dans les années 70 et partout où la solidarité mondiale a limité l’étendue de la brutalité coloniale.

Nous appelons les syndicats industriels importants à :

  1. Refuser de produire des armes destinées à Israël.

  2. Refuser de transporter des armes pour Israël.

  3. Voter des motions dans leurs syndicats à cet effet.

  4. Prendre des mesures contre les entreprises complices impliquées dans la mise en œuvre de l’encerclement brutal et illégal par Israël, surtout si elles ont des contrats avec votre institution.

  5. Faire pression sur les gouvernements pour arrêter tout commerce militaire avec Israël et dans le cas des États-Unis, pour le financer.

Nous lançons cet appel, car nous voyons des tentatives d’interdire et de réduire au silence toute forme de solidarité avec le peuple palestinien. Nous vous demandons de faire entendre leur voix et d’agir à la lumière de l’injustice, comme les syndicats l’ont fait historiquement. Nous lançons cet appel dans la conviction que la lutte pour la justice pour la Palestine et la libération n’est pas seulement une lutte déterminée aux niveaux régional et mondial. C’est un levier pour la libération de tous les dépossédés et exploités du monde.

Le 16 octobre 2023

Signataires :

  • Fédération générale des syndicats palestiniens — Gaza
  • Syndicat général des travailleurs des services publics et du commerce
  • Syndicat général des travailleurs municipaux
  • Syndicat général des travailleurs d’école maternelle
  • Syndicat général des travailleurs de la pétrochimie
  • Syndicat général des travailleurs agricoles
  • Union des Comités des Femmes Palestiniennes
  • Syndicat général des travailleurs de la presse et de l’imprimerie
  • Fédération générale des syndicats palestiniens (PGFTU)
  • Syndicat général des enseignants palestiniens
  • Syndicat Générale des Femmes Palestiniennes
  • Syndicat Générale des Ingénieurs Palestiniens
  • Association des comptables palestiniens
  • Fédération des associations professionnelles qui compris
  • Association dentaire de Palestine – Centre de Jérusalem
  • Association pharmaceutique palestinienne – Centre de Jérusalem
  • Association Médicale – Centre de Jérusalem
  • Association des Ingénieurs – Centre de Jérusalem
  • Association des ingénieurs agronomes – Centre de Jérusalem
  • Syndicat des vétérinaires – Filiale de Jérusalem
  • Syndicat des journalistes palestiniens
  • Association des avocats Palestiniens
  • Association des infirmières et sage-femmes palestiniennes
  • Syndicat des travailleurs d’écoles maternelles
  • Syndicat des travailleurs des services postaux palestinien
  • Fédération des syndicats d’enseignants et d’employés des universités palestiniennes
  • Fédération Générale des Syndicats Indépendants
  • Nouvelle Fédération des syndicats palestiniens
  • Syndicat général des écrivains palestiniens
  • Syndicat des entrepreneurs palestiniens
  • Fédération des syndicats de professionnels de la santé
  • Syndicat palestinien des psychologues et des travailleurs sociaux.

Contacts :


Logistique de guerre : que défendent les États-unis ?

L’offensive lancée par les États-Unis et la Grande-Bretagne au Yémen contre les Houthis a été qualifiée par l’OTAN de «défense». Mais que défendent-ils et pour qui ? Quel est le sens politique de cette opération de défense des chaînes logistiques ?

L'abordage du Galaxy Leader, 19 novembre 2023

En solidarité avec la population de Gaza, des Houthis1 ont attaqué des navires qui commercent avec Israël. Après ces attaques, le nombre de conteneurs est passé de 500 000 par jour en novembre dernier à environ 200 000 par jour. Le nombre de navires qui ont traversé le Canal de Suez au cours des douze premiers jours de 2024 était de 544, contre 777 à la même période en 2023, soit une baisse de 40%. Par ailleurs, les navires qui transportent des denrées périssables ont préféré passer par le Cap de Bonne-Espérance.

Les effets du blocage imposé par les Houthis sur l’économie sont évidents, même s’ils restent limités : en Allemagne, Tesla a décidé de suspendre pendant deux semaines la production de son usine européenne, située près de Berlin, les conflits armés de la Mer Rouge créant une pénurie de composants. Au moment où le Royaume-Uni et les États-Unis optaient pour une intervention militaire contre les Houthis, l’entreprise de Musk annonçait qu'elle reprendrait sa production à plein régime au plus tôt le 12 février. En Italie, le groupe logistique SMET, par le biais de son PDG, Domenico De Rosa, a lancé une mise en garde :

Attention au risque important d’inflation dû à la guerre en Mer Rouge et à la nouvelle taxation européenne sur le transport maritime : les guerres ne produisent pas seulement des morts et des destructions, elles contribuent aussi énormément au changement des routes logistiques et modifient considérablement le temps et le coût des approvisionnements mondiaux.

Les déclarations de De Rosa sont intéressantes parce qu’elle montrent bien les enchevêtrements logistiques du capitalisme contemporain et pourquoi la crise de la Mer Rouge inquiète tant les partisans de l'économie du libre marché2 :

Le risque est élevé pour tout le monde parce que les Houthis prennent pour cible tout navire qui a selon eux des liens avec Israël. Nous savons cependant que l'organisation du transport maritime mondial est complexe et qu'il est difficile d’assigner un navire à une seule nation. Ce n'est pas seulement le pavillon qui compte : sont également en jeu la propriété du navire, la compagnie qui l'affrète et celle qui l'utilise. Pour lutter contre les attaques des Houthis, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont en train de renforcer la présence de navires militaires dans la région.

Comme l’avaient déjà montré la pandémie et l’incident de l'Evergiven3, la Mer Rouge représente un goulet d'étranglement4 et un enjeu géopolitique majeur du commerce international. À titre d’exemple, il y a quelques jours seulement, COSCO, la compagnie publique chinoise spécialisée dans les services logistiques, a annulé toutes ses commandes à destination d’Israël, à l'instar de sa filiale, OOCL, en décembre dernier. C’est un signal clair envoyé par la Chine qui commence à comprendre que le temps de la retenue touche à sa fin.

Il est évident que tous les patrons du marché de la logistique sont furieux de la situation et que les pressions exercées sur l'administration Biden sont réelles.

Selon certains médias, les premiers plan d’attaque des positions militaires au Yémen ont été préparé il y a des semaines. Pourtant, l’administration étasuniennes émettait des doutes concernant la pertinence de telles attaques. Les risques de propagation du conflit et l’engagement direct dans la région à quelques mois des élections ainsi qu'un consensus international de moins en moins fort auraient dû décourager Biden. Mais il est clair que cela aurait été un énième aveu de la part des États-Unis, celui de ne plus pouvoir assurer d'être le garant militaire du «libre» marché. La nouvelle attaque de cette nuit5, malgré les déclarations du 12 janvier qui affirmaient qu'aucune autre opération n'était prévue. Cela montre que cette initiative n’a pas eu, pour le moment, l’effet escompté.

Luttes anticoloniales, crises économiques et tensions géopolitiques s'entremêlent de manière toujours plus évidente. Dans ce contexte, les seuls intérêts que nos gouvernements s’engagent à défendre sont ceux du grand capital et de la politique occidentale. De nouvelles brèches s’ouvrent.


Traduction de Strike. Texte initialement paru le 13 janvier 2024 sur Infoaut


  1. Les Houthis sont à l'origine une tribu zaydite du Nord du Yémen qui est active dans tout le pays depuis le début de la guerre civile en 2014. Leur émanation politique est connue sous le nom d'AnsarAllah. L'action militaire des Houthis s'ancre dans une séquence de dix ans de guerre dans la pays. Une situation jugée par l'ONU (avant le début des bombardements et de l'invasion terrestre de Gaza en 2023) comme la pire situation humanitaire depuis 1945. On pourra consulter cet article pour des développements plus précis ↩︎

  2. On ne peut s'empêcher de penser au discours prononcé par Christine Lagarde à Davos. Son discours a été l'occasion de dénoncer la "clique tribale" des économistes dont les modèles sont impuissants à penser les pandémies ou les perturbations des chaînes d'approvisionnement, montrant une fois encore leur inutilité pour la classe dominante. ↩︎

  3. Le navire Evergiven de la compagnie Evergreen avait bloqué le canal de Suez le 23 mars 2021 entraînant une importante perturbation des chaînes logistiques. ↩︎

  4. Environ 15% du commerce international transite par le détroit de Bab-el-Mandeb - un taux en croissance ces dernières années. Le trafic dans cette zone correspond à 40% des échanges Asie-Europe. ↩︎

  5. Les attaques des États-Unis et du Royaume-Uni n'ont pas cessé depuis sans que cela ne décourage les Yéménites. Comme le déclarait Biden lui-même le 19 janvier, "Est-ce que les bombardements vont arrêter les Houthis ? Non. Est-ce que nous allons continuer à les bombarder ? Oui" ↩︎


Grève des livreurs à Londres - Un bulletin de grève

À l'occasion d'un événement que nous organisons avec des camarades de Notes from Below le 11 février à Montreuil, nous traduisons et relayons un bulletin de grève. Ce bulletin de grève traite d'une grève des livreurs de nourriture en cours au Royaume-Uni commencée vendredi 2 février. La forme du bulletin de grève nous semble particulièrement intéressante comme outil de politique de construction des mobilisation.

La semaine dernière des milliers de livreurs de nourriture étaient en grève pour des augmentations dans plusieurs villes à travers le Royaume-Uni. Le texte qui suit est un bulletin de grève distribué par des soutiens. Une version imprimable sera disponible en plusieurs langues.

Bilans de la première grève

Le vendredi 2 février des milliers de livreurs de nourriture qui demandent une augmentation ont entamé une grève contre toutes les applications dans plus de 90 zones à Londres, Brighton, Liverpool, Bath et Glasgow.

