Enquête militante

Strike - Recueil d'articles


Enquête ouvrière et composition de classe

Le collectif Notes From Below pratique l'enquête au Royaume-Uni. Dans ce texte, iels présentent les bases de leur méthode .

1. Pourquoi l’enquête ouvrière (worker's inquiry) ?

L’enquête ouvrière est une approche qui combine la production de connaissances et l'organisation. Elle cherche à créer des connaissances utiles sur le travail, l'exploitation, les relations de classe et le capitalisme du point de vue des travailleur.se.s eux-mêmes. Il existe deux formes d'enquête ouvrière. La première est une enquête « d'en haut », impliquant l'utilisation de méthodes de recherche traditionnelles pour avoir accès au milieu de travail. La seconde est l'enquête « d'en bas », une méthode qui implique la « co-recherche », dans laquelle les travailleurs sont eux-mêmes impliqués dans la production de la connaissance. Si les conditions sont réunies, l'enquête « d'en bas » est clairement favorable. Les connaissances issues de l'une ou l'autre de ces formes d'enquête sont utiles pour comprendre le capitalisme, mais aussi pour s'organiser contre lui.

C'est pourquoi Notes from Below présente les voix et les expériences des travailleurs dans leur lutte contre l'exploitation capitaliste. Nous voulons ancrer notre politique dans la perspective de la classe ouvrière (working class), aider à faire circuler et à développer les luttes, et renforcer la confiance des travailleur.es.s. pour agir par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

Il y a deux raisons pour lesquelles nous nous concentrons sur le travail. Tout d'abord, c'est un élément central de la perspective de la classe ouvrière. Du point de vue d'un travailleur individuel, il est difficile de voir comment son propre travail reproduit chaque jour le capitalisme. Mais les travailleur.se.s savent intuitivement que si la classe ouvrière cessait de travailler, tout s'arrêterait. Collectivement, les travailleur.se.s remplissent des fonctions vitales à différents points de production et de circulation. Grâce à cette position, la classe ouvrière peut développer un point de vue unique. Cette perspective montre l'expérience directe de l'exploitation capitaliste, tout en montrant les types de lutte qui peuvent la détruire. Une révolution réussie doit commencer par en bas.

Deuxièmement, le capitalisme est totalement dépendant du travail. Sans travail, il n'y a pas de nouvelle valeur produite, ni de mode de production capitaliste. La relation entre les classes exprimées au travail est fondamentale pour comprendre la société. Mais pour comprendre le capitalisme, il ne suffit pas de comprendre les relations de classe. Le travail est la seule relation dans laquelle les travailleur.se.s produisent de la plus-value, mais ce n'est pas la seule dans laquelle les personnes subissent l'oppression. Nous devons analyser tous les aspects de la vie de la classe ouvrière. Cependant, nous pensons qu'abandonner le travail comme premier lieu de lutte est une erreur. En conséquence, nous proposons une correction : un retour à la résistance, à l'analyse et à l'organisation au travail. Cette proposition n'est pas en contradiction avec d'autres projets, mais elle est renouvelée et revigorée par de nouvelles expériences. L'enquête ouvrière est la méthode qui peut commencer à opérer cette proposition dans la pratique. Elle part de l'expérience réelle de l'exploitation capitaliste.

2. Pourquoi la composition de classe ?

L'exploitation capitaliste n'est pas une idée abstraite ; elle prend toujours des formes matérielles particulières. Par la lutte des classes, le capitalisme se transforme lui-même. Cela crée de nouvelles technologies et de nouveaux processus de travail. Elle implique la circulation des personnes et des capitaux vers de nouvelles parties du monde et le développement de nouvelles industries. Le terrain de la lutte de classe change, tout comme la classe ouvrière elle-même. Nous devons analyser ce terrain, pour savoir où le capital est faible et où les travailleur.se.s sont fort.e.s. Où sont nos forces ? Comment attaquer ? La seule façon de le savoir, c'est à l'intérieur de la lutte des classes elle-même. Par conséquent, l'enquête ouvrière ne dévoile pas seulement les formes changeantes du travail, mais aussi les formes changeantes de la lutte.

Les opéraïstes avaient une formulation pour cet aspect changeant du travail et de la lutte : la « composition de classe ». Ils ont divisé la composition de la classe en deux. La première est la « composition technique ». C'est l'organisation matérielle spécifique de la force de travail en une classe ouvrière à travers les relations sociales du travail. Elle est façonnée par des facteurs comme l'utilisation de la technologie, les techniques de gestion et la conception générale du processus de travail. La seconde est la « composition politique », qui est issue de la composition technique. C'est l'auto-organisation de la classe ouvrière en une force de lutte de classe. Cela inclut des facteurs comme les tactiques employées par la résistance ouvrière, les formes d'organisation ouvrière et l'expression de la lutte de classe en politique. La composition technique sert de base à la composition politique, bien que le passage de l'un à l'autre ne soit ni mécanique ni prévisible. Au contraire, c'est un développement interne et une croissance politique qui mènent à un bond en avant. Bond qui définit en fin de compte le point de vue politique de la classe ouvrière.

La composition de classe classique

La composition des classes fournit un cadre pour l'analyse des résultats de l'enquête ouvrière. Grâce à elle, nous pouvons examiner le contenu du travail et le relier à la résistance. Il s'agit de se concentrer sur le processus de travail et ce que Marx appelait « l’antre secret de la production ». Marx parle ici du lieu de travail. La plupart du temps, nous ne pouvons pas voir ce qui se passe derrière ces portes closes. L'enquête ouvrière fournit un moyen d'entrer dans cet « antre secret », derrière lequel Marx affirme : « nous verrons, non seulement comment le capital produit, mais comment le capital est produit ». Nous forcerons enfin le secret du profit. Le secret que Marx révèle dans Le Capital est que le travail produit de la plus-value sous le capitalisme. L'analyse de la composition des classes révèle un autre secret : comment les travailleurs se transforment en force politique.

Marx souligne l'importance du processus de travail et il est utile de revenir à sa définition : « Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1° activité personnelle de l'homme, ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel le travail agit ; 3° moyen par lequel il agit ». A cela s'ajoutent différentes relations à la forme du salaire, au travail, aux autres travailleur.se.s, aux moyens de production et au produit. (Voir Kolinko sur ces différents éléments). A travers ces catégories, nous pouvons faire la différence entre les types de travail et la façon dont ils sont organisés. C'est la base de la composition technique.

Trop souvent, l'analyse du travail se concentre sur les détails du travail et non sur l'expérience. Cette expérience n'est pas un mystère, tous les travailleurs en font l'expérience chaque jour. Une analyse de la composition d'une classe part de la composition technique, mais n'y reste pas. Notre but n'est pas de comprendre le travail, mais d'informer la lutte contre lui. D'où la nécessité de passer à l'analyse de la composition politique.

3. Pourquoi la composition sociale ?

Nous ne voulons pas seulement appliquer à nouveau aujourd'hui les concepts de l'opéraïsme. Ce dernier fournit une inspiration importante et un ensemble puissant d'outils, mais pour les utiliser efficacement, il faut aussi les mettre à jour. Nous croyons, comme Battagia, que « la meilleure façon de défendre l’opéraïsme aujourd'hui est de le dépasser ». Une mise à jour de la composition des classes est nécessaire. Nos suggestions visent à tirer parti de ses points forts, mais aussi à le faire avancer.

En particulier, nous estimons que l'analyse précédente de la composition des classes a fondé les travailleur.se.s et leur résistance presque exclusivement sur le lieu de travail. Pourtant, les travailleur.se.s sont transformé.e.s en classe avant d'être employé.e.s par un capitaliste. Avant d'être obligé.e.s de vendre leur temps, ils et elles sont dépossédé.e.s de leurs moyens de production. Toute une série de luttes politiques au-delà du salaire est liée à cette condition. Il s'agit notamment des conditions des services sociaux fournis par l'État, des migrations et des frontières, du logement et des loyers, et d'un large éventail d'autres questions. Nous croyons que les analyses de composition technique seules peuvent produire leurs propres antres secrets au-delà du travail. Nous proposons donc une troisième dimension : la composition sociale.

Pour expliquer cela, nous devons revenir brièvement sur Marx. Marx définit le capital comme de l'argent qui rapporte plus d'argent. Ceci est exprimé dans la formule Argent-Marchandise-Argent (A-M-A), ou achat dans le but de vendre. Sous le capitalisme, cela implique une augmentation de la quantité de valeur par l'ajout de plus-value. Cet excédent est créé par l'exploitation de la force de travail au travail. Ainsi, Marx propose A-M-A’ comme formule générale du capital. C'est ainsi que Marx prépare son analyse de l'« antre secret de la production », où la composition technique de la classe ouvrière doit être découverte.

Pourtant, Marx propose aussi une autre forme de circulation des marchandises : vendre pour acheter. Ce circuit a la formule Marchandise-Argent-Marchandise (M-A-M). La classe ouvrière (qui n'a pas de marchandise à vendre mais sa propre force de travail) vend son temps pour un salaire qu'elle utilise pour acheter les marchandises dont elle a besoin et qu'elle désire pour vivre.

Acheter pour vendre

Donc, si A-M-A’ est la formule générale du capital, qu'est-ce que M-A-M ? C'est la formule générale de la reproduction de la classe ouvrière. La classe ouvrière vend sa force de travail en échange d'un salaire par le biais du travail. Ils échangent ensuite ce salaire contre les marchandises nécessaires à la reproduction de leur force de travail, autrement dit les moyens de subsistance. Ces produits de base sont transformés en main-d'œuvre – puis tout le cycle recommence.

La forme marchande est dominante dans la société capitaliste. Nous pouvons utiliser la forme de sa circulation dans cette formule générale de reproduction de la classe ouvrière pour cartographier les relations sociales des travailleur.se.s au-delà du travail. Cependant, en l'état actuel des choses, l'analyse de la composition de classe ne peut comprendre les travailleur.se.s au-delà du travail.

Lorsque les travailleur.se.s se remettent de l'expérience du travail, ils et elles sont un mystère. Ayant échappé à leur composition technique, ils et elles n'entrent en ligne de compte dans l'analyse de la composition de la classe que s'ils et elles décident d'agir politiquement, plutôt que d'acheter, manger, se détendre ou dormir. Ces activités de reproduction ne sont comprises que du point de vue de ceux qui les produisent, ou à partir du moment où le/la travailleur.se reproduit.e commence la période de travail suivante. Nous croyons qu'il est possible de mettre à jour la composition des classes pour tenir compte de la reproduction. Nous le ferons à travers le concept de composition sociale.

La composition sociale se combine avec la composition technique avant le saut dans la composition politique. La composition sociale est l'organisation matérielle spécifique des travailleur.se.s dans une société de classes à travers les relations sociales de consommation et de reproduction. Cette formule générale de reproduction de la classe ouvrière nous permet de comprendre les frontières entre les formes de composition.

Les limites de la composition technique et de la composition sociale

La composition sociale est avant tout un moyen de comprendre comment la consommation et la reproduction font partie de la base matérielle de la composition politique de classe. Elle implique des facteurs tels que l'endroit où vivent les travailleur.se.s et dans quel type de logement, la division du travail selon le sexe, les schémas de migration, le racisme, l'infrastructure communautaire, et ainsi de suite.

Le mouvement ouvrier concernait principalement les travailleurs de la production de matières premières dont la force de travail était exploitée à des fins de plus-value. La composition sociale nous permet d'étendre la logique de l'analyse de la composition de classe à l'ensemble de la classe ouvrière. Cela inclut les chômeur.se.s et les travailleur.se.s qui ne sont pas directement impliqué.e.s dans la production de la forme capitaliste de la valeur. Les travailleur.se.s productif.ve.s et les travailleur.se.s improductif.ve.s appartiennent à la même classe. Ils et elles manquent de contrôle sur les moyens de production, vendent leur force de travail pour survivre, et travaillent pour reproduire la société capitaliste. La composition de la classe est fondée sur le point de vue de la classe ouvrière sur le travail, et non sur le point de vue du capital sur la productivité.

4. Pourquoi est-ce que cela compte ?

Notre version de la composition de classe comprend le saut dans la composition politique à partir d'une base à la fois technique et sociale. La lutte de classe au travail émerge de toute la vie ouvrière. Ce cadre actualisé tient compte de ces facteurs.

La composition de classe

La composition de classe est une relation matérielle en trois parties : la première est l'organisation de la force de travail en une classe ouvrière (composition technique) ; la deuxième est l'organisation de la classe ouvrière en une société de classe (composition sociale) ; la troisième est l'auto-organisation de la classe ouvrière en une force pour la lutte de classe (composition politique).

Dans les trois parties, la composition de classe est à la fois produit et producteur de la lutte sur les relations sociales du mode de production capitaliste. La transition entre la composition technique/sociale et politique se produit comme un saut qui définit le point de vue politique de la classe ouvrière.

Nous avons l'intention de mettre à l'essai et d'affiner notre nouveau cadre pour la composition des classes dans les notes ci-dessous. Cela doit commencer, comme le soutient Marx, par une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles la classe ouvrière – la classe à laquelle appartient l'avenir – travaille et se meut. Une telle connaissance fournit la seule base viable pour un développement de la lutte de classe vers des formes plus développées d'auto-organisation. Comme l'a dit Ed Emery : pas de politique sans enquête !


Des institutions statistiques pour un mouvement révolutionnaire terrestre

Le développement de la statistique publique est indissociable du gouvernement des territoires et des populations. Mais ces méthodes pourraient aussi aider à structurer les débats stratégiques entre les Soulèvements de la Terre et les organisations alliées. Cela suppose d'étudier l'histoire des statistiques depuis les mouvements sociaux, pour construire des institutions anti-autoritaires.

Répartition des zones productives de la Terre, graphique issu de l'Atlas de la société et de l'économie d'Otto Neurath

Un projet révolutionnaire naissant

Les récentes convergences entre mouvements d'action directe, luttes locales, coalitions, naturalistes, cantines de luttes et initiatives d'installation paysanne font entrevoir en France la possibilité d'un mouvement révolutionnaire ancré dans des territoires. Ce projet s'exprime assez clairement dans 2 brochures récentes de comités locaux des Soulèvements de la terre : Reprendre, démanteler, communiser1 et Appel à constituer des greniers des soulèvements.2 Voici les éléments stratégiques principaux que j'en retiens :

  • Articuler des actions de masse de blocage et de désarmement d'infrastructures nuisibles avec l'installation de ZAD et/ou de paysan·nes. Cela permet de normaliser un certain niveau de conflictualité avec l'État et les entreprises, d'altérer le modèle économique de projets nuisibles et de disposer de bases arrières pour les luttes.
  • Développer l'autonomie alimentaire des mouvements sociaux, par le biais de prises de terre au capitalisme, de réseaux de ravitaillement et de réciprocités entre paysan·nes et travailleur·ses.
  • Utiliser l'alimentation comme levier pour se rapprocher d'organisations et de personnes parfois éloignées des mouvements écologistes radicaux.
  • Construire une culture commune de l'auto-organisation par le biais de ces zones autonomes et réseaux de ravitaillement, pour préfigurer des institutions qui pourraient prendre le relais si l'État perdait le contrôle sur certains territoires.

Quelle que soit la manière dont ce mouvement s'organisera, il est probablement voué à se complexifier : agrégeant une plus grande quantité et diversité de groupes, mobilisant de plus en plus de personnes et de ressources, s'ancrant dans de plus en plus de lieux, etc. Je défends ici l'hypothèse que pour accroître ses capacités de coordination et de stratégie, ce mouvement devra développer des outils pour (auto)gérer cette complexité. Pour être plus précis, je pense qu'il pourrait être intéressant de construire un organe statistique, responsable d'agréger les informations qui intéressent le mouvement.

Dans une certaine mesure, ce travail est déjà en cours à travers ce que certain·es appellent "enquête" ou "veille". Ma proposition implique de :

  • Systématiser ce travail d'enquête : définir collectivement des procédures de mutualisation d'information réalisables et fiables.
  • Le réaliser de manière régulière, de manière à pouvoir comparer dans le temps.
  • Constituer un organe du mouvement en charge de ces statistiques (les statisticien·nes en lutte ?), de manière à y allouer suffisamment de temps, et pour développer et transmettre des savoirs spécifiques.
  • Utiliser les chiffres, les cartes, les diagrammes et les textes produits pour nourrir le débat sur les objectifs et les moyens que se donne le mouvement.

Les 3 sections qui suivent exposent des fonctions que cet organe statistique pourrait remplir, et les 3 suivantes donnent des pistes sur la manière dont il pourrait fonctionner.

Suivre et débattre de nos objectifs

J'entends souvent des camarades exprimer leur désarroi face à la difficulté de savoir si les mouvements écologistes atteignent réellement les objectifs qu'ils se fixent. Et à juste titre : les institutions statistiques étatiques produisent rarement le genre de données et de chiffres qui peuvent nous servir. Au mieux peut-on manipuler et remettre en forme certaines bases de données ouvertes.3 La plupart du temps, nous devons bricoler nous-même le nombre de fermes-usines en France, le taux de croissance de l'agrivoltaïsme, les cartes des mégabassines.4

En se dotant de capacités statistiques plus élevées, on pourrait mieux évaluer si l'on est en train de gagner sur tel ou tel objectif. On pourrait par exemple déterminer l'évolution du volume d'eau privatisé en fonction des années, celle du pourcentage de terres agricoles accaparées par l'industrie ou encore celle de la surface des routes sur le territoire.

Sur le plan tactique, on pourrait comparer des estimations du coût économique total des actions réalisées contre une grande entreprise avec les profits qu'elle tire des projets visés. Ou encore estimer sous quel seuil de rentabilité les entreprises d'un secteur donné abandonnent un aménagement.

Les résultats seraient certainement déprimants, mais ils enclencheraient peut-être des discussions stratégiques importantes : quels objectifs semblent réalisables ? Est-ce qu'on doit les considérer comme des fins ou des moyens ? Quelles dynamiques plus globales ont eu un effet sur nos objectifs, et peut-on agir dessus ?

Compter nos forces

Une autre mission qu'on pourrait attribuer à cet organe statistique, qui me semble la plus importante, c'est celle d'évaluer nos ressources. Quiconque a déjà participé à l'organisation d'une mobilisation sait l'importance et la difficulté de connaître ses propres forces, et de savoir sur quelles forces extérieures on peut compter. Ces questions peuvent également être posées à l'échelle d'un mouvement.

On pourrait ainsi tenter de répondre à un ensemble de questions sur la capacité du mouvement à subvenir à ses besoins essentiels :

  • Quels sont les lieux qui accepteraient d'accueillir des militant·es, et quelle est leur capacité ?
  • Quel nombre de lits total pourraient être prêtés dans chaque département ?
  • Quel volume de nourriture peut être mis au service de la lutte par des paysan·nes allié·es ? Sous quelles conditions ?
  • Combien de personnes seraient prêtes à aller aider ponctuellement à des travaux agricoles dans un rayon de 20km autour de chez elleux ? Où habitent-iels en majorité ?
  • Combien de véhicules pourraient être utilisés pour transporter du matériel ou de la nourriture dans chaque département ?
  • Quels lieux amis peuvent diffuser des publications et des éléments de communication ?

Répondre à ces questions permettrait de mieux comprendre la géographie du mouvement, là où le plus de ressources peuvent être mobilisées, sans nécessairement produire d'engagement formel de la part des répondant·es. S'ils étaient produits chaque année, ces chiffres et cartes aideraient à suivre l'évolution de nos capacités.

Selon la situation et les besoins, ces informations pourraient circuler dans différents espaces avec différents niveaux de confidentialité. Elles pourraient par exemple aider à planifier et dimensionner des actions de masse, en particulier si elles sont associées à des bases de contacts. Il faudrait alors les diffuser de manière très restreinte. Si une grève générale ou une situation pré-révolutionnaire se présente, les processus de collecte d'informations statistiques déjà constitués aideraient à évaluer combien de temps elle peut être tenue et sous quelles conditions. Dans ce cas, des informations générales pourraient être publiées régulièrement dans des journaux, des tracts ou encore sur des réseaux sociaux, pour informer le débat politique à grande échelle.

D'autres questions pourraient concerner la composition du mouvement :

  • Quelles organisations se reconnaissent du mouvement ?
  • Quelles sont les caractéristiques sociales des membres de ces organisations ? Sont-iels ouvrier·es, cadres, employé·es de bureau, propriétaires, racisé·es, trans, vieilleux, jeunes, ruraux·les, urbain·es ? Savoir qui fait partie du mouvement permettrait de débattre de questions d'inclusivité et de stratégies d'alliance.
  • À quel point les personnes sont-elles prêtes à se déplacer loin pour se rendre à une action de masse ? Ce qui permettrait de dessiner une carte des lieux les plus propices à l'organisation d'actions.
  • Combien de personnes seraient prêtes à être impliqué·es dans quels modes d'action ?

Consolider le mouvement

Jusqu'ici, je me suis exprimé comme s'il existait un mouvement unifié, ce qui est évidemment loin d'ête le cas. Mais je pense que l'organe statistique pourrait accélérer sa stabilisation. C'est à la fois une vertu et un danger de la statistique : elle solidifie la réalité qu'elle décrit.

Premièrement, la création de cet organe permettrait un rapprochement des composantes du mouvement. Il faudrait en réunir le plus grand nombre possible, afin de décider collectivement des chiffres à produire, et avoir l'accord de différents groupes pour fournir des données. Chaque groupe — comités locaux des Soulèvements, de Solidaires, d'Extinction Rébellion, luttes locales — pourrait s'engager à remplir chaque année un questionnaire. Iels pourraient par exemple y signaler les projets nuisibles de leur territoire, décrire les liens qu'iels ont noué avec d'autres organisations et lister les ressources matérielles dont iels disposent. La mise en place de ces procédures et les décisions collectives sur le contenu des questionnaires amènerait probablement à faire converger les objectifs des composantes et à densifier leurs liens.

Deuxièment, cet organe accroîtrait l'engagement des membres et des collectifs. Si dans un questionnaire anonyme je réponds que je peux mettre à disposition mon van dans le Sud de la France, je me sentirai probablement engagé à le fournir. Je sais aussi que lorsqu'on discutera d'actions à mener dans le Sud de la France, on comptera potentiellement sur la disponibilité de mon van, même si on ne sait pas nécessairement que c'est le mien. Le pouvoir qui est produit par ces processus d'écriture ne doit pas être pris à la légère (j'y reviendrai plus tard), mais la possibilité de compter sur des ressources tout en accroissant l'engagement des membres me semble valoir le risque.

S'appuyer sur les pratiques présentes et passées

Tout ce qui précède ne sort pas de mon imagination. Ces possibilités sont déjà présentes dans les mouvements sociaux actuels ou passés, et l'on peut s'appuyer dessus pour construire les procédés dont on aura besoin.

En premier lieu, les ONG (Oxfam, Greenpeace, les Amis de la Terre, Climate Action Network) ont une tradition de production de connaissances assez poussée, qui incluent enquête de terrain, recherches documentaires et manipulation de jeux de données. Leur proposer de contribuer à cet organe statistique permettrait de se rapprocher de ces militant·es, souvent peu présent·es dans les luttes locales.

Deuxièmement, certains de ces savoirs sont déjà mis en oeuvre au sein du mouvement des luttes locales. Terres de luttes a ainsi réalisé avec d'autres organisations 2 rapports employant des méthodes statistiques. Projet local, impact global estime la compatibilité des grands projets d'aménagement actuels avec les objectifs de transition écologique5, et Les David s'organisent contre Goliath fait un état des lieux du mouvement des luttes locales6. De plus, la Déroute des routes, coalition contre les projets routiers, a récemment diffusé à ses plus de 50 collectifs membres un questionnaire similaire à ceux décrits par cet article. Enfin, la grande majorité des luttes locales a probablement déjà produit des documents de contre-expertise. Cela implique souvent de critiquer les chiffres avancés par les entreprises et institutions, et donc de comprendre comment ils sont produits. Il existe donc déjà une grande diversité de savoirs sur laquelle pourrait s'appuyer la création de cet organe.

Plus généralement, il est courant que des personnes et organisations qui défendent des intérêts communs se dotent de processus de collecte d'informations autonomes. Les lobbys du pétrole, de l'agro-industrie, de l'aviation, du transport maritime ne manquent pas d'assembler diagrammes, cartes et textes dans de beaux rapports agrémentés d'images Stock. À l'inverse, dès le début du 20ème siècle en France, en Belgique et en Suisse, les syndicats produisaient leurs propres statistiques. Elles pouvaient concerner l'organisation des sections ou encore les grèves, et nécessitaient parfois de transmettre des questionnaires aux antennes locales.7 Pour bien concevoir cet organe statistique, il y aurait ainsi toute une histoire de la statistique par les mouvements sociaux à revisiter. On pourrait par exemple étudier le contexte de production de l'étude Les Chômeurs de Marienthal, réalisée en 1930 par des militant·es du Parti socialiste autrichien et des syndicalistes 8, l'indice des prix produit par la CGT jusqu'en 1990, ou encore la contre-enquête statistique du mouvement des intermittent·es du spectacle dans les années 2000.9

Profiter du déploiement du mouvement

Outre les savoirs statistiques déjà existants dans le mouvement, plusieurs évolutions au sein des Soulèvements de la terre me font penser que c'est le bon moment pour lancer cette réflexion.