La grève demandait une augmentation. En 2017, Deliveroo payait un minimum de £4 par course. Maintenant le minimum est de £3.15 pour les scooters et £2.80 pour les vélos. Cela représente une baisse de 40% de la paye réelle. Uber Eats a opéré des coupes similaires. C’était la plus grande grève jamais faite dans la livraison de nourriture au Royaume-Uni. Elle a ébranlé le management de ces applications.

Dans de nombreuses zones, les livreurs se sont concentrés localement et ont organisé des piquets pour fermer les dark kitchens et les restaurants clés. Dans certaines zones, les grévistes ont eu à faire face à beaucoup de livreurs qui brisaient la grève et essayaient de prendre leur travail. Dans d’autres zones, il était facile de convaincre chaque livreur de rejoindre la grève. Dans des zones où les livreurs étaient en mesure d’organiser une forte grève, cela a eu un gros impact - comme on a pu le voir avec les consommateurs qui se plaignaient en ligne et les commandes qui s'accumulaient dans les restaurants. Dans d’autres zones encore, non seulement les grévistes ont organisé des piquets mais les livreurs se sont rassemblés et ont organisé des cortèges à moto. Certains ont profité de ces cortèges pour répandre la grève dans de nouveaux secteurs.

La grève a aussi rassemblé des livreurs issus de différentes communautés ce qui n’était pas arrivé dans une telle proportion auparavant. Cela a constitué une étape importante pour nous renforcer. Deliveroo, Uber Eats, Just Eat et Stuart essaieront tous de dire que cette grève ne les a pas affectés pour nous démoraliser. Mais alors pourquoi ont-ils envoyé des messages de panique dans les restaurants à propos de la grève ? Pourquoi ont-ils énormément augmenté les primes pour le travail de nuit ?

Nous pensons qu’il est vraiment important de partager des informations sur ce qu’il est en train de se passer dans chacune des zones pour que nous soyons les plus efficaces possibles. Nous avons donc collecté des récits de livreurs dans plusieurs zones.

Earls Court

Je viens de commencer à travailler dans la zone. Je travaillais à Camden avant. J’ai rejoint le groupe de livreurs près du McDonalds. J’ai pris d’abord contact avec les Indiens. Au début, ils ne savaient pas quoi dire mais ensuite, ils ont dit qu’ils feraient grève. Mais ils ne parlaient pas avec les Brésiliens. Ils m’ont demandé de leur parler puisqu’ils ne savaient pas s’ils allaient faire grève. Je suis allé leur demander. Un des gars venait de se prendre une amende de stationnement de 85 £ et il était énervé du coup, il a dit que non. Et puis, on a vu les prix monter sur Deliveroo et ça nous a enthousiasmé. Alors, on a commencé à travailler comme un groupe et quand les autres livreurs arrivaient, on les persuadait de se mettre en grève. Certains membres de notre groupe ont été un peu rudes avec les briseurs de grève, mais la plupart d'entre nous se sont montrés amicaux. Nous avons dit qu'il y avait des milliers de chauffeurs en grève en ce moment à Londres, et que vous devriez nous rejoindre. Nous avons ajouté des personnes au groupe Whatsapp. Puis nous avons appris que d'autres zones étaient en grève. Puis 150 motos sont venues bloquer la route et nous avons fait le tour. Tout le monde est très enthousiaste à l'idée d'une nouvelle grève.

Nous savons que les entreprises sont très inquiètes car nous avons vu de faux comptes sur des groupes sur les réseaux sociaux qui essayaient de nous démoraliser. Mais on pouvait voir qu’ils étaient faux : quand je sors parler aux vrais gens, ils disent qu’ils veulent faire la grève tout le week-end.

J’ai fait ce métier pendant 6 ans. Le tarif était de £3.15 pour faire de très courts trajets où l’on pouvait quasiment marcher. Maintenant il faut faire 3 à 5 km pour gagner les £3.15. Ils disent que c’est l’algorithme, que c’est de sa faute, mais il y a bien quelqu’un qui l’a fait cet algorithme. Ils vous disent de refuser une course si vous ne la voulez pas mais si vous en refusez trop, il y a quelque chose de caché dans l’algorithme qui vous bloque pendant 30 minutes. Ensuite l’appli dit qu’ils ont besoin d’embaucher plus de livreurs parce qu’il n’y a pas assez de monde pour faire le travail ! Ce sont toutes ces raisons qui nous ont fait nous mettre en grève.

Whitechapel

20 livreurs bengalis et brésiliens ont fait fermer la dark kitchen ‘Editions’ à l’Assembly Passage à Whitechapel. D’autres livreurs ont aussi fermé une autre dark kitchen dans la zone et des restaurants voisins. Très peu de livreurs sont venus pour prendre les commandes, et ceux qui sont venus n’ont pas pu les prendre. Les livreurs disent qu’ils pensent que Deliveroo a perdu environ £30 000 à cause de la grève simplement à Editions, en se basant sur le nombre habituel de commandes en une soirée. J’ai demandé à tout le monde s’ils pensaient qu’une grève serait suffisante et s’ils seraient prêts à en faire plus. Les avis étaient partagés. Beaucoup de livreurs disaient qu’ils voulaient faire grève quelques jours supplémentaires, si l’on ne gagnait pas après le premier jour. Après quelques heures, des livreurs ont rejoint d’autres groupes qui tenaient des piquets de grève sur d’autres sites et conduisaient en groupe : c’était une bonne manière de se booster le moral.

Forest Hill

20 livreurs tenaient un piquet à la dark kitchen ‘Editions’ de Forest Hill. Quand plus de livreurs sont arrivés à la cuisine et ont appris pour la grève, la plupart a arrêté le travail et rejoint la grève. Seuls quelques-uns ont essayé de prendre des commandes et peu de temps après, le manager a désactivé l'application. Rien n'est entré ou sorti pendant des heures. La plupart des chauffeurs conviennent qu'une augmentation de salaire ne sera pas obtenue en une seule grève ; ils sont prêts pour une campagne plus longue. Quelques jours après la grève, les livraisons semblent être payées plus cher qu'auparavant. Les tarifs ont été légèrement revus à la hausse.

Nous allons publier d'autres bulletins de ce type et nous souhaitons partager des informations provenant de différentes régions. Envoyez-nous un message ou une note vocale sur whatsapp avec des informations de votre secteur +447598260453.

Comment gagner la grève ?

Nous avons parlé avec beaucoup de livreur sur la manière dont on peut obtenir l’augmentation qu’on mérite : voici nos idées sur ce qu’il faut faire.

La grève encore et encore jusqu’à la victoire

Il faut toujours plus d’un jour de grève pour gagner, après la grève de vendredi dernier, les managers sur les applications seront inquiets. Ils ont perdu beaucoup d’argent, mais ça va leur prendre du temps de trouver quoi faire. Depuis la grève, les managers sont très occupés à se réunir et à parler entre eux. Ils se demanderont s'il faut s'inquiéter sérieusement ou non. Des grèves de ce type ont déjà eu lieu à Londres, mais elles n'ont duré qu'une journée et se sont ensuite éteintes. Les managers vont probablement penser que ce sera pareil cette fois-ci. Ils ont beaucoup d’argent à la banque et peuvent résister à quelques grèves. Mais ce qui les inquiète, c’est que ces grèves continuent à se produire et qu’elles grossissent. C’est donc ça qu’on doit faire. Nous devons nous préparer à des grèves régulières et continues jusqu’à ce que les managers soit forcés d’écouter. Le slogan de nombreuses grèves réussies a été "nous faisons grève jusqu'à ce que nous gagnions !" Nous devons convaincre tous les conducteurs de le faire avec nous. Donc, si vous êtes d'accord, parlez à autant de conducteurs que possible de la nécessité de poursuivre la grève.

Grossir les rangs de la grève

Si nous pouvons faire grossir les grèves, cela coûtera plus d’argent aux applications et cela leur fera plus peur. Plus la grève est grande, moins il y aura besoin de faire grève longtemps avant de gagner. Cela peut prendre un certain temps pour que la grève prenne de l'ampleur - nous devons nous rendre dans de nombreuses zones qui n'ont pas fait grève la semaine dernière et les convaincre de s'impliquer. Si nous acceptons de faire des grèves régulières une fois par semaine au cours des prochaines semaines, cela peut inciter les chauffeurs de nombreuses autres régions à s'impliquer. Il y a deux ans, de grandes grèves de coursiers ont eu lieu dans le nord de l'Angleterre. Ces grèves ont été lancées par des livreurs de Sheffield, membres du syndicat IWGB. Ils ont fait grève plusieurs jours par semaine et, entre les grèves, ils sont allés travailler dans différentes villes pour parler aux gens. Grâce à leur travail acharné, la grève s'est étendue à dix villes. Nous devons étendre la grève à tous les quartiers de Londres et à d'autres villes. Alors, si vous êtes d'accord, assurez-vous que votre zone est en grève, puis essayez d'aller travailler dans une zone voisine quelques jours cette semaine pour parler aux gens. Ou alors, réunissez un groupe de personnes du secteur où vous travaillez normalement et allez ensemble parler aux gens de différents secteurs pour qu'ils se joignent à la grève.

Garder le moral et communiquer régulièrement avec les autres livreurs

Beaucoup de livreurs dans votre zone ne sauront pas grand-chose de ce qu’il se passe. Nous devons nous assurer qu’ils comprennent bien les choses, sinon ils seront rapidement déboussolés et démoralisés et ne continueront pas à se joindre aux grèves. Créez un groupe Whatsapp local s'il n'y en a pas déjà un et demandez à tous les livreurs de votre zone de le rejoindre, ainsi que les grands groupes de la ville. Partagez des infos régulièrement sur ce qui se passe dans les différentes parties de la ville, afin que tout le monde puisse voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Réunissez-vous face à face et discutez ensemble de ce qui se passe, de ce qui fonctionne bien dans la grève et de ce qui doit être fait pour l'améliorer.