En premier lieu, la naissance de presque 200 comités locaux a ouvert de nouvelles perspectives au sein des Soulèvements, que ce soit en termes tactiques ou d'organisation. Du côté tactique, l'appel à actions décentralisées contre Lafarge et le monde du béton10 diffère d'autres appels passés — comme Agir 17 contre la réintoxication du monde — en ce qu'il s'adresse avant tout aux comités locaux. Il aidera ainsi à éprouver les capacités de mobilisation interne des Soulèvements. Du côté de l'organisation, des changements progressifs semblent être en cours dans la manière de planifier une saison d'actions. Les comités assurent aux Soulèvements un ancrage territorial très large, ce qui permet de nouer des liens plus efficacement avec des luttes locales et ainsi de faire émerger plus de propositions. Toutefois, les décision concernant les saisons restent encore dans les mains de quelques dizaines de personnes.11

Je pense partager avec beaucoup de camarades des comités locaux (j'oserais dire : la majorité) l'idée que les Soulèvements doivent rapidement s'horizontaliser. Ce n'est d'ailleurs pas incompatible avec l'organisation d'actions offensives : Ende Gelände a depuis longtemps séparé les moments annuels de définition des cibles, où tous·tes les membres sont convié·es à participer, des coordinations d'actions. Or, c'est précisément pour soutenir ce genre de rassemblements qu'un organe statistique pourrait s'avérer le plus pertinent. Des brochures sur les capacités des Soulèvements et le suivi des objectifs pourraient être distribuées en amont, puis fournir la base des discussions stratégiques. On pourrait aussi imprimer en grand format les cartes produites pour des sessions de travail en petit groupe. Une fois les cibles définies pour la saison, les données à produire par la suite pourraient être rediscutées collectivement, pour qu'elles suivent les évolutions du mouvement.

De plus, les comités locaux permettraient de mettre en oeuvre très concrètement cet organe statistique. Une grande partie de leur activité consiste déjà à recenser les aménagements qui font l'objet d'oppositions sur leur territoire et à observer les évolutions du foncier. Il suffirait que ce travail soit transmis sous une forme exploitable — un tableur partagé ou un formulaire par exemple — à quelques personnes pour que des synthèses puissent être produites. À part les informations qui demandent des savoirs spécialisés, la plupart de celles listées dans cet article pourraient facilement être recueillies. Cela ne demanderait pas beaucoup de travail, peut-être une réunion tous les 6 mois avec un maximum de membres du comité local. Ce mode de fonctionnement peut paraître rudimentaire, mais c'est de cette manière que les premiers bureaux de statistique nationaux travaillaient.12

Enfin, un groupe d'enquête permanent est en cours de formation aux Soulèvements national, là où auparavant les enquêtes étaient liées à des actions spécifiques. Il permettra de mieux comprendre les acteurs et les infrastructures engagées dans des activités nuisibles (OGM, agrivoltaïsme, béton, etc.), pour mieux identifier les points sensibles de cette activité et donner des pistes d'actions. Il devrait également aider à la production d'argumentaires solides et participer aux repérages tactiques. Je pense qu'on pourrait aussi lui confier la coordination d'une remontée d'informations depuis les comités, idée qui est d'ailleurs revenue à plusieurs reprises au cours d'une discussion sur la création de ce groupe.

Une statistique anti-autoritaire

La statistique est aujourd'hui largement considérée à gauche comme un outil de contrôle au service des dominant·es. À l'origine "science de l'État", elle s'est développée à partir du 17ème siècle pour faciliter le gouvernement de territoires et de populations par les États-Nations. Aujourd'hui, elle est associée au néolibéralisme, au New Public Management et aux métriques de performance au travail. Mais ça n'a pas toujours été le cas : avant les années 2000, elle était aussi vue comme un levier important de critique sociale, permettant d'objectiver la société face aux discours dominants.13

Cette genèse ne doit donc pas nous écarter a priori des méthodes et savoirs statistiques, mais plutôt nous inciter à comprendre précisément ce qui en a fait des instruments d'oppression dans certains cas, et d'émancipation dans d'autres. Par exemple, les bureaux de statistiques nationaux ont traditionnellement produit leurs chiffres selon la hiérarchie suivante :

  1. Le gouvernement décrète les statistiques à produire et alloue les moyens.
  2. Le bureau national de statistiques détermine la méthode.
  3. Les autorités locales, individus ou organisations répondent aux questionnaires.
  4. Le bureau calcule et publie les résultats.
  5. Le gouvernement s'appuie sur les résultats pour justifier des politiques publiques.

Il est évident que l'on ne peut pas transposer cette structure à un mouvement qui se veut démocratique. À l'inverse, on pourrait mettre en place des moments annuels de décision sur les statistiques à produire, sur la méthode employée et les engagements à répondre que prennent les collectifs ou les personnes. Pour éviter la création d'une élite décisionnaire, on pourrait instaurer des rotations et transmissions régulières des membres de l'organe statistique, et garantir qu'iels viennent d'organisations diversifiées.

Ces questions politiques amèneront inévitablement des questions méthodologiques. Par exemple, pour que tout le monde puisse comprendre les méthodes utilisées, on pourrait renoncer à des outils mathématiques trop complexes. Un débat important devra avoir lieu sur la notion de représentativité. En effet, comme il est souvent trop coûteux de faire des enquêtes exhaustives, les statisticien·nes ont souvent recours à un ensemble de méthodes garantissant que l'échantillon sélectionné est "représentatif" d'un territoire, d'une profession, d'un genre, etc. Mais on peut se demander si on a les moyens et le besoin de créer des chiffres représentatifs. Il ne me semble par exemple pas souhaitable d'obliger les membres ou les collectifs du mouvement à participer à une enquête statistique. On peut donc difficilement utiliser des échantillons aléatoires, qui est la méthode la plus courante et la plus fiable.14 De plus, pour les chiffres qui servent à compter nos forces, on pourrait considérer que le fait qu'un collectif réponde signifie qu'il est plus susceptible de mobiliser ses ressources lorsque le mouvement en a besoin. Le chiffre produit ne serait donc pas représentatif de toutes les ressources du mouvement, mais donnerait tout de même une bonne idée de ses capacités de mobilisation.

Il faut également anticiper les formes de répression que l'existence de ces données pourraient engendrer. Cela amènera à des choix sur les outils utilisés, les méthodes de collecte et les espaces de diffusion. On pourrait par exemple poser que les données envoyées à l'organe statistique concerneront toujours des collectifs ou des lieux, jamais des individus. Chaque collecte pourrait être plus ou moins accessible : la liste des sites de Lafarge-Holcim peut être diffusée sans danger, mais celle des lieux volontaires pour accueillir des militant·es devrait être tenue plus secrète.

Enfin, il faudra être attentif·ves à l'homogénéisation que la pratique statistique peut introduire. En effet, le fort développement de la statistique française après la Révolution de 1789 repose sur une vaste entreprise d’uniformisation des territoires : systèmes de mesure, langue, droit, corporations, découpages administratifs, etc. De même, on peut dire aujourd'hui qu'il existe une économie nationale égyptienne parce que l'État a tenté de la mesurer, ce qui a conduit à normaliser les pratiques économiques.15 Il faut donc garder à l'esprit qu'essayer de créer des connaissances générales sur le mouvement peut amener à ignorer voire écraser les spécificités locales.


  1. Comité Caennais des Soulèvements de la Terre. (2023). Reprendre, démanteler, communiser. lessoulevementsdelaterre.org. https://lessoulevementsdelaterre.org/comites/reprendre-demanteler-communiser ↩︎

  2. Comité Rennais des Soulèvements de la Terre. (2023). Appel à constituer des greniers des Soulèvements. https://expansive.info/Appel-a-constituer-des-greniers-des-Soulevements-3998 ↩︎

  3. Comme l'a fait Notre maison brûle pour les risques industriels : https://dangersindustriels.gogocarto.fr/map ↩︎

  4. https://umap.openstreetmap.fr/fr/map/bassines_779169 ↩︎

  5. Louis, C.-A., & Watier, A. (2022). Projet local, impact global : (In)compatibilité entre les objectifs de transition écologique et la réalité de terrain ? https://terresdeluttes.fr/wp-content/uploads/2022/05/Etude_BLevolution_Projet-local-impact-global.pdf ↩︎

  6. Vacher, K. (2021). Les David s’organisent contre Goliath. État des lieux des mobilisations locales contre les projets inutiles, imposés et polluants en France. https://terresdeluttes.fr/wp-content/uploads/2021/11/Les-David-sorganisent-contre-Goliath.pdf ↩︎

  7. Quelques sources que j'ai à peine parcourues à ce propos : Ochandiano, J.-L. de. (2004). Processus identitaires dans le monde ouvrier (1848-1940).Le cas du Bâtiment de Lyon. Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », 19, Article 19. https://doi.org/10.4000/siecles.2482 ; Perrot, M. (2013). Chapitre I. Les sources de l’histoire des grèves et leur évolution au 19e siècle : Contribution à l’étude de la sociologie empirique. In Les ouvriers en grève. Tome 1 : France 1871-1890 (p. 15‑47). Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.150 ; Vandaele, K. (2010). Les statistiques de grève et leur exploitation. Courrier hebdomadaire du CRISP, 2079(34), 5‑42. https://doi.org/10.3917/cris.2079.0005 ↩︎

  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Ch%C3%B4meurs_de_Marienthal ↩︎

  9. Didier, E., & Tasset, C. (2013). Pour un statactivisme. La quantification comme instrument d’ouverture du possible. Tracés. Revue de Sciences humaines, 24, Article 24. https://doi.org/10.4000/traces.5660 ↩︎

  10. Les Soulèvements de la Terre. (2023, novembre 5). Appel international à des journées d’actions contre Lafarge et le monde du béton. Topophile. https://topophile.net/savoir/appel-international-a-des-journees-dactions-contre-lafarge-et-le-monde-du-beton/ ↩︎

  11. À défaut de trouver en ligne les textes diffusés en interne à propos des processus de décision, je peux relayer le cri d'insatisfaction d'un·e camarade anonyme : Anamas Pamous. (2023). Le son et l’amplitude. Lettre ouverte aux Soulèvements de la terre. lundimatin. https://lundi.am/Le-son-et-l-amplitude-Lettre-ouverte-aux-Soulevements-de-la-terre ↩︎

  12. Desrosières, A. (2010). La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique. La Découverte. ↩︎

  13. Desrosières, A. (2014). Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques. La Découverte. https://www.cairn.info/prouver-et-gouverner--9782707178954-p-31.htm ↩︎

  14. À noter que le rapport de Terres de luttes sur les luttes locales a été confronté au même problème. Les enquêteur·rices ont utilisé une méthode par "panachage", qui consiste à s'assurer que les collectifs répondants sont les plus diversifiés possibles. ↩︎

  15. Desrosières, A. (2010). La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique. La Découverte. ↩︎


Chroniques Françaises

Nous re-publions ce texte écrit au début du mouvement des Gilets Jaunes par Toni Negri, disparu récemment. Toni Negri était un militant infatigable et un philosophe politique de premier plan. Il a beaucoup contribué à l'animation du courant opéraïste. Ce texte illustre la constance des positions de ce "maestro" dans la lutte de classe.

Toni Negri en soutien d'une occupation de logements

Le prince Macron a enfin parlé. Il a exprimé son horreur de la violence, a bavardé sur la misère du pauvre peuple français et la souffrance des familles (un bavardage qualifié par mon voisin de « digne de Vichy! ») et a finalement achevé son discours condescendant en promettant trois ou quatre choses censées apaiser ces souffrances en 2019 : une augmentation du SMIC de 100 euros, l’abandon de la taxation des heures supplémentaires, et la suspension des augmentations prévues sur la taxation de la soi-disant « contribution de solidarité » pour les retraites les plus basses. Pour finir, cerise sur le gâteau : il a invité les patrons d'entreprise à faire un cadeau aux travailleur.euse.s pour la fin de l’année (1) !