Se coordonner au-delà de notre zone

Les gens qui ont appelé à la grève vendredi ont fait du très bon travail. Mais ils ne sont qu'un petit nombre de personnes et il y a beaucoup de travail à faire pour eux seuls. Nous devons tous les aider. Chaque groupe de livreurs dans chaque petite zone devrait élire des capitaines pour assurer la coordination avec les autres zones. Les capitaines peuvent se réunir et convenir de plans pour les grèves à venir, et peuvent également coordonner des visites dans de nouvelles zones pour les rallier à leur cause.

Qu'en pensez-vous ? Si vous avez des idées pour gagner la grève, envoyez-les nous à +447598260453.


Enquête Amazon

Ce texte d'un ouvrier d'Amazon a été publié dans le 13e numéro de Notes from Below. Ce numéro est une collection d'écrits de travailleur·ses de 2020. Nous le publions parce qu'il est exemplaire du type d'enquête que l'on peut mener depuis son lieu de travail, en particulier dans la logistique.

Vue d'intérieur d'un entrepôt Amazon - Crédits : Axisadman

Je suis un ouvrier au centre de distribution d’Amazon à Rugeley dans les West Midlands. Amazon appelle ses entrepôts des "centres de remplissage". Le centre de Rugeley s’étend sur 700 000 m2, compte 1500 employé·es et distribue jusqu’à 600 000 articles par jour. Depuis que la pandémie de coronavirus a frappé le Royaume-Uni, Amazon a répondu à une forte augmentation de la demande en employant des travailleur·ses supplémentaires (surtout des intérimaires), tout en changeant beaucoup la façon dont on travaille pour convenir ostensiblement aux règles de distanciation sociale.

La division du travail

Le travail dans l’entrepôt est divisé en petites tâches répétitives, avec différentes équipes de travail qui se concentrent sur l’une d’entre elles pendant toute la journée. C’est très organisé, tout le monde fonctionne vraiment comme le rouage d’une machine, à peine au courant de ce que font les autres rouages. De ce que je comprends, il y a cinq types de travailleur·ses dans l’entrepôt sans compter les différents niveaux de management et les rôles de soutien. Il s’agit :

  1. Les receveur·ses : Ce sont les travailleur·ses qui passent leur journée à décharger les boîtes des camions quand elles arrivent au centre de remplissage, et les envoyer pour être préparées ou "packées" pour être préparées.

  2. Les préparateur·rices : Ce sont les travailleur·ses qui préparent les marchandises de sorte à ce qu’elles puissent être stockées. Ça implique d’ouvrir chaque boîte et d’y coller un code barre propre à Amazon sur chacun des articles, puis de les remettre dans les boîtes et de les refermer. Certains articles doivent être mis dans des sacs spéciaux. Les boîtes sont envoyées pour être entreposées à un des quatre étages de l’aile de stockage qui représente la plus grande partie du bâtiment.

  3. Les arrimeur·ses : Ce sont les travailleur·ses qui entreposent les biens une fois qu’ils ont été préparés. Chaque arrimeur·se se voit assigner une localisation particulière dans le bâtiment près d’un ascenseur, où les chariots remontent en permanence et où les arrimeur·ses les emportent et les stockent dans les rayons. Chaque arrimeur·se a un scanner qui enregistre leur travail. Leur travail est de prendre un chariot et de scanner le code barre de chaque article, de le stocker dans une corbeille dans les rayons et de scanner le code barre de cette corbeille pour l’enregistrer. ce processus est répété jusqu’à ce que le chariot soit vide, à ce moment on peut passer à un autre chariot.

  4. Les pickers : quand une commande est faite, les articles sont collectés depuis les corbeilles par des pickers, qui se déplacent dans les allées avec leur propres chariots, chacun avec un scanner leur donnant des instructions sur les articles à ramasser et où les trouver. Ils scannent l’article, ainsi que la corbeille où il le prennent pour inscrire dans le système que l’article à été retiré. Quand leur chariot est plein, il amène les articles aux livreurs.

  5. Les livreur·ses : enfin, ce sont les travailleur·ses qui passent en revue les articles prélevés dans les bacs, les trient en commandes individuelles spécifiques et les emballent de sorte qu'ils soient organisés par emplacement géographique pour une livraison plus efficace, après quoi les articles sont emballés dans des camions et emportés pour la livraison.

Ces groupes n’ont quasiment aucun contact les uns avec les autres. En fait, la façon dont le travail est organisé fait que vous pouvez facilement passer la journée sans parler à un collègue. Si on devait mettre en place un système de travail pour éviter que les travailleur·ses s’organisent, on ne s’y prendrait pas très différemment. Depuis que je travaille à l’entrepôt, j’ai surtout travaillé comme arrimeur mais j’ai travaillé comme préparateur certains jours.

Amazon doit avoir un système pour calculer de quelle proportion de leur travailleur·ses iels ont besoin chaque jour pour s’assurer que tout roule efficacement, de sorte à ce qu’aucune équipe ne doive attendre une autre en amont du processus de travail. Quand je travaillais dans le prepping, on m’a aussi demandé d’aider à bouger des palettes de marchandises qui devaient être déplacées d’une zone de l’entrepôt à l’autre.

On m’a dit à répétition que je serai formé pour faire cela très bientôt mais pour l'instant, le simple fait de dire que je sais conduire un transpalette était suffisant. Je n'ai en fait aucun certificat, je me souviens juste de la manière de procéder après avoir copié quelqu'un d'autre lors d'un précédent emploi. Ils ne nous obligent même pas à porter des chaussures de sécurité pour travailler dans ce domaine, bien que je les porte volontairement car j'ai déjà fait tomber quelques boîtes sur mes pieds et je n'aimerais pas essayer cela avec mes baskets. Peut-être que je me ferai tomber une palette dessus la semaine prochaine et que je ferai un procès à Amazon.

Il y a aussi des employés qui ne rentrent pas dans les catégories que je décrivais plus haut, dont le rôle est de fournir de l’organisation supplémentaire à la force de travail. Chaque équipe a un·e "leader", dont le principal rôle est de faire des discours motivants au début de chaque journée et de nous dire de venir lui parler si on a un problème. Iels ne sont pas très apprécié·es. Lorsqu'on leur parle de problèmes, on se voit généralement répondre avec condescendance qu'iels ne peuvent rien y faire et qu'on ne fait que s'agiter. Se moquer de notre chef·fe est probablement le principal moyen pour moi et mes collègues de nous divertir, et cela nous donne un sentiment d'identité collective face aux patron·nes, mais c'est surtout contrecarré par la façon dont tout semble construit pour empêcher les travailleur·ses de s'organiser.

Un autre groupe important est celui des "résolveur·ses de problèmes". Ce sont des travailleur·ses qui se tiennent derrière des "ordinateurs sur roues" (appelés "vaches" par Amazon) et qui surveillent le processus de travail à la recherche d'erreurs et les corrigent. Par exemple, si vous scannez le code-barres d'un article et qu'il apparaît sur votre scanner comme un article différent, vous devez le remettre à un·e "résolveur·se de problèmes", car il est clair que quelque chose s'est mal passé dans le processus. Une erreur fréquente consiste à mélanger des articles censés être réservés à une section spécifique avec d'autres. Par exemple, les aliments pour animaux et les substances toxiques doivent être stockés dans leur propre section, de peur qu'Amazon ne tue involontairement le chien de quelqu'un·e. Une grande partie de ce travail semble pouvoir être facilement automatisé. En fait, les allers-retours constants avec les "résolveur·ses de problèmes" donnent l'impression que nous sommes en train d'alpha-tester les systèmes d'Amazon, afin que toutes les erreurs du système puissent être éliminées avant l'introduction inévitable de travailleurs robotisés qui prendront tous nos emplois. Bien qu'ils soient pratiquement des managers, les "résolveur·ses de problèmes" ne sont pas mieux payé·es que nous. Pour accéder à un poste mieux rémunéré, il faut d'abord acquérir de l'expérience en tant que cadre, de sorte que les travailleur·ses acceptent essentiellement d'être promu·es sans rémunération supplémentaire. Tous ces niveaux de gestion sapent efficacement la solidarité des travailleur·ses. En réalité, nous sommes dans le même bateau que les "résolveur·ses de problèmes", mais la façon dont le travail est organisé nous donne l'impression du contraire.

Travailler chez Amazon

L'une des particularités du travail chez Amazon est le langage étrange qu'il faut apprendre et qui peut être déconcertant au début. J'ai déjà mentionné que les entrepôts sont désormais des "Fulfillment Centres" et que les "Problem Solvers" travaillent sur des "Cows". Ici, les travailleur·ses ne sont pas appelés "personnel" ou même "employé·es". Nous sommes tous appelés "associé·es". Que nous soyons travailleur·ses ou patron·nes, nous sommes tous censé·es être les mêmes, et notre relation avec l'entreprise est présentée comme très chaleureuse, alors qu'en réalité, elle n'est que plus distante. Les travailleur·ses sont conscient·es des implications de cette situation. Un·e membre du personnel m'a parlé d'une "vidéo de propagande" (selon ses termes) qu'Amazon utilise pour enseigner à sa direction comment identifier et empêcher l'organisation syndicale parmi ses "associé·es". On peut la trouver sur YouTube pour avoir une idée de la façon dont ces gens parlent.

J'habite à Birmingham, à environ 35 miles du centre de traitement des commandes de Rugeley. Comme je n'ai pas de voiture, mon seul moyen de me rendre au centre à l'heure pour mon service de 7h30 est de prendre les bus mis en place par Amazon, qui partent du centre-ville de Birmingham à 5h50 ou 6h10. Ils nous font payer 4 £ pour être conduits directement au travail, et 4 £ à nouveau pour le retour. On m'a dit que ce service était autrefois gratuit, mais Amazon a compris qu'il pouvait faire payer les travailleur·ses et qu'iels venaient quand même - alors pourquoi pas. J'ai fait le compte et les travailleur·ses qui prennent le bus sont principalement des hommes (comme la main-d'oeuvre en général) et très majoritairement non-blanch·es, bien plus que la main-d'oeuvre une fois arrivée. Je suppose que les travailleur·ses blanc·hes sont plus susceptibles d'avoir une voiture ou d'habiter à proximité. Je dois cependant noter que, bien que "blanc·hes", la majorité de ces travailleur·ses ne sont pas britanniques. La plupart semblent être roumain·es ou polonais·es. Je quitte mon domicile pour me rendre à vélo au centre-ville à 5h30, prendre le bus à 6h10 pour commencer à travailler à 7h30. Mon service se termine à 18 heures et un autre bus part pour Birmingham à 18 h 30, pour arriver vers 19 h 20, puis je rentre chez moi à vélo, pour arriver vers 20 heures. En comptant le temps de trajet, ma journée de travail dure 14,5 heures, quatre jours par semaine.

Il existe deux types de travailleur·ses : celleux qui sont employé·es par Amazon, appelé·es "badges bleus", et celleux qui travaillent pour une agence, appelés "badges verts". Nous devons porter ces badges colorés avec nos données personnelles sur des cordons toute la journée, afin d'être facilement identifiables. Celleux d'entre nous qui travaillent pour une agence et qui ont été recruté·es pendant la pandémie pour répondre à la demande accrue sont désigné·es comme des "héro·ïnes". Cela me rappelle la façon dont le gouvernement qualifie les travailleur·ses du NHS de héro·ïnes pour avoir été si courageux·ses en travaillant contre le coronavirus sans EPI adéquat. Chez Amazon, il s'agit d'une autre utilisation étrange du langage qui va encore plus loin, puisque chaque membre du personnel de l'agence reçoit littéralement un badge avec un super-héros dessus (par exemple Hyperion, Drax The Destroyer, et ainsi de suite - je ne suis pas doué pour les noms de super-héro·ïnes). On leur demande ensuite de consulter le tableau des héro·ïnes tous les matins pour savoir dans quelle section du bâtiment ils ont été affectés pour la journée. Nous travaillons généralement dans un endroit différent chaque jour, ce qui fait que nous ne connaissons jamais vraiment personne, ce qui rend l'organisation très difficile. Je trouve incroyablement condescendant d'appeler les travailleurs "super-héro·ïnes", même si mes collègues trouvent cela plus drôle qu'autre chose.

D'après les conversations que j'ai eues avec des travailleur·ses migrant·es, j'ai compris que beaucoup d'entre eux vivent ensemble dans des logements partagés à Rugeley et dans ses environs. En général, l'un d'entre eux possède une voiture et conduit les autres au travail chaque jour. Le salaire est de 9,50 livres sterling de l'heure, avec une rémunération de 1,5 fois pour un jour d'heures supplémentaires par semaine et de 2 fois pour le deuxième. Les travailleur·ses britanniques semblent être pour la plupart des personnes en congé ou licenciées depuis le début de la pandémie de coronavirus. Un collègue m'a dit qu'il ne pensait pas que son emploi existerait encore à la fin de la période d'inactivité, alors même s'il reçoit suffisamment d'argent, il veut trouver un nouvel emploi avant de perdre le sien. Un autre explique que les 80 % de salaire qu'il perçoit ne suffisent pas à couvrir ses dépenses et qu'il doit donc trouver un emploi. Je dois dire qu'il ne semble y avoir pratiquement aucune tension entre les travailleur·ses immigrés et les travailleur·ses d'origine britannique, ce qui n'a pas été le cas dans nombre de mes précédents lieux de travail. Iels partagent un même mépris pour la direction d'Amazon et les règles frustrantes qui nous sont imposées à tous·tes.

Les règles du travail

Ah, les règles. Elles vous sont rarement expliquées en détail, vous ne les découvrez que lorsque vous êtes pris en train de les enfreindre ou qu'un·e collègue vous les explique pour essayer de vous éviter des ennuis. Par exemple, il existe un ensemble de règles concernant la vitesse de travail. Pour les magasinier·es, vous devez ranger au moins un article toutes les trois, quatre ou cinq minutes (le temps précis change régulièrement), faute de quoi vous serez enregistré·e comme "oisif·ve" et risquez de voir votre salaire réduit pour "temps d'oisiveté". Vous devez également respecter un quota d'articles rangés. On m'a dit qu'il y a une pièce quelque part dans le bâtiment où quelqu'un surveille en permanence la vitesse de travail de chacun·e et peut envoyer quelqu'un·e nous chercher s'iel remarque que quelqu'un·e tourne beaucoup au ralenti. À l'heure actuelle, on me dit que vous devez arrimer l'équivalent de 35 gros articles ou 178 petits articles par heure, sinon vous serez considéré·e comme travaillant au ralenti, à moins que vous ne puissiez donner une excuse valable. Le fait d'être à court de travail en raison de retards survenus plus tôt dans le processus est une excuse valable. Aller aux toilettes ne l'est pas. On nous dit que nous avons le droit de faire des pauses aux toilettes, ce qui est techniquement correct (le meilleur type de correct), mais en réalité, il n'y a aucun moyen d'aller aux toilettes et d'en revenir à temps pour éviter d'être flashé·e comme un travailleur·se au ralenti - à moins que vous n'ayez la chance de travailler juste à côté. D'après mes calculs, il y a quatre toilettes différentes ouvertes aux travailleurs dans le bâtiment de 700 000 pieds carrés, toutes au rez-de-chaussée, alors bonne chance.

Nous avons deux pauses de 35 minutes dans nos tours de garde. La règle est que vous devez travailler chaque minute de part et d'autre de la pause, ce qui peut être contrôlé par votre scanner. Ainsi, par exemple, si vous prenez une pause à 12 heures, vous devez effectuer un balayage à 12 heures et un autre à 12h35, faute de quoi vous serez considéré·e comme ayant dépassé la durée de votre pause déjeuner et vous risquez de subir une retenue sur salaire. Bien sûr, cela signifie que les pauses ne sont pas aussi longues qu'annoncé, car le temps nécessaire pour marcher de votre lieu de travail à l'une des cinq cantines disséminées dans l'immense bâtiment peut aller jusqu'à 10 minutes, surtout avec les règles de distanciation sociale de 2 mètres qui sont appliquées - ce qui signifie que vous ne pouvez pas marcher plus vite que la personne la plus lente dans le couloir. En réalité, ma pause dure plutôt 20 minutes avant que je ne doive retourner à pied à ma zone de travail, afin d'être à l'heure pour effectuer un nouveau balayage à la minute où je reviens.

C'est pourquoi je n'achète pas de la nourriture à la cantine, car le temps supplémentaire qu'il faut pour faire la queue signifie que vous avez à peine le temps de finir avant de devoir commencer à marcher pour revenir. Vous êtes autorisé à apporter des paniers-repas ou d'autres articles dans le bâtiment, à condition d'utiliser un sac en plastique transparent qu'Amazon vous fournit. Il n'a jamais été expliqué pourquoi cela est nécessaire. Normalement, je suppose que c'est pour s'assurer que nous n'apportons pas d'armes dans le bâtiment ou quelque chose comme ça, mais les règles sont devenues beaucoup plus strictes avec la pandémie, donc ça n'a pas de sens. J'ai l'impression d'entrer et de sortir de prison.

Une autre règle que vous apprendrez rapidement est que vous devez rester debout pendant toute la durée du travail, car la position assise favorise la marche au ralenti. Cela devient très frustrant lorsque vous devez ranger de nombreux petits objets dans les bacs situés tout au fond des allées, car on vous demande de vous baisser sur vos pieds ou sur un genou pour faire le travail, mais rien de plus. J'ai également vu un travailleur se faire vertement réprimander pour s'être assis dans les escaliers en attendant que le travail arrive. Cela faisait environ 20 minutes que nous attendions debout. L'une des tâches des "chef·fes" semble consister à patrouiller dans les couloirs pour réprimander les travailleur·ses qu'iels trouvent en train d'enfreindre les règles. J'ai entendu certain·es de mes collègues noir·es se plaindre qu'iels se sentaient victimes d'un profilage racial de la part de ces patrouilleurs disciplinaires et qu'iels avaient l'impression d'être le gamin noir que l'on surveille sans raison dans un magasin au coin de la rue, alors que les enfants blancs courent partout à leur guise. Dans le bus du retour, un travailleur noir m'a raconté qu'il avait été agressivement menacé de licenciement pour avoir porté son masque sous le nez alors qu'il travaillait au dernier étage où il fait très chaud, alors qu'il n'était certainement pas le seul à avoir agi de la sorte. La chaleur et la quantité de marche que vous devez faire ici peuvent être assez fatigante. La semaine dernière, j'ai utilisé une application de comptage de pas et je marche en moyenne 7,1 miles par jour pendant mes shifts.

Outre les chef·fes de file qui se promènent constamment pour garder un oeil sur vous, une chose que vous ne pouvez pas manquer de remarquer en travaillant dans cet endroit est la vidéo-surveillance. Il y a des caméras partout, je ne pense pas qu'il y ait un seul endroit dans le bâtiment où l'on ne soit pas surveillé·e par au moins une caméra de vidéosurveillance. Je pense que cela a un effet psychologique profond sur chacun d'entre nous, la conscience d'être constamment surveillé·e. Un employé m'a conseillé de ne jamais mettre un objet dans ma poche, même si je voulais simplement transporter quelque chose et que j'avais les mains pleines, car cela pourrait être interprété comme une tentative de vol.