Que tout cela soit dérisoire, relève de l’évidence. Ce qui est plus grave, c’est que le souverain n’a pas pris la mesure de la profonde fracture sociale, de la densité de la fracture territoriale et de l’irrécupérable fracture politique que constitue l’émergence des « gilets jaunes ». La réponse de ces derniers a évidemment été négative, dédaigneuse, railleuse, aussi dure que leur réponse sur les « violences » : « Tu n'as pas compris que seule notre violence t’a obligé à nous parler aujourd'hui, pendant que tu cherches une solution aux problèmes que nous avons soulevés ! »

Voilà l’essentiel. Que pouvons-nous encore lire entre les lignes ? En premier lieu ceci : Macron n’a presque rien concédé, mais le peu qu’il a accordé est intéressant. Il augmente le SMIC : c’est la première fois que cela arrive sans demande explicite de la part des syndicats, mais « simplement » en réponse à une pression sociale. Le terrain contractuel avec la force de travail — Macron le reconnaît — s’est déplacé de l’usine à la société, du salaire au pouvoir d’achat. En second lieu, presque accidentellement, Macron admet ce qu'il a toujours nié, à savoir que le système représentatif ne fonctionne plus en tant que système de médiation entre l’autorité et la société, entre l’État et les citoyen.ne.s. Il concède donc après cette vague de luttes, que le débat doit être prolongé en une série de discussions générales (sur la fiscalité, la santé, etc...), mais surtout, il renvoie à la médiation sociale des maires. C'est un appel aux traditions « fédéralistes » de la République, toujours refoulées, mais maintenant ressuscitées pour des raisons de nécessité.

Insistons encore sur ce point. Macron doit ouvrir un volet social. Il comprend qu’il ne suffit plus de développer son discours sur le terrain institutionnel et d’y chercher une médiation. Pourtant, il introduit à côté du sujet du salaire minimum celui de la multiplication des instances de médiation sociale et le recours au municipalisme, au travail des maires. Il est clair que c’est ici la confusion qui parle. Car c’est ce que la propagande institutionnelle de l'État français, ainsi que la politique de droite comme de gauche, ont toujours refusé, elles qui sont prêtes à s’ouvrir aux thématiques référendaires et/ou font allusion à la possibilité d'une dissolution et d’un renouvellement des chambres. Ce qui, en revanche, ne relève pas de la confusion, c’est l’ouverture de Macron sur le salaire comme élément central du volet social. Elle représente un glissement essentiel pour comprendre la situation actuelle. Les « gilets jaunes » se sont mis en mouvement parce qu'ils ont faim, parce qu'ils veulent de l’argent, parce que le problème du salaire — et d'un salaire social —est fondamental. Le financier Macron déchire ainsi le voile d’Isis : le discours se porte sur le coût de la force de travail, sur le poids de la propriété (il ne veut pas céder sur l’ISF), et masque difficilement cette urgence du commun qu’il entend venir, de même que l'interclassisme des « gilets jaunes » masque dorénavant difficilement la lutte des classes. De même, enfin, que ne tarderont pas à s’afficher officiellement les intimidations néolibérales adressées par l'UE à la France pour que sa dette ne s’élève pas au-delà des 3%. Ça aussi, Macron le sent venir.

Dans tous les cas, c’est en direction de ce brouillage de la représentativité, nécessaire selon Macron pour restaurer le fonctionnement des institutions, qu’il nous faut regarder. Comme nous l’avons vu, ce sont les maires qui sont désignés pour combler le vide apparent de la médiation sociale. Mais ici, de manière tout à fait banale, on retrouve la critique de l'économie politique : comment les maires pourront-ils soutenir cet engagement alors que les communes ont été privées par les législations néolibérales de toute contribution financière et ont été appauvries par l'abolition de la taxe d’habitation ? En tout cas, la question du dépassement de la Cinquième République commence à se poser d'une manière ou d’une autre. Sans doute pas cependant dans un horizon fédéraliste (qui semble ici n’être qu’une bouée de sauvetage), mais plutôt, comme je le crois, dans une perspective autoritaire. Il s'agit de réorganiser le peuple par le pouvoir ; Macron veut réinventer son peuple dans ce moment de crise profonde du programme néolibéral.

Nous avons cependant vu que la résistance à cet égard est difficilement surmontable. Il est plus que probable que la multitude qui s'est jusqu'ici exprimée sous des formes désordonnées mais cohérentes dans sa tentative de réappropriation du pouvoir constituant refuse de redevenir le peuple de Macron. La lutte est ouverte. Personne en ce moment ne peut dire si cette multitude, et non ce peuple, est prête à se représenter comme classe. Macron le suspecte, il le craint, et l'imagine comme le véritable danger. Sa réponse économique (de financier), son point de vue « social » (de patron) semblent reconnaître avec réalisme que c’est là le terrain sur lequel se développera la confrontation.

Dans les semaines qui ont précédé le 8 décembre, le quatrième samedi de luttes, on a assisté, dans le silence de Macron, au déploiement d'un énorme système répressif. La campagne contre les violences de la « troisième journée » (le 1er décembre), où l’on a vu la police encerclée et incapable de sortir de l’Étoile, tandis que la présence des « gilets jaunes » se diffusaient partout dans la métropole, a été féroce. L’indignation du pouvoir face à la violence politique des subalternes atteint toujours des sommets. Évidemment, il ne s’agit pas de poser le problème que tous les experts des mouvements (et de la répression des mouvements sociaux) se posent en Europe : comment désamorcer le mouvement, au lieu de le réprimer. En France, vu le rapport heureux qui a toujours lié les gouvernements (plus ou moins social-démocrates) aux syndicats, lesquels, de leur côté, ont toujours plus ou moins coopéré, la police n’a jamais été confrontée au problème de devoir contrôler une activité autonome de masse. Les « gilets jaunes » l’ont rendu folle. À ce jour, la si vantée (par les macronistes ou autres) réorganisation de la police pour la « quatrième journée» (le 8 décembre) ne semble pas vraiment avoir résolu ce problème. Au lieu de l'écoute et de la division dans/contre le mouvement, la police a une fois de plus opté pour des mesures de prévention odieuses qui ont mené des milliers de gens en prison et, par la suite, a cherché des affrontements diffus qui n'ont fait qu’augmenter les espaces investis par la lutte et la haine (mais aussi le mépris) en réponse à cette utilisation aveugle de la force. Toujours dans la période de préparation de la quatrième journée de protestation, s'est aussi développée une campagne politique pathétique dans laquelle le gouvernement cherchait la reconduction de la « représentation » entre les « gilets jaunes », en opposant les « bons » et les « modérés » ouverts à la négociation, aux « mauvais »... c’est-à-dire à la grande majorité du mouvement, à la multitude des « gilets jaunes ». Puis on a assisté à des provocations particulièrement mesquines, et malheureusement efficaces, comme la dénonciation, de la part de la droite fasciste, du Global Compact de Marrakech : « Au sujet des migrations, disaient les fake news, Macron vend la France à l'ONU et il permet ainsi aux pays africains d'envahir la France ».

Puis il a y eu, de la part de Macron, la suppression de la taxe sur le carburant, taxe d’où tout était parti : cette suppression n’a suscité que l’ironie, un rejet violent et spectaculaire chez les « gilets jaunes ».

Il faut également noter que dans cette période — et cela est extrêmement important — se sont rouvertes les luttes étudiantes et féministes — la manifestation féministe du 24 novembre dernier a été caractérisée par une participation historique. Les fronts de protestation contre Macron sont donc en train de se multiplier et de se stratifier. Les foyers de luttes se renforcent. Et sur ces terrains, la répression est elle aussi forte.

Il est important de souligner pour le moment que la réflexion critique sur l’économie proposée par les « gilets jaunes » et imposée au gouvernement, ainsi que la multiplication des initiatives de la part des étudiant.e.s et des féministes commencent à constituer, non pas un pôle, mais un « point de vue de gauche » sur cette situation chaotique. Étant donné la faiblesse de ces forces dans le cadre général, il est difficile de penser qu'elles puissent construire rapidement une polarité attractive. Et pourtant quelque chose se passe.

(Il est cependant probable que cette première accumulation d’une polarité à gauche conduise à l’accélération d’un processus de formation politique des « gilets jaunes ». C’est-à-dire à quelque chose de similaire au mouvement italien Cinq Étoiles. La situation est confuse, mais il est clair que si une poussée vers la gauche devait s’affirmer, le pouvoir ouvrirait les portes à l'organisation d'un pôle populiste qui proposerait une issue souverainiste à la crise actuelle. Mais c’est là l’objet d’autres réflexions.)

Le 11 décembre 2018 -- Publié initialement sur Euronomade et traduit en 2018 par la Plateforme d'Enquêtes Militante.


Grève des livreurs à Londres - Un bulletin de grève

À l'occasion d'un événement que nous organisons avec des camarades de Notes from Below le 11 février à Montreuil, nous traduisons et relayons un bulletin de grève. Ce bulletin de grève traite d'une grève des livreurs de nourriture en cours au Royaume-Uni commencée vendredi 2 février. La forme du bulletin de grève nous semble particulièrement intéressante comme outil de politique de construction des mobilisation.

La semaine dernière des milliers de livreurs de nourriture étaient en grève pour des augmentations dans plusieurs villes à travers le Royaume-Uni. Le texte qui suit est un bulletin de grève distribué par des soutiens. Une version imprimable sera disponible en plusieurs langues.

Bilans de la première grève

Le vendredi 2 février des milliers de livreurs de nourriture qui demandent une augmentation ont entamé une grève contre toutes les applications dans plus de 90 zones à Londres, Brighton, Liverpool, Bath et Glasgow.

La grève demandait une augmentation. En 2017, Deliveroo payait un minimum de £4 par course. Maintenant le minimum est de £3.15 pour les scooters et £2.80 pour les vélos. Cela représente une baisse de 40% de la paye réelle. Uber Eats a opéré des coupes similaires. C’était la plus grande grève jamais faite dans la livraison de nourriture au Royaume-Uni. Elle a ébranlé le management de ces applications.

Dans de nombreuses zones, les livreurs se sont concentrés localement et ont organisé des piquets pour fermer les dark kitchens et les restaurants clés. Dans certaines zones, les grévistes ont eu à faire face à beaucoup de livreurs qui brisaient la grève et essayaient de prendre leur travail. Dans d’autres zones, il était facile de convaincre chaque livreur de rejoindre la grève. Dans des zones où les livreurs étaient en mesure d’organiser une forte grève, cela a eu un gros impact - comme on a pu le voir avec les consommateurs qui se plaignaient en ligne et les commandes qui s'accumulaient dans les restaurants. Dans d’autres zones encore, non seulement les grévistes ont organisé des piquets mais les livreurs se sont rassemblés et ont organisé des cortèges à moto. Certains ont profité de ces cortèges pour répandre la grève dans de nouveaux secteurs.

La grève a aussi rassemblé des livreurs issus de différentes communautés ce qui n’était pas arrivé dans une telle proportion auparavant. Cela a constitué une étape importante pour nous renforcer. Deliveroo, Uber Eats, Just Eat et Stuart essaieront tous de dire que cette grève ne les a pas affectés pour nous démoraliser. Mais alors pourquoi ont-ils envoyé des messages de panique dans les restaurants à propos de la grève ? Pourquoi ont-ils énormément augmenté les primes pour le travail de nuit ?

Nous pensons qu’il est vraiment important de partager des informations sur ce qu’il est en train de se passer dans chacune des zones pour que nous soyons les plus efficaces possibles. Nous avons donc collecté des récits de livreurs dans plusieurs zones.

Earls Court

Je viens de commencer à travailler dans la zone. Je travaillais à Camden avant. J’ai rejoint le groupe de livreurs près du McDonalds. J’ai pris d’abord contact avec les Indiens. Au début, ils ne savaient pas quoi dire mais ensuite, ils ont dit qu’ils feraient grève. Mais ils ne parlaient pas avec les Brésiliens. Ils m’ont demandé de leur parler puisqu’ils ne savaient pas s’ils allaient faire grève. Je suis allé leur demander. Un des gars venait de se prendre une amende de stationnement de 85 £ et il était énervé du coup, il a dit que non. Et puis, on a vu les prix monter sur Deliveroo et ça nous a enthousiasmé. Alors, on a commencé à travailler comme un groupe et quand les autres livreurs arrivaient, on les persuadait de se mettre en grève. Certains membres de notre groupe ont été un peu rudes avec les briseurs de grève, mais la plupart d'entre nous se sont montrés amicaux. Nous avons dit qu'il y avait des milliers de chauffeurs en grève en ce moment à Londres, et que vous devriez nous rejoindre. Nous avons ajouté des personnes au groupe Whatsapp. Puis nous avons appris que d'autres zones étaient en grève. Puis 150 motos sont venues bloquer la route et nous avons fait le tour. Tout le monde est très enthousiaste à l'idée d'une nouvelle grève.