Il faut également veiller à ne pas commettre d'erreurs dans le processus de stockage, notamment en faisant les choses dans le mauvais ordre ou en essayant de ranger un objet au mauvais endroit. Par exemple, si un objet que vous scannez apparaît comme étant "inflammable", vous devez savoir qu'il doit être rangé dans la zone inflammable (plus d'informations sur cette zone ci-dessous) et qu'il doit donc être apporté à un·e résolveur·se de problèmes si vous n'y êtes pas déjà. Si vous tentez de le ranger ailleurs, un message s'affichera sur votre scanner, vous indiquant que vous avez commis l'erreur de trop et que vous devez vous présenter à votre responsable pour vous expliquer avant de pouvoir recommencer à travailler. C'est assez déconcertant ! Tout cela renforce le sentiment d'être surveillé en permanence. Pas aussi déconcertant que le bruyant tapis roulant que vous entendez dans toutes les allées de stockage, qui émet ce "dah dah dah..." constant presque exactement à la même hauteur et au même tempo que le riff de guitare d'ouverture de "Take Me Out" de Franz Ferdinand, de sorte que vous anticipez constamment les mots "SO IF YOU'RE LONELY" qui vont jaillir du système de sonorisation avant de vous rappeler qu'il s'agit simplement du moteur du convoyeur.

Ou peut-être que ce n'est que moi.

Un exemple de la solidarité et de la résistance des travailleur·ses dans ce lieu est la façon dont les travailleur·ses trouvent constamment des tactiques pour contourner la surveillance et jouer le système afin de contourner les règles sans être repérés par le système. Par exemple, si vous voulez aller aux toilettes sans être signalé pour marche au ralenti, une bonne solution consiste à emporter quelques petits objets (par exemple un rouge à lèvres) et à en scanner et ranger un toutes les quelques minutes pendant que vous marchez dans les allées, de sorte que le système ne s'aperçoive jamais que vous vous êtes absenté du travail pendant très longtemps. Cela ne me dérange pas de décrire cette pratique, car je suis sûr que la direction a déjà compris que les gens le font, mais c'est juste pour vous donner une idée des astuces que les travailleur·ses inventent pour éviter que la surveillance automatisée ne s'abatte sur elleux.

Territoire inflammable

Un autre aspect intéressant de cet entrepôt, ce sont les protocoles de sécurité incendie. Tous mes collègues sont d’accord pour dire que pendant notre période d’essai, on leur a régulièrement dit que si l’alarme incendie venait à sonner, il fallait immédiatement tout lâcher et suivre les lignes vertes au sol qui nous mènerait à la première sortie de secours. Ça a l’air assez raisonnable. Et un jour j’y ai pensé et j’ai regardé au sol autour de moi, et alors, ça m’a frappé.

Quelles lignes vertes ?

Je crois avoir passé 10-15 minutes un matin à chercher où sont ces lignes vertes. Il y en a plein de jaunes, de blanches, de grises mais pas de vertes. Ce n’est pas vraiment une procédure anti-incendie. J’imagine que si l’alarme incendie sonne je suivrai donc tout le monde et que je m’en sortirai. Le risque d’incendie à l’air de vraiment dépendre de là où vous travaillez.

Que je disais, même si la plupart des marchandises peuvent être stockées n’importe où, il y a quelques sections spécifiques dans le bâtiment pour stocker des biens qui doivent être séparés des autres. Une de ces sections est la zone inflammable, on dirait une sorte de parc d’attraction pour pyromanes. Il y a un thème constant : celui de faire croire que le travail est amusant ici. On dirait même que la direction demande aux chefs d’équipes d'insérer la phrase "amusez-vous" dans les discours qu'ils nous adressent. Quoi qu'il en soit, Flammable Land se compose d'allées et d'allées de substances inflammables, pas dans le sens de "qui brûlent" comme le papier, mais de choses qui brûlent très rapidement comme l'essence, certains parfums, etc. L'idée est que si un incendie devait se déclarer dans le bâtiment, il ne se propagerait pas très rapidement parce que toutes les choses qui s'enflammeraient facilement sont séparées les unes des autres, de sorte que nous aurions tout le temps d'évacuer le bâtiment. Je n'ai jamais su ce qui était censé se passer si un incendie se déclarait dans Flammable Land. Je suppose que si vous travaillez là-dedans et que vous entendez l'alarme incendie, vous n'avez qu'à courir en suivant les lignes vertes qui ne sont pas là avant qu'un brasier chimique ne vous engloutisse.

La pandémie a entraîné la création d'un nouveau groupe de responsables de l'application des règles. Il s'agit des "champion·nes de la distance sociale", dont le travail consiste à patrouiller sur le site à la recherche des travailleur·ses qui se trouvent à moins de deux mètres les un·es des autres et à leur dire de s'éloigner. La grande majorité des travailleur·ses semblent déjà s'efforcer de respecter les règles de distance sociale, ce qui, à ma connaissance, n'a pas causé beaucoup de problèmes. Toutefois, le rôle de champion·ne de la distanciation sociale semble avoir attiré des personnes plus intéressées par le fait de dire aux autres ce qu'ils doivent faire que par la santé et la sécurité. J'ai parlé à mon supérieur du désastre de la distanciation sociale qu'est le Heroes Board.

Tous les matins, je vois des tas de travailleur·ses intérimaires arriver en même temps pour voir où en sont leurs équipes, et c'est à ce moment-là que la distanciation sociale s'effondre, car iels ne se sentent pas capables d'attendre assez longtemps pour regarder tous les panneaux un par un, de peur d'être signalé·es comme étant en train de tourner au ralenti. Il est évident que l'application de la distanciation sociale serait beaucoup plus facile si Amazon assouplissait ses règles relatives à la marche au ralenti et aux quotas, afin que les travailleur·ses ne se sentent pas obligé·es de se bousculer constamment pour ne pas être pris·es au dépourvu. Mais cela nuirait aux profits. La seule véritable mesure qu'iels ont prise est de déplacer l'heure de départ du bus de 18h10 à 18h30, de sorte que les travailleur·ses disposent désormais de 20 minutes supplémentaires pour prendre le bus après avoir terminé leur travail, afin qu'il n'y ait pas une énorme ruée vers les portes d'un seul coup. Mais je suppose qu'il s'agit d'un changement qui n'a aucun impact négatif sur Amazon, cela signifie simplement que les travailleur·ses rentrent chez elleux 20 minutes plus tard.

J'ai vu le régime de distanciation sociale s'effondrer lorsque nous avons eu notre première véritable alarme incendie depuis la pandémie. Tout d'abord, après le déclenchement de l'alarme, j'ai dû expliquer à plusieurs travailleur·ses roumain·es que j'avais trouvé·es sur place qu'iels devaient quitter le bâtiment. Iels ne semblaient pas comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un test, alors qu'on nous avait expliqué que les tests avaient lieu à 12 heures le mercredi et le samedi, et qu'il devait donc s'agir d'un véritable incendie. Plusieurs centaines d'ouvrier·es ont déposé leurs outils et suivi des lignes vertes invisibles qui les conduisaient hors du bâtiment vers le parking, où ils ont été regroupés et on leur a demandé de porter d'étranges manteaux en papier d'aluminium qui nous ont fait ressembler aux Cybermen de Doctor Who. Je ne sais pas trop à quoi cela servait. Peut-être que c'était pour nous garder au sec en cas de pluie ? Au moins, nous avons eu droit à un peu d'excitation. Mais le véritable moment fort de l'alarme incendie a été la découverte de ces légendaires lignes vertes. Il y en a deux. Elles mesurent environ 2 mètres de long et s'étendent juste devant la porte de sortie de secours. Elles sont donc totalement inutiles comme guide, à moins que vous ne vous trouviez juste à côté, et à ce moment-là, l'endroit où se trouve la sortie de secours est de toute façon assez évident. On se demande pourquoi ils ont passé tant de temps à nous former à ces lignes vertes de sortie de secours.

Construire la solidarité

Il est très difficile de nouer des liens avec les autres travailleur·ses. Vous êtes constamment déplacé d'une section à l'autre, travaillant avec des groupes différents à chaque fois, et tout le monde travaille avec des jours de travail et des temps de pause différents. Si on devait mettre en place un régime de travail dans le but principal d'entraver la syndicalisation, c'est exactement comme cela qu'on s'y prendrait. À cela s'ajoute une forte rotation du personnel. Les travailleur·ses partent régulièrement parce qu'iels ne peuvent pas supporter les conditions de travail à long terme, en particulier les nouvelleaux travailleur·ses qui sont arrivé·es pendant la pandémie. Amazon ne semble jamais cesser d'embaucher de nouvelles personnes, donc elles en remplacent évidemment d'autres. Je soupçonne qu'iels se contentent de licencier périodiquement les travailleur·ses qui n'atteignent pas suffisamment les objectifs pour les remplacer par de nouvelleaux venus, ce qui leur permet d'augmenter constamment leurs moyennes d'efficacité.

Un jour, on m'a averti que ma vitesse de rangement était tombée à moins de 50 % de la moyenne de tous·tes les autres ce matin-là et on m'a demandé de m'expliquer, mais c'était plus de la malchance (par exemple, le manque de place sur les étagères qui me ralentissait) que de la lenteur de ma part et cela ne s'est donc pas répété. Dans le bus du retour, quelqu'un m'a dit qu'un jeune homme s'était présenté au travail ce matin-là à 7 heures, mais que son badge d'entrée n'avait pas fonctionné lorsqu'il avait essayé de le scanner, et qu'on lui avait dit qu'il n'avait pas fonctionné parce qu'il avait été libéré. Il n'a pas dû voir l'e-mail.

Oui, "libéré·e" est un autre mot de l'Amazonien·ne, personne n'est jamais licencié·e ici. J'ai entendu ce mot pour la première fois lorsque j'étais en retard un jour et en arrêt maladie un jour peu après, et qu'on m'a dit que si j'avais un autre arrêt maladie, je serais libéré. Je ne suis pas sûr de la durée de ce congé, sûrement pas pour toujours, mais je n'ai pas été à nouveau malade pour le savoir. Cela semble toutefois remettre en cause la position stricte de l'entreprise en matière de lutte contre les maladies, puisqu'elle incite essentiellement les travailleur·ses à venir malades ou à risquer un licenciement pour absentéisme.