Nous savons que les entreprises sont très inquiètes car nous avons vu de faux comptes sur des groupes sur les réseaux sociaux qui essayaient de nous démoraliser. Mais on pouvait voir qu’ils étaient faux : quand je sors parler aux vrais gens, ils disent qu’ils veulent faire la grève tout le week-end.

J’ai fait ce métier pendant 6 ans. Le tarif était de £3.15 pour faire de très courts trajets où l’on pouvait quasiment marcher. Maintenant il faut faire 3 à 5 km pour gagner les £3.15. Ils disent que c’est l’algorithme, que c’est de sa faute, mais il y a bien quelqu’un qui l’a fait cet algorithme. Ils vous disent de refuser une course si vous ne la voulez pas mais si vous en refusez trop, il y a quelque chose de caché dans l’algorithme qui vous bloque pendant 30 minutes. Ensuite l’appli dit qu’ils ont besoin d’embaucher plus de livreurs parce qu’il n’y a pas assez de monde pour faire le travail ! Ce sont toutes ces raisons qui nous ont fait nous mettre en grève.

Whitechapel

20 livreurs bengalis et brésiliens ont fait fermer la dark kitchen ‘Editions’ à l’Assembly Passage à Whitechapel. D’autres livreurs ont aussi fermé une autre dark kitchen dans la zone et des restaurants voisins. Très peu de livreurs sont venus pour prendre les commandes, et ceux qui sont venus n’ont pas pu les prendre. Les livreurs disent qu’ils pensent que Deliveroo a perdu environ £30 000 à cause de la grève simplement à Editions, en se basant sur le nombre habituel de commandes en une soirée. J’ai demandé à tout le monde s’ils pensaient qu’une grève serait suffisante et s’ils seraient prêts à en faire plus. Les avis étaient partagés. Beaucoup de livreurs disaient qu’ils voulaient faire grève quelques jours supplémentaires, si l’on ne gagnait pas après le premier jour. Après quelques heures, des livreurs ont rejoint d’autres groupes qui tenaient des piquets de grève sur d’autres sites et conduisaient en groupe : c’était une bonne manière de se booster le moral.

Forest Hill

20 livreurs tenaient un piquet à la dark kitchen ‘Editions’ de Forest Hill. Quand plus de livreurs sont arrivés à la cuisine et ont appris pour la grève, la plupart a arrêté le travail et rejoint la grève. Seuls quelques-uns ont essayé de prendre des commandes et peu de temps après, le manager a désactivé l'application. Rien n'est entré ou sorti pendant des heures. La plupart des chauffeurs conviennent qu'une augmentation de salaire ne sera pas obtenue en une seule grève ; ils sont prêts pour une campagne plus longue. Quelques jours après la grève, les livraisons semblent être payées plus cher qu'auparavant. Les tarifs ont été légèrement revus à la hausse.

Nous allons publier d'autres bulletins de ce type et nous souhaitons partager des informations provenant de différentes régions. Envoyez-nous un message ou une note vocale sur whatsapp avec des informations de votre secteur +447598260453.

Comment gagner la grève ?

Nous avons parlé avec beaucoup de livreur sur la manière dont on peut obtenir l’augmentation qu’on mérite : voici nos idées sur ce qu’il faut faire.

La grève encore et encore jusqu’à la victoire

Il faut toujours plus d’un jour de grève pour gagner, après la grève de vendredi dernier, les managers sur les applications seront inquiets. Ils ont perdu beaucoup d’argent, mais ça va leur prendre du temps de trouver quoi faire. Depuis la grève, les managers sont très occupés à se réunir et à parler entre eux. Ils se demanderont s'il faut s'inquiéter sérieusement ou non. Des grèves de ce type ont déjà eu lieu à Londres, mais elles n'ont duré qu'une journée et se sont ensuite éteintes. Les managers vont probablement penser que ce sera pareil cette fois-ci. Ils ont beaucoup d’argent à la banque et peuvent résister à quelques grèves. Mais ce qui les inquiète, c’est que ces grèves continuent à se produire et qu’elles grossissent. C’est donc ça qu’on doit faire. Nous devons nous préparer à des grèves régulières et continues jusqu’à ce que les managers soit forcés d’écouter. Le slogan de nombreuses grèves réussies a été "nous faisons grève jusqu'à ce que nous gagnions !" Nous devons convaincre tous les conducteurs de le faire avec nous. Donc, si vous êtes d'accord, parlez à autant de conducteurs que possible de la nécessité de poursuivre la grève.

Grossir les rangs de la grève

Si nous pouvons faire grossir les grèves, cela coûtera plus d’argent aux applications et cela leur fera plus peur. Plus la grève est grande, moins il y aura besoin de faire grève longtemps avant de gagner. Cela peut prendre un certain temps pour que la grève prenne de l'ampleur - nous devons nous rendre dans de nombreuses zones qui n'ont pas fait grève la semaine dernière et les convaincre de s'impliquer. Si nous acceptons de faire des grèves régulières une fois par semaine au cours des prochaines semaines, cela peut inciter les chauffeurs de nombreuses autres régions à s'impliquer. Il y a deux ans, de grandes grèves de coursiers ont eu lieu dans le nord de l'Angleterre. Ces grèves ont été lancées par des livreurs de Sheffield, membres du syndicat IWGB. Ils ont fait grève plusieurs jours par semaine et, entre les grèves, ils sont allés travailler dans différentes villes pour parler aux gens. Grâce à leur travail acharné, la grève s'est étendue à dix villes. Nous devons étendre la grève à tous les quartiers de Londres et à d'autres villes. Alors, si vous êtes d'accord, assurez-vous que votre zone est en grève, puis essayez d'aller travailler dans une zone voisine quelques jours cette semaine pour parler aux gens. Ou alors, réunissez un groupe de personnes du secteur où vous travaillez normalement et allez ensemble parler aux gens de différents secteurs pour qu'ils se joignent à la grève.

Garder le moral et communiquer régulièrement avec les autres livreurs

Beaucoup de livreurs dans votre zone ne sauront pas grand-chose de ce qu’il se passe. Nous devons nous assurer qu’ils comprennent bien les choses, sinon ils seront rapidement déboussolés et démoralisés et ne continueront pas à se joindre aux grèves. Créez un groupe Whatsapp local s'il n'y en a pas déjà un et demandez à tous les livreurs de votre zone de le rejoindre, ainsi que les grands groupes de la ville. Partagez des infos régulièrement sur ce qui se passe dans les différentes parties de la ville, afin que tout le monde puisse voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Réunissez-vous face à face et discutez ensemble de ce qui se passe, de ce qui fonctionne bien dans la grève et de ce qui doit être fait pour l'améliorer.

Se coordonner au-delà de notre zone

Les gens qui ont appelé à la grève vendredi ont fait du très bon travail. Mais ils ne sont qu'un petit nombre de personnes et il y a beaucoup de travail à faire pour eux seuls. Nous devons tous les aider. Chaque groupe de livreurs dans chaque petite zone devrait élire des capitaines pour assurer la coordination avec les autres zones. Les capitaines peuvent se réunir et convenir de plans pour les grèves à venir, et peuvent également coordonner des visites dans de nouvelles zones pour les rallier à leur cause.

Qu'en pensez-vous ? Si vous avez des idées pour gagner la grève, envoyez-les nous à +447598260453.


Discussion : Enquête Militante, Grève et Composition de classe au Royaume-Uni

Rendez-vous dimanche 11 février à 18h à la librairie Michèle Firk pour une discussion avec deux éditeur·ices de la revue Notes from Below !

Strike reçoit deux éditeur·ices de la revue d'enquête ouvrière britannique Notes from Below. Ce sera l'occasion de revenir sur le travail de la revue mais aussi sur les mouvements de grève qui ont traversé le Royaume-Uni depuis 2022.

⚠️ Les interventions se feront en anglais sans traduction simultanée. Nous prévoyons cependant un dispositif d'interprétation de sorte à préserver à la fois la qualité des interventions et la compréhension.

Notes from Below est une publication qui se réclame du socialisme, c'est-à-dire de l'auto-émancipation de la classe ouvrière par rapport au capitalisme et à l'État. À cette fin, elle utilise la méthode de l'enquête ouvrière.

Elle publie des Enquêtes qui impliquent une recherche originale sur la composition des classes ; des Bulletins écrits pour et par des travailleurs et des militants ; de la Théorie, c'est-à-dire des perspectives sur la lutte de classe à partir des parties les plus avancées et les plus pertinentes du débat théorique, ou des articles sur le co-développement historique de la lutte des classes et de l'exploitation capitaliste.


Co-recherche : généalogie et prospectives d'une méthode militante

Nous publions cette introduction critique à la co-recherche et qui en explicite un certain nombre de présupposés. Alors que cette méthode est souvent difficile à comprendre, Alberto de Nicola la resitue dans son contexte d'émergence et dans sa trajectoire en s'appuyant sur de nombreuses pratiques.

Plan de l'usine turinoise Fiat-Mirafiori

À l'intérieur et contre : aux racines de la co-recherche

À la considérer d'un point de vue strictement sociologique, la co-recherche est une méthode au statut incertain : reléguée aux marges du savoir académique, elle se comprend comme un instrument de connaissance construit à travers une relation de dialogue entre les sujets et orientée vers la transformation radicale de l'existant, elle évoque des ressemblances et des affinités avec d'autres méthodes de recherche tout en s'en distinguant de façon significative.

Même si la tradition de l'enquête ouvrière dont l'élaboration originale remonte à Marx lui-même en 18801 et même si les méthodologies d'enquêtes participatives sont évoquées comme les formes les plus connues de la recherche-action, ce qui définit le caractère singulier et autonome de la co-recherche est à chercher dans les conditions particulières - historiques, politiques et intellectuelles - dans lesquelles elle a été initialement élaborée.La co-recherche, méthode de connaissance et en même temps instrument d'intervention politique à travers laquelle une nouvelle génération de militants politiques entrèrent en contact avec les ouvriers des industries de l'Italie du nord dans les années 1960, trouve ses racines dans une déclinaison particulière du marxisme, l'opéraïsme, duquel elle tire ses propres présupposés épistémologiques et méthodologiques.

L'opéraïsme se distingue à travers la manière dont il repense la critique du système capitaliste à travers un double positionnement : l'identification de l'usine comme champ de forces et comme unité spatio-temporelle à travers laquelle interpréter la logique et la dynamique du développement du capital; et le fait d'assumer le point de vue ouvrier comme source de la connaissance critique des rapports sociaux de production et comme base pour l'élaboration tactique et stratégique de l'organisation politique. Cette conception particulière de la critique contrastait explicitement avec les postulats idéologiques et politiques des organisations officielles du mouvement ouvrier italien qui avaient affirmé, au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale deux choses : D'une part, une représentation abstraite de la classe ouvrière, mythifiée comme figure "héroïque" du socialisme et de la résistance antifasciste ou bien réduite à ses dispositions les plus élémentaires et instinctives comme corps victimaire des transformations capitalistes; et d'autre part, une conception linéaire et progressive du développement capitaliste qui supposait que les transformations technologiques qui proliféraient en ce temps-là dans le mode de production et dans l'organisation du travail étaient des forces essentiellement neutres.

Ces transformations avaient amené - y compris en Italie - à l'affirmation d'un type d'organisation de la production, fordiste et tayloriste, qui combinait une intégration toujours plus grande des salariés dans le flux de la consommation avec une déqualification radicale de la force de travail ouvrière. Alors qu'une partie de la théorie critique considérait cette intégration comme une incorporation passive de la classe ouvrière dans les promesses consuméristes offertes par le néo-capitalisme, les opéraïstes voyaient au contraire dans la nouvelle division tayloriste du travail la formation d'une nouvelle figure sociale potentiellement conflictuelle, l'ouvrier-masse.

Extrait du film d'Elio Petri, La classe ouvrière va au Paradis

La co-recherche a ainsi permis à cette nouvelle génération de militant·es politiques d'établir une relation directe et continue avec une nouvelle génération d'ouvrier et de redescendre ainsi dans le "laboratoire secret de la production"2, permettant aux chercheur·ses/militant·es de repenser la relation entre "ouvriers et capital"3 comme étant marquée par une ambiguïté constitutive.