Néanmoins, je pense que l'organisation syndicale pourrait réussir ici si l'on s'efforçait d'élaborer de nouvelles stratégies. J'ai également entendu un collègue raconter à midi qu'il avait fait appel à son syndicat (en tant qu'individu, aucun syndicat n'est reconnu) après avoir dû expliquer ses absences lors d'une réunion disciplinaire, alors qu'il avait déjà dit à la direction qu'il avait eu un décès dans sa famille. L'un des problèmes est que de nombreux·ses travailleur·ses sont roumain·es et qu'iels sont pour la plupart coupé·es des travailleur·ses locaux·les. Je ne pense pas qu'un effort de syndicalisation puisse aboutir si le syndicat n'est pas prêt à investir dans un permanent parlant roumain. Par ailleurs, parler aux travailleur·ses directement à l'extérieur des locaux (comme l'a tenté le GMB, d'après ce que j'ai compris) n'est probablement pas une bonne idée. Les travailleur·ses sont toujours nerveux·ses à l'idée d'être surveillé·es. Une certaine forme de sensibilisation en ligne est probablement nécessaire, mais si nous avons besoin d'une interaction physique, il serait probablement plus intelligent d'aller aux points de dépôt des bus à Birmingham, Wolverhampton, Walsall, etc. et de parler aux travailleur·ses là où il n'y a pas de responsables d'Amazon en train de fouiner.

Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour se rendre compte à quel point nous sommes mal payé·es par rapport à la valeur que nous générons pour Amazon. À l'heure où nous écrivons ces lignes, Jeff Bezos possède une fortune de 189 milliards de dollars. Si cet endroit cessait de fonctionner, ce serait probablement toute l'économie des West Midlands qui en pâtirait, tant les gens et les entreprises sont dépendant·es des livraisons en ligne à l'heure actuelle. Combien d'autres lieux de travail peuvent-ils en dire autant ? L'augmentation des salaires devrait être une évidence, mais je n'entends pas beaucoup de travailleur·ses s'en plaindre. Nous sommes tous payé·es un peu plus que le salaire de subsistance et les attentes de beaucoup de gens sont suffisamment basses pour que cela soit acceptable. Ce qui mécontente le plus les gens, c'est l'absence totale de contrôle sur leur lieu de travail - la surveillance excessive, les règles arbitraires, les méthodes de gestion agressives, etc. Il serait probablement plus galvanisant d'essayer de faire en sorte que la direction nous lâche les baskets et de faire de notre lieu de travail un endroit plus agréable.


On peut lire en anglais les autres textes de ce numéro de Notes from Below à cette adresse.


Into the Black Box - Manifeste 2022

À l'occasion d'une discussion avec le collectif Into the black Box qui a eu lieu à Paris le 2 mai, nous traduisons leur manifeste le plus récent. Ce texte présente de premières thèses sur la nature du capitalisme contemporain comme capitalisme de plateforme.

Câbles téléphoniques sous-marins sur une plage. - Crédits : Jmb

Si vous ne l'aviez pas encore remarqué, nous sommes à l'âge des plateformes. L'impact explosif initial des plateformes s'est maintenant encastré dans les relations économiques et sociales de nos sociétés. De l'Asie à l'Amérique Latine, en passant par l'Europe et l'Afrique, il n'est plus possible d'imaginer qu'un jour ne se passe sans utiliser une app pour accéder à un service, lire l'actualité du jour sur le web, poster du contenu sur les réseaux sociaux ou poster du contenu sur le cloud.

Nous vivons dans une réalité augmentée qui sera bientôt avalée par le métaverse tandis que les travailleur·ses auront leurs vies expropriées sous forme de données. La question n'est plus de savoir si ce sera le cas, ou quand ce sera le cas, mais comment ce sera le cas : le tissu productif du capitalisme contemporain a trouvé son infrastructure dans le développement des technologies numériques et des plateformes. La question est donc celle de gérer politiquement cette transformation.

Les prophètes du business as usual piaillent avec enthousiasme le mantra suivant : laissez faire le marché, et de l'argent pour tous, tôt ou tard. Les faiseur·ses de politiques publiques - comme on aime les appeler aujourd'hui - cherchent à se mettre à l'abri après que le Léviathan a permis à de nouveaux animaux fantastiques de se développer à ses côtés et de menacer sa suprématie. Il y a ensuite la grande famille fragmentée de celleux qui sont à "gauche" - révolutionnaires, réformistes, rouges, noirs, verts et toutes les autres nuances qui vous viennent à l'esprit. Peut-être qu'aujoud'hui certain·es d'entre elleux préfèrent se qualifier d'accélérationnistes parce qu'iels croient qu'en poussant les transformations technologiques à l'extrême, iels déclencheront un dépassement économique et social des relations capitalistes.

D'autres peut-être dépoussièrent un socialisme 4.0 : nationalisons les moyens de production, et aussi les plateformes. Nous ne pouvons pas non plus oublier les néo-luddites : pour certain·es il faut se séparer de la métropole et de ses machines numériques revenir à l'univers féerique et primordial de la campagne. Espérons que nous n'avons oublié personne... Peut-être ne l'avons-nous pas mentionné, ce spectre dont quelqu'un a parlé, un gentleman qui fréquentait les tavernes mais se méfiait de celles qui proposaient des recettes pour le soleil de l'avenir. Cela a-t-il un sens de parler de communisme aujourd'hui, d'un communisme de plates-formes ? Vous ne trouverez pas la réponse dans ce Manifeste, mais plutôt une suggestion.

Nous essaierons de synthétiser par points les mouvements réels, celui des contradictions qui sont à l'oeuvre dans la transformation en acte que nous appelons capitalisme de plateforme - fait de machines et de travail vivant, d'accumulation de données et de valeur, digitales et matérielles - qui pourraient être utilisées comme ferment pour abolir l'ordre existant des choses.

Nous sommes immergé·es dans les contradictions : nous parlons de salaires mais nous sommes au travail 24h/24 et 7j/7, et il n'y aurait aucun réseau social si nous ne coopérions pas constamment sur les plateformes, si on ne pouvait surveiller en permanence n'importe quelle activité dans n'importe quelle partie du monde, espionner n'importe qui à l'aide de logiciels ou larguer des bombes à l'aide de drones, pourtant nous ne parvenons pas à fournir une éducation et des soins de santé à la majorité de la population mondiale.

Il n'y a pas d'alternative au capitalisme de plateforme, au mieux nous pouvons creuser notre niche de survie ou nous bercer de l'illusion qu'un jour nous apprivoiserons la Bête. Le réalisme est l'ontologie politique des conservateurs si nous considérons le réel comme quelque chose de compact, d'homogène. Nous préférons la taupe qui explore le sous-sol et creuse des terriers jusqu'à ce que l'immeuble du dessus s'effondre. Si vous avez lu jusqu'ici, vous voudrez peut-être en savoir plus sur le capitalisme de plateforme.

Nous avons résumé en 11 points ce que nous considérons comme les caractéristiques - et les contradictions - de cette nouvelle ère.

Généalogie

Les plateformes numériques reflètent une transformation générale et complète des actifs productifs à l'oeuvre depuis au moins un siècle, transformation que l'on peut subdiviser en cinq passages. Le premier a eu lieu dans les années 1960 quand la "(contre-)revolution logistique" qui a fait passer la production à une échelle globalre où le temps de circulation des marchandises prend des traits constitutifs de la production elle-même.

Le deuxième a eu lieu dans les années 1980, quand la consommation commence à dicter et à conditionner directement les rythmes de la production, c'est la "retail revolution" et WalMart en a été l'acteur paradigmatique.

Le troisième moment se situe à l'aube du nouveau millénaire avec l'avènement des entreprises .com : le world wide web devient un territoire non seulement d'expansion pour les relations sociales mais aussi pour de nouvelles formes d'entreprises.

Le quatrième passage coincide avec le krach économique de 2007/2008: des dizaines de plateformes naissent (de Airbnb en 2007 à Uber en 2008) et le modèle productif capitaliste se reforme autour de leur développement.

Enfin, le cinquième moment, c'est celui de la pandémie de Covid-19. Les distanciations physiques nécessaires et le smart-working concourent à remodeler les concepts de mobilité, de socialisation et de travail, produisant par là-même une plateformisation substantielle de la société. En somme, les plateformes numériques ont aujourd'hui pris un rôle de premier plan qui paraît aujoud'hui inébranlable. D'un côté, en fait, elles constituent la forme d'entreprise qui s'est le mieux adaptée aux nouveaux rapports de production où l'on est à la fois le·e travailleur·se et le·a consommateur·ice dans des espaces fragmentés et diffus. D'autre part, les nouveaux arrangements productifs leur offrent un pouvoir politique et économique qui leur donne un avantage dans la course au monde de demain, un hybride physique-numérique incarné par le projet "Metaverse".

Pouvoir

Le pouvoir est aujoud'hui incarné aussi par ces plateformes. Une partie de ce pouvoir vient du fait que la plateformisation générale de la société, sa définition sur et à travers les plateformes, finit par favoriser un chevauchement croissant entre les infrastructures numériques, les processus d'accumulation et la coopération sociale. Les plateformes déterminent les choix politiques, conditionnent l'opinion publique, augmentent parfois l'émergence d'anomalies et de potentiels de contre-emploi, comme cela s'est produit dans le cycle insurrectionnel de 2011-2013 ou, plus récemment, dans les manifestations au Chili ou à Hong Kong. La croissance du Léviathan s'est donc accompagnée d'un enchevêtrement de sujets extra-étatiques qui s'entrelacent, se chevauchent, se heurtent et façonnent de nouvelles géographies du pouvoir. Les plateformes ne sont donc pas le nouveau Léviathan en soi, mais elles constituent certainement la structure de nouveaux empilements, les empilements dans lesquels la gouvernance contemporaine est enfermée et qui englobent également la souveraineté des États. Les règles établies par l'algorithme côtoient les lois établies par les codes.