Les ouvriers étaient, d'une part, force de travail qui s'échange sur le marché comme une marchandise parmi les marchandises, c'est-à-dire un objet résultant de l'organisation de la production et variable dépendante de la dynamique endogène de l'accumulation du capital; et d'autre part, classe ouvrière, une subjectivité dotée de capacité d'action, un ensemble de dispositions de refus et de transformation des conditions de l'exploitation, c'est-à-dire une instance autonome potentiellement disposée à dépasser les rapports sociaux de production. Ce "double caractère" du travail4 permet de comprendre le capital non pas comme une chose (comme les marchandises ou les machines), ni comme une "structure" autoréférentielle et dotée d'un mouvement autonome, mais comme un rapport social caractérisé par un antagonisme immanent : son développement historique même, c'est-à-dire la forme déterminée que l'organisation de la production a prise au fil du temps, pourrait donc être considérée comme le résultat provisoire d'un antagonisme ininterrompu - qu'il soit ouvert ou caché - qui en a finalement constitué la logique secrète et immanente.

Ces formulations rappellent l'idée exprimée par Marx dans le premier livre du Capital selon laquelle l'économie politique "peut rester une science" (c'est-à-dire un ensemble de lois de mouvement du capital abstraites et an-historiques) "uniquement à la condition que la lutte de classe reste latente ou se manifeste seulement dans des phénomènes isolés"5. Dans ce sens, l'enquête et la co-recherche ouvrière devinrent, dans cette conjoncture historique, un instrument de connaissance qui permettait de voir la lutte de classe à l'intérieur de la grande entreprise fordiste et tayloriste, et en même temps, de rendre visible et réalisable sur le plan organisationnel la conversion de la force de travail - en tant qu'objet produit par l'organisation scientifique de la production - en une subjectivité agissante. Toute une série de conséquences proviennent de cet arrière-plan théorique. Ces dernières éclairent le statut épistémologique et méthodologique de la co-recherche.

Premièrement, sur le sens de ce préfixe de "co-" dans la co-recherche qui signale en premier lieu le caractère coopératif de la relation entre ouvrier et chercheur·ses militant·es. Contrairement aux autres formes d'enquêtes ouvrières, dans la co-recherche, cette relation de coopération n'est pas improvisée et ne se limite pas au moment de la collecte de données. Cela s'explique parce que le dispositif de la recherche ne se résout pas dans l’acquisition de connaissances (relatives par exemple aux conditions de vie ou de travail) : puisqu'il a pour finalité implicite l'intervention politique et la formation de collectifs organisés, la co-recherche se nourrit d'une temporalité ample qui peut s'étendre sur de longues périodes.

Deuxièmement, la construction dialogique de la connaissance propre à la co-recherche implique la disparition - ou, si l'on veut, le brouillage - de la distinction entre objet et sujet de la connaissance : puisque la condition ouvrière n'est pas seulement l'ensemble des conditions objectives mais aussi la matrice des actions subjectivement orientées, la co-recherche ne se limite pas à recueillir la voix ouvrière, mais fait des travailleur·es eux-mêmes les référents d'une connaissance des rapports de production qui les impliquent et que leur action subjective contribue à modifier. Cette relation entre implication et modification, qui renvoie, comme nous l'avons vu, au "double caractère du travail", est ce qui décrit en définitive l'étendue de l'épistémologie opéraïste : la connaissance produite par la co-recherche, dans la mesure où elle est "positionnée" et exprime le point de vue partial, doit être considérée comme scientifique non pas malgré, mais précisément parce qu'elle est biaisée. Si l'on veut, c'est ce postulat épistémologique qui, en revanche, invalide sa codification méthodologique : la tendance au chevauchement entre l'objet et le sujet de la connaissance, ainsi que la reconnaissance du caractère irréductiblement situé, relationnel et politiquement orienté du processus cognitif, ont incité les auteurs qui ont le plus contribué à définir le statut de la co-recherche à rejeter toute réduction de sa méthode à un ensemble de techniques généralisables ou de procédures préétablies6.

Le concept de composition de classe est celui qui, plus qu'aucun autre, a contribué à établir un pont entre l'arrière-plan théorique et la méthode de la co-recherche. En particulier, l'importance de ce concept tient en ce qu'il traduit d'un point de vue analytique le caractère double et ambivalent de la force de travail. Une telle duplicité se retrouve dans la distinction entre composition technique et composition politique de la classe. Tandis que la composition technique se réfère à l'ensemble des conditions matérielles, technologiques, culturelles et juridiques à travers lesquelles la force de travail est objectivement organisée dans l'espace-temps de l'usine et administrée par le capital comme une masse, ou encore comme agrégat d'individus, la composition politique se réfère, quant à elle, à l’ensemble des comportements, des connaissances et des formes de coalitions avec lesquelles la force de travail s'exprime à proprement parler comme classe c'est-à-dire, ici, comme force autonome contre l'organisation du capital.

Concept sans doute le plus sociologique de la constellation théorique opéraïste, le plus grand intérêt de la composition de classe réside dans la manière unique dont elle établit la relation entre les dimensions analytiques qui le composent. En effet, les moments techniques et politiques de la composition de classe ne sont pas pensés comme des moments distincts situés dans des temps et des espaces différenciés. Il n'y a pas, en d'autres termes, de force exogène qui conduise à la conversion de la masse en classe ou qui, de l'extérieur, rende possible la politisation consciente de la force de travail désintégrée.

La composition technique et politique sont des distinctions analytiques et non, comme dirait Gramsci, des distinction organiques. Leur relation est un rapport immanent d'implication réciproque, aussi chaque niveau d'organisation autonome exprime une certaine structure de la force de travail : à une composition technique déterminée correspond un niveau de composition politiques. Cette intuition est ce qui a rendu possible la découverte, au temps vide et homogène de l'usine fordiste, d'un ensemble de comportements de résistances, la plupart du temps invisibles, latents et moléculaires. Parmi ces comportements, pour donner des exemples présents dans la littérature opéraïste : le sabotage, l'absentéisme, le refus du travail, jusqu'à la passivité comme forme de non-participation aux grèves syndicales réputées inefficaces et simplement symboliques7.

Cet élargissement du champ de ce qui est reconnu comme ayant une signification politique est l'une des ruptures les plus significatives avec la tradition des institutions et des idéologies du mouvement ouvrier officiel : cet ensemble de comportements moléculaires et souterrains, jusqu'à présent considéré comme des expressions infantiles, pré-politiques, rebelles et spontanées, représente pour les militants ouvriers le niveau de conscience et d'action actuellement possible dans les conditions et les relations de pouvoir données et, en même temps, il exprime virtuellement des niveaux d'organisation et de conflit qui n'étaient pas exprimés sur lesquels innerver un travail de connaissance et d'intervention organisationnelle. En ce sens, le rôle du concept de composition de classe dans la co-recherche conduit à une révision radicale de certains des présupposés du marxisme de la première moitié du XXe siècle. En premier lieu, la distinction entre spontanéité et organisation - qui demeure - fait plutôt allusion à une différence de degré et non de nature : la spontanéité des comportements de résistance est ainsi considérée comme une forme organisationnelle émergente autant que l'organisation est considérée comme "spontanéité se réfléchissant sur elle-même "8.

Ainsi, la conscience de classe cesse d'être pensée comme un contenu qui serait détenu par une classe de sujets (les intellectuel·les) dotées de la connaissance de la totalité et portée vers l'extérieur vers d'autres sujets (les ouvriers) qui disposent d'un point de vue exclusivement partial et économiciste : la co-recherche devient l'outil qui étaye l'idée que la politisation de la force de travail est plutôt le résultat d'une forme d'auto-réflexion collective qui s'étend et s'approfondit dans le défilement des luttes. C'est précisément la partialité du point de vue qui permet d'éclairer de l'intérieur et de manière dynamique la complexité de la structure des rapports sociaux de production. Du côté négatif, la lutte des classes permet de découvrir sa propre position subalterne dans l'usine, en reconnaissant à quel point la coopération productive est organisée et commandée par le capital. Du côté positif, les comportements de résistance, de conflit et de refus, en brisant le système de segmentation qui divise le corps social productif et en le recomposant en classe, sédimentent également un ensemble de savoirs et de pouvoirs qui font potentiellement allusion à la réorganisation autonome et alternative de la coopération sociale.

De l'usine à la métropole et au-delà : espaces et temps de la co-recherche

Plusieurs expériences plus récentes se sont explicitement réclamées de la méthode de la co-recherche : des recherches sur les "bassins de travail immatériel"9 à Paris dans les années 1990 jusqu'aux expériences d'enquête métropolitaines au début de notre siècle, aux enquêtes militantes dans l'université, jusqu'aux recherches militantes plus récentes sur le travail de la logistique et dans l'économie de plateforme10. Pour toutes ces raisons, la reprise de l'instrument de co-recherche porte avec elle la nécessité de repenser l'enquête militante dans des conditions nouvelles qui ont vu la disparition - déjà amorcée au début des années 1970 - de la centralité de l'ouvrier-masse en tant qu'incarnation subjective de la lutte des classes et la décomposition de l'usine fordiste en tant qu'unité spatio-temporelle à partir de laquelle il était possible d'observer les changements qui tendaient à s'imposer à "toute la société", omniprésents à "tous les niveaux"11.

Un des nombreux espaces d'enquête de ce genre fut la CIP-IDF

Cela a poussé à chercher dans des contextes profondément changés les traces de ces nouvelles figures émergentes de la force de travail mais aussi les lieux de la nouvelle organisation du travail capable d'épaissir le caractère paradigmatique du capitalisme post-fordiste et et, si ce n'est pour se substituer aux vieux sujets et aux anciens lieux de l'enquête, au moins leur proposer des équivalents fonctionnels.

Au fil du temps, cette recherche incessante - encore ouverte et inachevée - a suscité une réinterprétation de la méthodologie de l'enquête et de la co-recherche, en se concentrant sur la manière dont les transformations objectives (relatives à la manière dont la valeur est produite) et les transformations subjectives (relatives à la nouvelle "nature" de la force de travail post-fordiste) impliquent de nouvelles possibilités d'action organisationnelle et transformatrice. Le point de départ a été, en particulier, la fragmentation croissante qui a affecté à la fois la force de travail et les lieux de production. La précarisation progressive de l'emploi a entraîné une rupture de la continuité temporelle du travail ainsi que sa dispersion spatiale. Si, d'une part, ce processus, particulièrement évident à partir des années 1980, semblait représenter une réponse capitaliste à l'extraordinaire concentration de pouvoir qui avait caractérisé le long cycle de luttes ouvrières des années précédentes, d'autre part, il a conduit à l'identification de la métropole comme l'espace minimal dans lequel actualiser la connaissance du nouveau niveau de socialisation atteint par la production et, en même temps, repenser les temps et les espaces dans lesquels expérimenter et réfléchir à une possible recomposition politique du travail.

Outre la fragmentation temporelle et spatiale, qui représentait déjà une complication significative quant à la possibilité de reconstruire le continuum de relations - cognitives et organisationnelles - qui avait caractérisé la méthode de recherche centrée sur les grandes usines, d'autres dynamiques de transformation ont remis en question la nécessité de revoir ses hypothèses théoriques et politiques. L'attention à la manière dont des activités auparavant reléguées à l'informalité et privées de toute importance théorique et politique - même au sein du débat marxiste - sont devenues, dans le post-fordisme, de plus en plus centrales dans la phénoménologie du travail contemporain : de l'expansion, - importante dans le contexte italien - du travail autonome de nouvelle génération12, du travail reproductif et de soin - d'abord invisibilisé, apanage des femmes et confiné dans l'espace domestique - c'est aujourd'hui une caractéristique de plus en plus répandue et transversale de la population active13 -, de la diffusion du travail gratuit14 et enfin du travail servile et forcé - caractéristique, mais non exclusive, de la main-d'œuvre migrante15-.

La croissance du travail informel a eu un rôle sur différents plans mais qui sont interconnectés : en premier lieu, contrairement à l'hypothèse marxiste selon laquelle le développement capitaliste aurait comporté une prolétarisation intégrée du corps social, le travail informel a décentré la figure du "salariat"16 et lui a fait perdre l'exclusivité dont elle disposait à l'apogée du développement industriel. En second lieu, la place croissante du salariat dans l'économie impliquait l'érosion de distinctions analytiques sur lesquelles le marxisme avait ancré sa propre analyse sociologique et sa théorie politique : la difficulté croissante à distinguer les activités productives et reproductives, à distinguer production et circulation, à distinguer temps de la vie et temps de travail - tous ces éléments du temps présent mais particulièrement présents dans le travail du clic et de plateforme - s'est traduite par la difficulté d'identifier, dans le flux des transformations capitalistes soudaines, les figures du travail vivant qui présentent les caractéristiques d'une centralité stratégique par rapport aux processus de production et d'extraction de la valeur, capables, de par leur position, de préfigurer et de conditionner les développements à venir.