Infrastructure

Le capital est un rapport social entre les humain·es médiatisé par des choses, disait Marx. Aujourd'hui, dans ce vaste régime de "choses" - ajouterions-nous - les infrastructures occupent une place particulièrement importante : elles sont le squelette qui soutient la multiplicité des interactions sociales, sur lequel fonctionnent les flux de marchandises, de capitaux et de services. Dans le capitalisme de plateforme, un rôle décisif est joué par les infrastructures numériques détenues et régies par les Big Tech. Des entreprises comme Google, Amazon ou Tencent en Chine constituent le capital fixe social, mais non public, d'une société où le matériel et le virtuel se confondent dans la même réalité.

Depuis la crise économique de 2007/08, les plateformes de toutes sortes ont "infrastructuré" l'espace numérique en s'appropriant la coopération sociale et en expropriant cet imaginaire libertaire qui avait trouvé dans le web un territoire sans maître. Comme les infrastructures matérielles, les plateformes définissent un certain régime de mobilité, connectant mais aussi restreignant et imposant des mouvements décisifs. Il est difficile aujourd'hui de voyager en Europe sans réserver une chambre sur Airbnb, d'avoir accès à une communauté d'utilisateur·ices aussi large que le permet WeChat en Chine, ou d'avoir la même offre de restaurants en Amérique latine sans passer par la plateforme Rappi. Autant d'entreprises qui ne possèdent "rien" - ni maison, ni restaurant, ni contenu - si ce n'est l'infrastructure numérique et la propriété privée des algorithmes qu'elles mettent à disposition.

Bien sûr, les canaux "alternatifs" ne disparaissent pas, mais le rôle hégémonique que ces plateformes/infrastructures ont acquis est évident. En assumant ces positions dominantes, les plateformes acquièrent inévitablement un pouvoir politique en tant que gouvernemental, c'est-à-dire qu'elles contrôlent, anticipent et déterminent nos comportements : si l'État fonde sa souveraineté sur l'occupation d'un territoire donné, les plateformes construisent leur pouvoir en gouvernant le cloud. Grâce à leur capacité à "extraire" des données, en somme, elles jouissent désormais d'un pouvoir de négociation (sinon de concurrence) avec l'État lui-même, comme cela n'a peut-être jamais été le cas dans la longue histoire du capitalisme. En même temps, en tant qu'infrastructures, elles constituent un champ contesté au sein duquel des formes de lutte nouvelles et sans précédent peuvent émerger.

Espace-Temps

Les plateformes ne sont pas simplement des outils technologiques, elles sont le résultat évolutif de relations sociales. Elles agissent largement sur la planète en s'insérant dans l'hétérogénéité des différents contextes métropolitains. Elles se façonnent continuellement avec et sur elles. Ce sont des écosystèmes à forte consommation de ressources humaines et environnementales qui déterminent de multiples régimes spatio-temporels avec une capacité de reductio ad unum déterminée par la possession d'algorithmes et de données. Les plateformes représentent la tendance à l'effondrement des échelles géographiques modernes. Elles traversent de manière constitutive l'échelle nationale, se reproduisent translocalement, hybrident l'urbain et le global, ouvrent de nouveaux espaces d'accumulation aspirant à de nouveaux projets de colonisation - de l'espace interplanétaire à l'espace numérique du multivers. Le mouvement tellurique avec lequel la planéité a traversé, décomposé et recomposé les spatialités rend en fait obsolète la possibilité de comprendre les phénomènes sociaux, politiques et économiques à partir de leur encapsulation dans une échelle prédéfinie.

Contrairement à d'autres innovations "techniques" dans l'histoire du capitalisme (par exemple, l'organisation scientifique du travail) ou aux longs délais nécessaires à la mise en place d'infrastructures ferroviaires ou autoroutières, la "forme plate-forme" a développé une circulation mondiale quasi simultanée. Les plateformes tissent une toile entre des temps historiques pluriels, enregistrent le passé pour anticiper le temps futur et sanctionnent le dépassement de la dichotomie virtuel/réel. En d'autres termes, elles génèrent des espaces-temps qui non seulement doivent être continuellement retracés concrètement aux infrastructures (câbles Internet transocéaniques, centres de données, fermes à clics, ordinateurs en nuage, etc.) et aux assemblages concrets de force de travail (crowdwokers, prosumers, chauffeur·ses, livreur·ses, programmateur·ices, etc.), mais plus radicalement doivent être compris dans l'entrelacement constitutif des processus de numérisation et de matérialité.

Métropole 4.0

La dynamique de la plateformisation est un processus urbain qui, dans le cadre d'un effondrement plus général des échelles géographiques, agit simultanément au niveau mondial et au niveau local. Elle se décompose en deux processus.

Le premier processus a trait aux mutations que les plateformes numériques induisent dans l'urbain consolidé, en le transformant dans de multiples directions. Tout d'abord, les agglomérations urbaines sont le terrain idéal pour l'extraction de valeur par les plateformes, qui y trouvent de vastes réservoirs de main-d'oeuvre disponible, des mines de données et des potentiels d'innovation élevés à exploiter.

Deuxièmement, les plateformes ont un effet profond sur les infrastructures. Tout comme, au cours des deux derniers siècles, les villes ont été décomposées et recombinées par les réseaux ferroviaires, les routes, les autoroutes et les aéroports, les plateformes décomposent et redéfinissent profondément les flux urbains.

Troisièmement, les plateformes mondialisent davantage l'urbain, en affectant ses formes de propriété, de commandement, d'imaginaire et de franchissement.

Quatrièmement, l'urbanisme high-tech développe ses propres architectures et des régimes d'habitation spécifiques, qui ressemblent de plus en plus à des pratiques de navigation.

Le deuxième processus concerne les plateformes en tant que forme d'urbanisation de l'internet. Tout comme cela s'est produit historiquement avec l'urbanisation (c'est-à-dire : infrastructure + pouvoir politique) de la campagne et d'autres espaces non urbains, les plateformes ont urbanisé l'espace-temps de l'internet depuis la première vague du World Wide Web à la fin des années 1990. Leur compartimentage en applications exploitées via des smartphones, leur dimension fermée et propriétaire, leur pouvoir politique et leurs actions infrastructurelles les définissent comme des acteurs urbains de l'internet. La conjonction de ces deux perspectives conduit à parler de l'émergence d'une métropole planétaire 4.0 en devenir.

Géopolitique

On tend trop souvent à séparer entité numérique et entité territoriale, les plateformes de l'État, les flux des lieux, les réseaux des institutions. Toutefois, internet et les êtres socio-économiques qui l'habitent ne sont pas neutres, et ils ne se déplacent pas dans un espace éthéré qui ne se superpose pas aux différentes échelles géographiques physiques. Loin de là : aujourd'hui, la primauté de l'innovation numérique est l'enjeu d'équilibres géopolitiques qui s'inscrivent dans un processus plus général de redéfinition de ce que l'on appelle la globalisation. Si d'un côté, les plateformes laissent leur trace sur le territoire étatique imposant par leur pouvoir la gestion des flux, des normes et des formes de vie; de l'autre, les États sont à la manoeuvre pour construire des infrastructures autonomes pour le contrôle et l'usage des données. Le colonialisme numérique des plateformes - qui pénètrent les espaces urbains pour en subsumer les formes productives et sociales - est contrebalancé par le souverainisme numérique des États qui visent à imposer le pouvoir du Léviathan sur les nouvelles infrastructures. Par conséquent, plutôt que d'exalter les États en tant qu'adversaires et régulateurs des plateformes, nous devons comprendre comment les lois et les algorithmes, le Léviathan et les plateformes, construisent et stratifient les relations, tantôt oppositionnelles, tantôt coopératives.

Machines mythologiques

Les plateformes ne sont pas seulement des acteurs économiques dont l'action a des répercussions sur les formes du politique et sur les relations sociales. Elles n'agissent pas exclusivement sur le plan matériel de la production et de l'extraction. Les plateformes génèrent un environnement symbolique et axiologique qui en légitime l'action et contribue à en renforcer les opérations. Ce sont des machines mythologiques qui produisent un récit sur l'avenir du travail, le modèle de société et le type de valeurs collectives à incarner.

Ce n'est pas un hasard si les plateformes elles-mêmes sont le fruit d'une imaginaire néolibéral spécifique, l'idéologie dite californienne, qui combine la créativité hippie et l'arrivisme yuppie. Dans cette vision, Internet et les innovations technologiques sont les outils parfaits pour renforcer le caractère entrepreneurial de l'être humain, un viatique pour une société plus libre et plus riche grâce à l'automatisation complète de la production et au soutien de l'intelligence artificielle. Ce récit n'est pas seulement destiné à légitimer le pouvoir des plateformes à l'intérieur d'une certaine échelle de valeurs. Plus encore, il a des effets matériels concrets dans sa capacité à propulser le travail vivant vers sa propre auto-valorisation dans la dynamique de commissionnement opérée par les plateformes. Elle contribue également à attirer en permanence des investissements financiers sans lesquels les entreprises numériques elles-mêmes ne tiendraient pas, dans une économie de la promesse qui fait espérer des profits illimités à ceux qui parviennent à imposer leur monopole sur le marché. Ces machines mythologiques dissimulent donc des rapports de force et renforcent en même temps leur emprise sur le réel par leur capacité à mettre en mouvement un ensemble complexe d'affects, d'émotions, de valeurs et d'aspirations.

Finance

L'intrication entre les plateformes numériques et la finance s'est développée sur de multiples plans, distincts mais sécants. D'un côté, la finance soutient le développement du modèle de plateforme qui trouve ses origines dans la crise économique et financière commencée en 2007/2008. La finance a, en outre, subi une accélération plus grande encore avec le Covid-19.