Si les processus de fragmentation et d'informalisation du travail mettent donc hors jeu la possibilité même d'identifier, dans les conditions actuelles, des "équivalents fonctionnels" de l'usine et de l'ouvrier-masse, la récupération de la méthode de la co-recherche, épurée de son implantation théorico-politique risque de conduire à des résultats de courte durée. Le risque est que, face à cette impossibilité, la co-recherche soit réduite à une méthode - plus ou moins codifiée - de narration participative et micro-contextuelle des conflits au travail. Malgré des conditions extrêmement changeantes, l'hypothèse du double caractère de la force de travail, avec son articulation dans la composition technique et politique, nous pousse à réinterroger le lien entre l'analyse des formes de résistance, de refus et de lutte et les "coordonnées temporelles et spatiales des processus de valorisation et d'accumulation du capital"17.

Si l'objectif de la co-recherche reste la construction dialogique (c'est-à-dire avec les sujets de l'exploitation) d'un savoir adéquat pour le conflit, son champ d'application doit interroger la manière dont les subjectivités sont définies et façonnées par les besoins de valorisation et, en même temps, identifier les plans et les échelles d'action dans lesquels la coopération sociale et productive est globalement gouvernée et commandée par le capital. Malgré la multiplicité des formes prises par le travail contemporain et bien que les conflits soient de moins en moins visibles. Malgré la disparition des frontières visibles entre le travail et la vie formellement décaissés, le problème de la co-recherche continue d'être celui de découvrir collectivement à quel point une vie est amenée à fonctionner, à se rapporter et à se penser comme un capital18. La diffusion, au cours de la période récente, de comportements de désaffection, de refus et de défection de la condition de travail19 et du système des rôles reproductifs, bien que dans une large mesure aphasiques et isolés, peut être considérée comme le champ à partir duquel il est possible de remettre en question le double caractère des formes de vie de la force de travail : en tant que variable dépendante des processus de valorisation et en tant que générateur potentiel d'un "tissu de communication et d'organisation" dont ils peuvent s'échapper et constituer des alternatives20.

Dans les conditions actuelles, la question cruciale devient celle de comprendre sur quels plans et quelles échelles d'action ce tissu de savoir et de pratiques peuvent se consolider en contre-pouvoirs. En ce sens, de nouvelles lignes de recherche ont montré comment, au-delà de l'hypothèse de la métropole-usine, le contexte actuel du développement capitaliste est confronté à la consolidation d'immenses infrastructures21 - matérielles et immatérielles - qui régissent à distance les interactions par l'imposition de codes, de mesures et de normes, redéfinissant les frontières entre le travail productif et le travail reproductif, extrayant la valeur de la coopération sociale réduite à une agrégation contextuelle et ponctuelle d'individus isolés. Les infrastructures, non pas en tant que nouveaux lieux de production mais en tant qu'assemblages socio-matériels qui organisent la connectivité en la fonctionnalisant pour l'extraction de valeur, sont une image puissante pour repenser l'espace-temps de la composition des classes politiques.

La place de la critique : l'enquête comme une épistémologie de position

Comme on l'a dit, la méthode de connaissance pratique et théorique de la co-recherche pose la question du positionnement du point de vue comme condition même de la critique de l'existant. À l'intérieur de la constellation théorico-politique à partir de laquelle s'est lancée cette forme de recherche militante, une telle position a des caractères propres. En effet, ce qui identifie la partialité du point de vue n'est pas une référence à une situation générique de subalternité en tant que position d'une dynamique interne dans des rapports sociaux de production historiquement déterminés. Si cette caractéristique n'exclut en rien la possibilité de reconnaître l'importance décisive de l'intersection de la structure de classe avec d'autres états de domination (comme, par exemple, le genre et la race), elle n'en demeure pas moins une qualification cruciale : c'est précisément son inscription dans les rapports sociaux de production qui confère à la critique sa possibilité de généralisation au reste de la société.

Cependant, comme on l'a vu, le lien formulé à l'origine dans les années 1960 entre l'usine et la société a radicalement changé et a été extrêmement complexifié par les processus de fragmentation et d'in-formalisation du travail, le rapport entre travail (productif et reproductif) et société ne cesse de rester un point fondamental pour la "sociologie positionnelle" afin d'étudier le lien "entre les expériences personnelles et les processus structurels"22 et, par conséquent, de repenser de nouvelles formes de "totalisation de la critique"23. En second lieu, l'idée même que la critique soit immanente aux rapports sociaux et le résultat - exprimé par le préfixe 'co' - d'une construction dialogique et coopérative, renvoie également à l'autre pôle de la relation co-recherche, celui de l'intellectuel·le, en redéfinissant largement le problème plus large de l'intellectualité et du rôle de la connaissance dans les processus de subjectivation.

Au cours des dernières décennies, ce problème a été considérablement compliqué par la prise de conscience que les transformations capitalistes elles-mêmes redéfinissaient la relation entre la force de travail et la connaissance, affaiblissant la séparation et l'opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel qui avaient été une caractéristique centrale de la segmentation et de la hiérarchisation de l'organisation du travail dans le fordisme et le taylorisme. Certaines des caractéristiques spécifiques du travail intellectuel - telles que l'action communicative, linguistique, relationnelle et affective - ont été socialisées à une partie de plus en plus importante de la nouvelle main-d'œuvre précaire. Dans l'analyse de cette tendance, cette hypothèse a été lue comme si la socialisation correspondait à une augmentation du degré potentiel d'autonomie de la force de travail et donc à de nouvelles possibilités d'organisation politique pour elle. Si la prise de conscience des limites objectives trouvées par cette hypothèse présente le risque d'un retour aux anciennes conceptions de l'organisateur politique de la force de travail, elle peut en revanche nous faire revenir rétrospectivement sur la définition même de l'"intellectualité" montrant comment elle est caractérisée par une ambivalence constitutive. Dans un sens, en effet, celle-ci peut être comprise comme une "forme" de travail qui assume comme contenu prééminent la production et le traitement de la connaissance et des informations : dans un second sens - qui remonte à la définition proposée par Antonio Gramsci dans ses écrits de prison24 - l'intellectualité n'est pas définie par la division du travail mais elle est une fonction ou si on veut une capacité connective et organisationnelle qui consiste à articuler des rapports de force et de connaissance. Tandis que cette dernière définition de l'intellectualité se réfère à une capacité dont disposent tous les individus à des niveaux extrêmement différents, la première définition dérive, quant à elle, des formes historiques de la division du travail. En ce sens, le "paradoxe" de l'intellectualisation du travail contemporain25 découle du fait que ces deux définitions ne se recoupent pas : alors que les activités communicatives, linguistiques et relationnelles se répandent (encore une fois, de manière loin d'être homogène), les capacités connectives et organisationnelles sont soumises à une aliénation croissante. Cela advient à la fois parce que le "modèle tayloriste de la prescription du travail cède la place à celui de la prescription de la subjectivité"26 à travers la multiplication de dispositifs de valorisation et de contrôle orientée vers l'agir performatif27 et à la fois parce que la "connectivité du social" elle-même se trouve de plus en plus aliénée et centralisée dans les nouvelles infrastructures capitalistes28.

Ce paradoxe, cependant, en remettant en question la définition de l'intellectualité par rapport à la méthode de co-recherche, ne nie pas du tout ses hypothèses. Si, en fait, la co-recherche fait allusion dès le départ à une forme de co-construction dialogique et coopérative de la connaissance critique, le rôle de l'intellectuel·le (militante) continue d'échapper à la fois à l'image sartrienne de l'intellectuel "universel" et à l'image foucaldienne de l'intellectuel·le "spécifique". En outre, plus que de remplir la fonction traditionnelle de "producteur·ices de connaissance" ou de celle moins pernicieuse qui "donne la voix aux sans voix", l'intellectuel·le et le chercheur·se militant·e, peut aujourd'hui finalement se reconnaître comme une partie de la nouvelle composition du travail et en même temps travailler à connecter et articuler des connaissances critiques et des comportements de résistances encore informels, souterrains, dispersés et déconnectés mais immanents aux relations de production et de reproduction. Ce travail de connexion est surtout un travail de traduction. Ce dernier consiste à opérer une traductibilité entre des théories critiques et des pratiques de lutte et dans l'acte d'en vérifier la possibilité d'une généralisation à l'ensemble de la société. De cette façon, les intellectuel·les en tant que force de travail peuvent recouvrir le même double caractère29: résolveur·euse des contradictions systémiques et réalisateur·ices du projet hégémonique de la classe dirigeante, ou bien agent·es actif·ves d'une autre hégémonie possible.


Nous remercions l'auteur qui nous a gracieusement permis de traduire ce texte.


  1. Haider, Mohandesi, 2013 Workers’ Inquiry: A Genealogy. In “Viewpoint Magazine”, Issue 3. ↩︎

  2. Marx, Le Capital I. ↩︎

  3. Il s'agit du titre de l'ouvrage théorique fondateur de l'opéraïsme, Ouvriers et capital de Mario Tronti. ↩︎

  4. Tronti, Ouvriers et Capital. ↩︎

  5. Marx, Le Capital I. ↩︎

  6. Alquati, Per fare conricerca. ↩︎

  7. Wright,L’assalto al cielo. Per una storia dell’operaismo. Edizioni Alegre, Roma. ↩︎

  8. Negri, La fabbrica della strategia. 33 lezioni su Lenin. p. 42 ↩︎

  9. Corsani, Lazzarato, Negri, Le bassin de travail immatériel (bti) dans la metropole parisienne. ↩︎

  10. Armano, E., Sacchetto, D., Wright, Coresearch and counter-research: Romano Alquati’s itinerary within and beyond Italian radical political thought. ; Into the black box, Le frontiere del Capitale. Come la nuova organizzazione logistica e il potere degli algoritmi hanno cambiato il mondo. ↩︎

  11. Panzieri, Lotte operaie nello sviluppo capitalistico, page 40 ↩︎

  12. Bologna, Fumagalli, Il lavoro autonomo di seconda generazione: scenari del postfordismo in Italia. ↩︎

  13. Fortunati, L’arcano della riproduzione. Casalinghe, prostitute, operai e capitale. ; Federici, Il punto zero della rivoluzione. Lavoro domestico, riproduzione e lotta femminista; Chisté, Del Re, Forti, Oltre il lavoro domestico. Il lavoro delle donne tra produzione e riproduzione ↩︎

  14. Coin, Salari rubati. Economia, politica e conflitto ai tempi del lavoro gratuito. ↩︎

  15. Moulier-Boutang, De l'esclavage au salariat. ↩︎

  16. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. ↩︎

  17. Mezzadra, Reinventare la conricerca, in Into the black box, Le frontiere del Capitale. Come la nuova organizzazione logistica e il potere degli algoritmi hanno cambiato il mondo. ↩︎

  18. Chicchi, Simone, La società della prestazione ; Ciccarelli, Forza-lavoro: il lato oscuro della rivoluzione digitale. ↩︎

  19. Coin, Le grandi dimissioni. Il nuovo rifiuto del lavoro e il tempo di riprenderci la vita. ↩︎

  20. Castellano, "Autonomia", in Bianchi, Caminiti, Gli autonomi. Le storie. le lotte, le teorie. ↩︎

  21. Borghi, Capitalismo delle infrastrutture e connettività. Proposte per una sociologia critica del “mondo a domicilio”, in Rassegna italiana di sociologia, LXII, n. 3. ↩︎

  22. de Nardis, Simone, Oltre la sociologia pubblica e di servizio. Per una sociologia trasformativa e di posizione, in “SocietàMutamentoPolitica”,13(25), pp. 161-174. ↩︎

  23. Boltanski, De la critique: Précis de sociologie de l'émancipation, 2009. ↩︎

  24. Gramsci, Cahiers de Prison. ↩︎

  25. De Nicola, Do, Introduzione, in Negri, A., L’inchiesta metropolitana. Scritti trapolitica e sociologia. ↩︎

  26. Vercelonne, La legge del valore nel passaggio dal capitalismo industriale al nuovo capitalismo↩︎

  27. Chicchi, Simone, La società della prestazione. ↩︎

  28. Borghi, Capitalismo delle infrastrutture e connettività. Proposte per una sociologia critica del “mondo a domicilio”, in Rassegna italiana di sociologia, LXII, n. 3. ↩︎

  29. Thomas, Intellettuali ed egemonia: narrazioni di nazione-popolo ↩︎


Des volontaires pour l’enquête ouvrière

L'enquête militante se pratique souvent hors des syndicats. Les syndicats sont pourtant des relais importants de l'organisation des travailleur·ses. L'investissement de l'enquête dans une démarche syndicale peut favoriser la coordination, l'identification des contradictions contemporaines et ouvrir de nouvelles perspectives d'action. La volonté d’enquête n’est rien d’autre qu’une composante essentielle d’une coordination qui fait trop souvent défaut au syndicalisme de lutte actuel.