Le modèle de plateforme se fonde, comme on sait, sur le déclin du paradigme traditionnel et sur une logique spéculative qui a permis à des acteurs comme Uber, depuis ses débuts, de ne pas générer de dividendes, alors qu'en même temps, ils ont de hautes valeurs en bourse motivées par une économie de la promesse des futurs profits.

Il existe toutefois une autre facette de l'intrication entre finance et plateformes : la dévalorisation du travail sur lequel est fondé le modèle de plateforme, et sa capture à l'intérieur des infrastructures numériques se basent plus que jamais sur la production de travail endetté. Une fois de plus, le cas d'Uber est emblématique : alors que les travailleur·ses sont attiré·es vers la plateforme par la promesse d'une plus grande autonomie, l'endettement est pour beaucoup la condition nécessaire pour acquérir les moyens de production et pouvoir réellement travailler.

Le mirage d'un travail "libre" et indépendant est alors remplacé par un travail "immobilisé" par la dette et économiquement dépendant de la plateforme. La boucle est bouclée. Ensuite, il y a la manière dont les plateformes numériques, les algorithmes et la blockchain sont en train de changer la finance. Du micro-trading aux NFT en passant par les crypto-monnaies, c'est la finance elle-même qui est aujourd'hui mise en plateforme. Avec la promesse que nous deviendrons tou·tes des investisseur·ses, nous assistons à une nouvelle poussée vers la financiarisation de la société, où tout peut devenir un jeton à échanger.

Travail

Les plateformes digitales permettent d'englober les processus de coopération sociale à l'intérieur des logiques de valorisation et de financiarisation. Il s'agit, certes, d'un mécanisme qui n'est pas nouveau, cependant, le modèle de plateforme permet de le développer à des niveau d'intensité et sur des échelles spatiales inédites. Au sein de ce mécanisme, l'érosion interne du traditionnel rapport salarié n'implique certainement pas un déclin du travail, mais plutôt son extension et sa redéfinition dans de nouveaux lieux et de nouvelles tâches, au-delà de la distinction de plus en plus subtile entre le temps de travail et le temps de vie. L'accélération de la marchandisation de la reproduction sociale en particulier (entendue ici au sens large, comme les activités qui permettent la reproduction de la vie des individus), générée par la crise financière et l'érosion conséquente des dépenses sociales et le déclin de leur socialisation à travers les systèmes de protection sociale nationaux, trouve un nouvel élan et un nouveau débouché dans le modèle de la plateforme. La mobilité, l'alimentation, les soins, le travail domestique... ne sont que quelques-unes des nouvelles frontières d'expansion du modèle de plateforme.

Subjectivités algorithmiques

Si le capitalisme est une rapport social médiatisé par des choses, le capitalisme de plateforme ne peut produire des subjectivités algorithmiques que par l'utilisation de dispositifs numériques, de protocoles et de normes de transmission, d'applications et de logiciels. Les plateformes, en d'autres termes, sont des acteurs gouvernementaux qui façonnent les conduites en stimulant les comportements et les passions collectives.

Le cyborg ne constitue plus un horizon politique du monde à venir, il est déjà-là et est le produit du pouvoir de l'algorithme et de l'omniprésence des technologies numériques : nous sommes des cyborgs lorsque nous ne pouvons pas nous orienter sans Google Maps ou lorsque nous parlons à travers un smartphone avec un assistant vocal qui nous aide à localiser le colis que nous attendons. La construction de subjectivités algorithmiques se fait dans la métropole augmentée, dans la traversée de l'infosphère, dans le stationnement dans le cloud, dans l'interaction avec l'intelligence artificielle, dans les greffes de la bio-ingénierie. Aujourd'hui, nous vivons des vies machiniques, standardisées et manipulées par la puissance de calcul des nouveaux ordinateurs, des big data et des applications ; et les machines deviennent vivantes, de plus en plus fusionnées avec le bios, s'intégrant à certaines fonctions du travail vivant, reproduisant des activités créatives, construisant des réalités parallèles grâce à l'apprentissage automatique, à l'intelligence artificielle et aux lunettes VR.

Pour autant, nous ne sommes pas condamné·es à vivre comme des automates ou à poursuivre le rêve néolibéral de l'entrepreneur de soi sur telle ou telle plateforme. Nous ne croyons pas qu'il faille analyser le numérique uniquement en termes de domination. Des pratiques de subjectivation autonome prolifèrent dans les mailles du filet : des flâneur·ses qui parcourent la ville en essayant de profiter des services des nouvelles technologies sans se laisser capturer par la soif de profit, des nomades numériques qui se déplacent de plateforme en plateforme à la poursuite de stratégies individuelles, des tang ping qui refusent catégoriquement de mettre leur vie au travail, des conflits généralisés de travailleur·ses sociaux·les qui démasquent les hiérarchies de pouvoir qui se cachent derrière les algorithmes.

Champ de bataille

Les technologies numériques et avec elles, les plateformes, ne peuvent pas être comprises uniquement selon une logique de domination, le sabotage n'est pas non plus le seul sabotage possible. Leur développement ouvre plutôt un champ de bataille entre des sujets et des forces antagonistes dont l'issue n'est pas gagnée d'avance et dont l'enjeu est le capitalisme dans sa globalité. Les plateformes ont l'ambition d'atteindre un monde sans goulet d'étranglement et sans conflits qui soit uniquement fait de flux en mesure de connecter les biens et les personnes, de l'autre, le travail vivant met constamment du sable dans les engrenages des entreprises high-tech pour se défendre face à la mise au travail constante, il oppose une résistance qui contient une vision différente de l'utilisation et de l'organisation des machines numériques, remet en cause le pouvoir de l'algorithme et la concentration des richesses entre les mains de ceux qui détiennent les codes.

La force du capitalisme de plateforme se trouve dans son extrême résilience, qui ne réside pas seulement dans sa capacité à modeler ses opérations en fonction du contexte spécifique dans lequel il s'enracine, mais aussi dans son attention constante à englober ce qui est généré en dehors et contre son action, transformant les anomalies en variables intégrées dans l'évolution de l'algorithme. Une oscillation s'opère entre inclusion et soustraction, standardisation et turbulence, qui d'une part nous donne la figure du pouvoir des plateformes, et d'autre part nous montre toute la puissance irréductible du travail vivant. C'est précisément cette puissance qui est le véritable moteur des plateformes, sans laquelle ses normes et ses prédictions ne pourraient pas réellement s'inscrire dans la réalité. Comment, dès lors, échapper à la résilience des algorithmes et, en même temps, tirer le meilleur parti de la puissance productive qu'ils expriment et dont ils se nourrissent ?

Et nous revoilà au point de départ et à la question la plus importante. Comment agir politiquement face à ces transformations ? Disons-le mieux. Quelles sont les alternatives qui s'offrent à nous face aux contradictions des transformations en cours ? Suffit-il de renverser les rapports de force actuels ou faut-il repenser radicalement les structures de pouvoir elles-mêmes ? Permettez-nous de ne pas formuler nos propres recettes. En même temps, nous ne voulons pas nous limiter à une description plus ou moins claire de la situation actuelle, mais tenter d'indiquer quelques voies possibles pour la changer. Nous souhaitons donc faire un effort d'imagination politique, en partant du réel et en remontant vers le possible. Concentrons-nous un instant sur une entreprise qui symbolise le capitalisme de plateforme, une entreprise de Big Tech comme Amazon. Pensons à sa capacité logistique à coordonner et gérer les flux autour du globe, à sa puissance de calcul pour connaître presque instantanément la localisation de n'importe quel colis, à la multiplicité des produits et services qu'elle est capable d'offrir et d'innover. Eh bien, réfléchissons un instant à ce que nous pourrions faire si ces capacités de calcul, de logistique et de production étaient gérées collectivement, non pas pour le profit de quelques-uns, mais pour travailler moins pour tou·tes.

Un slogan nous revient en tête, qui sait d'où il peut bien venir : "les soviets + l'électrification". On pourrait le changer en "peer-to-peer et numérisation". Ici, nous pouvons peut-être travailler les contradictions de notre présent vers un communisme des plateformes à partir de ces deux principes. Si les plateformes ont une gestion centralisée capable d'exercer un contrôle capillaire et généralisé, en inversant leur potentiel, on peut aussi imaginer une gestion généralisée des infrastructures numériques avec une direction politique non pas orientée vers la rente et le profit mais vers le bien-être collectif et environnemental. Il existe de nombreux types de réseaux, et la blockchain nous le montre. Il s'agit de les soustraire aux processus de monopole et de profit. Comment ? En se les réappropriant et en répartissant leur propriété entre tous jusqu'à ce qu'un régime privé du même type soit brisé.

Certaines plateformes ont un rôle désormais tellement infrastructurel au point d'être essentielles pour nos sociétés. En même temps, il ne suffit pas d'en prendre le contrôle, il faut également en changer les principes organisateurs qui déterminent les rapports de pouvoir hiérarchiques et asymétriques en leur sein. Comment ? En démantelant les architectures hiérarchiques de pouvoir. Peer-to-peer ! On nous a fait croire que nous étions dans une économie de partage, alors croyons-le jusqu'au bout, exigeons la propriété collective pour qu'il n'y ait pas de propriété. Cela implique un troisième point programmatique : le revenu pour tous·tes. Nous l'avons vu, aujourd'hui, ce sont les données qui sont la marchandise la plus convoitée. Nous produisons des données tout le temps et partout, et à partir de ces données, les plateformes ajustent en permanence leurs processus de calcul, de gestion et de contrôle. La centralité politique univoque des salaires et de leur mesure par le temps de travail est révolue. Nous n'avons pas la nostalgie du fordisme, nous préférons l'automatisation qui soulage la fatigue physique et élargit les possibilités créatives. L'important est d'échapper au chantage à l'emploi. D'autre part, en regardant les actifs accumulés par certains capital-risqueurs, nous n'avons pas l'impression de vivre à l'ère de la pénurie. Alors, de l'abondance pour tous·tes !