Pour faire de l’enquête ouvrière, il faut trouver des travailleur⋅es avec qui discuter… et ce n’est pas toujours évident. Méfiance face à des inconnu⋅es éloigné⋅es socialement (par exemple de jeunes militant⋅es récemment sorti⋅es de l’université), réticences à parler de son travail, difficultés à poser les bonnes questions, etc. sont autant d’obstacles à la connaissance des conditions d’existence de la « classe ouvrière ». Mais alors que l’enquête militante telle qu’elle revient à l’agenda politique semble plutôt venir d’une tradition qui se pose à côté, voire dans une volonté de dépassement des syndicats, ma propre expérience syndicale me fait penser qu’elle trouverait parfaitement ses conditions d’accomplissement dans un cadre syndical… et que la volonté d’enquête pourrait participer d’une revitalisation salutaire des structures syndicales. Commençons par lister quelques lieux où se pratique déjà une certaine forme d’enquête non revendiquée comme telle.

Aller chercher les salarié⋅es là où iels sont déjà

Malgré toutes leurs imperfections, et leur très imparfaite couverture de la réalité du salariat aujourd’hui, les syndicats restent encore les organisations qui permettent le mieux de croiser la classe ouvrière dans toute son étendue. Surtout, les gens qui se syndiquent ont et/ou développent une certaine tendance à parler de leur boulot, à bien connaître l’évolution du travail, savent qui sont leurs collègues…

Prenons l’exemple des formations à destination des syndiqué⋅es récent⋅es, organisées à un niveau interprofessionnel (pour les salarié⋅es d’une même ville ou département) : ce sont des espaces où l’on rencontre des salarié⋅es de secteurs variés, et où de nombreux temps sont dédiés à parler du travail et à l’analyser collectivement. Quand elles sont bien faites, en laissant une place importante à la discussion entre les participant⋅es, elles deviennent des espaces d’échanges entrecroisés, propices à la formation d’une conscience interpro – autrement dit d’une conscience de classe fondée sur ce qui forme les intérêts communs aux différentes professions et statuts. Le schéma se répète : les salarié⋅es du privé découvrent avec surprise les salaires du public ; les fonctionnaires se confrontent à la précarité de l’emploi ; les éboueurs, qui relèvent d’un secteur assez syndiqué, rencontrent la réalité du rapport de force dans un désert syndical et réalisent la nécessité de renforcer la solidarité interprofessionnelle pour gagner la grève partout ; les camarades des professions les plus dociles apprennent l’audace et l’effet de l’action des travailleur·euses quand iels s’organisent… Et quand il s’agit de rentrer dans les détails des stratégies patronales, la confrontation des réalités professionnelles permet de dégager des mécanismes communs, des logiques générales de management et de production du consentement, déclinées ensuite sur chaque lieu de travail particulier. Autant de dire que les stagiaires en ressortent une intention bien ancrée : lutter ensemble. Et pas parce qu’un formateur charismatique les en aurait convaincu, mais par la rencontre des réalités de travail et de lutte.

Le cadre syndical est aussi un moyen de rencontrer des salarié⋅es en lutte, car l’immense majorité des grèves (et il y en a, à l’échelle d’un département, au moins chaque semaine) passent entièrement sous les radars de qui ne se trouve pas dans une structure syndicale à proximité. La plupart des conflits au travail ne laissent pas la moindre trace sur les réseaux sociaux, et même les directions confédérales ont échoué à en faire un recensement. Pour en être, ce qui sera toujours très bien accueilli par des collectifs de grévistes toujours très encouragés par la présence de soutiens (à conditions qu’ils ne soient pas là pour vendre leur camelote politique), il n’y a guère d’autres solutions que la présence continue dans les structures syndicales… y compris hors période de mobilisation.

La permanence syndicale

Parfois, pas besoin de partir à la quête de salarié⋅es, iels viennent à vous tou⋅tes seul⋅es. C’est le cas quand on tient une permanence syndicale par exemple. J’écris cet article après une journée passée dans une Union locale CGT, journée sans permanence pendant laquelle l’UL était en théorie fermée. J’y ai rencontré : Un salarié de la logistique, travaillant en CDI chez Deadia (sous-traitant d’Amazon), ayant démissionné il y a un mois mais n’ayant pas encore reçu son solde de tout compte. Un travailleur sans-papiers (par téléphone) cherchant de l’aide pour faire une demande d’aide médicale d’État. Un autre travailleur sans papier, bossant dans la sous-traitance du nettoyage de MacDonald's, et à qui on ne payait pas son salaire (par téléphone aussi). Une salariée d’un restaurant convoquée à un entretien pour licenciement, ayant subi un harcèlement (notamment raciste), dans une boîte au climat de travail exécrable et structurée par un système violemment discriminatoire. Le lendemain, deux salariées d’une grande université parisienne en souffrance dans leur service pour un long entretien très détaillé sur leurs conditions de travail et les possibilités d’action.

Une entrée juridique

Certains mandats syndicaux interpro fournissent une entrée particulièrement pertinente pour s’ancrer dans la réalité d’une partie du prolétariat parfois éloignée de l’action syndicale. C’est le cas en premier lieu du mandat de conseiller/ère du salarié⋅e, qui permet d’accompagner des salarié⋅es à un entretien préalable au licenciement – on est donc contacté⋅e surtout par des salarié⋅es de petites entreprises, sans aucune implantation syndicale, qui ne peuvent donc être défendu⋅e par un⋅e représentant⋅e du personnel « local⋅e ». C’est une fonction qui demande relativement peu d’expérience technique, où une certaine appétence pour le bluff peut être utile. Elle peut être parfois un peu décourageante si on limite son utilité seulement à éviter le licenciement pour lequel on a été contacté – car à l’échelle individuelle, en s’y prenant au dernier moment, il n’est pas toujours possible de renverser la vapeur d’une législation qui n’est pas exactement conçue dans le seul souci de protéger les salarié⋅es. Mais pour les salarié⋅es concerné⋅es, c’est souvent le premier contact avec le monde syndical, l’occasion d’entendre parler de rapport de force ou de l’existence de droits dans l’entreprise.

D’autres mandats permettent un travail plus approfondi et offensif face au patron, comme celui de défenseur⋅e syndical⋅e, qui permet de plaider aux prud’hommes. Dans toutes les structures syndicales actuellement, la pénurie de conseiller·ères et de défenseur⋅es est criante, nombre de salarié⋅es ne peuvent être défendu⋅es et le temps manque pour prendre de la hauteur et tenter de tirer des bilans des défenses effectuées.

Ce que l’enquête ouvrière pourrait apporter au syndicalisme

Si les syndicalistes faisaient déjà de l’enquête ouvrière sans le savoir, alors il n’y aurait qu’à se couler dans le moule du syndicalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui, et n’en parlons plus. Mais ça n’est pas le cas. Car au contraire, la volonté consciente de faire de l’enquête pourrait apporter une dynamique décisive aux syndicats d’aujourd’hui, qui ont trop souvent largement abandonné l’ambition de produire la connaissance sur le monde social nécessaire à sa transformation.

Pour le dire vite, s’il y a dans les syndicats tout ce qu’il faut pour faire de l’enquête ouvrière, il ne manque que la volonté de le faire, l’impulsion politique nécessaire : la règle, c’est plutôt « chacun fait ce qu’il veut dans son coin ». Dans cette logique, pas besoin de mutualiser l’information, de synthétiser, de connaître l’état du salariat à un moment et de partager avec d’autres des constats sur notre fonctionnement, nos victoires et nos échecs. Résultat : les potentialités contenues dans toutes les pratiques listées ici sont loin d’êtres pleinement utilisées. Par quels canaux les connaissances produites pourraient-elles servir à transformer le monde ?

Par effet de conscientisation mutuelle dans l’enquête – et c’est là un processus qui est largement à l’œuvre aujourd’hui, même quand on ne le cherche pas volontairement. À titre de support de propagande : partager l’expérience ouvrière, pour que d’autres s’y retrouvent et veuillent s’investir dans la lutte. Dans un but « cartographique », parce que la connaissance du tissu salarial est indispensable à la réflexion stratégique : quels espaces échappent complètement à l’implantation syndicale ? Où faut-il concentrer nos efforts de syndicalisation ? Quelles alliances possibles dans le combat de classe ? Autant de questions qui demandent un effort explicite de production de connaissance, à tous les niveaux, du national à l’entreprise, en passant par tous les échelons territoriaux.

En laissant émerger des sujets écartés par les routines militantes : si tel sujet revient souvent parmi les non-adhérent⋅es en contact avec le syndicat, c’est peut-être que celui-ci devrait s’y pencher au plus vite… Par mutualisation et coordination, qui sont les bases de la force d’une organisation : partager les tactiques qui marchent, les revendications ignorées à mettre en avant, tirer les bilans des échecs, lancer des campagnes qui impliquent réellement les équipes militantes… Dans une optique de long terme : comment penser et lutter pour la transition écologique sans un état des lieux minimal de l’outil de production en s’appuyant notamment sur celles et ceux qui le connaissent le mieux : les travailleur⋅es ?

Pour illustrer ces points un peu abstraits, on pourrait imaginer qu’il y ait un travail de synthèse à partir des permanences juridiques : il permettrait de « détecter » une préoccupation récurrente des salarié⋅es, mais pour l’instant hors des radars syndicaux (par exemple un système de discrimination raciste dans tel secteur, ou dans les entreprises appartenant à tel patron…). Le problème peut alors être mutualisé, et faire l’objet d’une réflexion stratégique, pour mettre en place des outils juridiques et d’organisation (préparation d’une grève, etc.). Ce qui permettra au réseau militant de base de s’attaquer au sujet avec détermination, dans le cadre d’un effort coordonné, et en bénéficiant de l’appui des différents échelons syndicaux. Le recueil et la diffusion de témoignage de salarié⋅es, qui se faisant deviennent des militant⋅es, est alors un outil de diffusion et de mobilisation plus large, tout en permettant d’exercer une pression médiatique. Ce petit exemple spéculatif montre que la volonté d’enquête, en somme, n’est rien d’autre qu’une composante essentielle d’une coordination qui fait trop souvent défaut au syndicalisme de lutte actuel.


L’écart entre la pratique de l’enquête ouvrière et le syndicalisme tel qu’il se fait déjà n’est donc pas si important qu’on pourrait le croire. Les différentes activités militantes listées apparaissent comme des postes d’observations idéaux pour appréhender la composition de classe du prolétariat contemporain, pour peu que l’on fasse de cette finalité un objectif conscient, avec des temps d’échange, de synthèse et de cartographie du salariat rencontré.

Mais surtout, plus que des lieux d’observations, les terrains évoqués sont autant de terrains d’action, idéalement situés au cœur de l’organisation de la classe ouvrière et donc à même de convertir directement les apports de l’enquête militante en renforcement de la lutte de classes. Le terrain syndical apparaît donc à la fois comme une source et comme le débouché idéal de l’enquête militante.


Baptiste est militant CGT et participe au site syndicalistes.org


Into the Black Box - Manifeste 2022

À l'occasion d'une discussion avec le collectif Into the black Box qui a eu lieu à Paris le 2 mai, nous traduisons leur manifeste le plus récent. Ce texte présente de premières thèses sur la nature du capitalisme contemporain comme capitalisme de plateforme.

Câbles téléphoniques sous-marins sur une plage. - Crédits : Jmb

Si vous ne l'aviez pas encore remarqué, nous sommes à l'âge des plateformes. L'impact explosif initial des plateformes s'est maintenant encastré dans les relations économiques et sociales de nos sociétés. De l'Asie à l'Amérique Latine, en passant par l'Europe et l'Afrique, il n'est plus possible d'imaginer qu'un jour ne se passe sans utiliser une app pour accéder à un service, lire l'actualité du jour sur le web, poster du contenu sur les réseaux sociaux ou poster du contenu sur le cloud.

Nous vivons dans une réalité augmentée qui sera bientôt avalée par le métaverse tandis que les travailleur·ses auront leurs vies expropriées sous forme de données. La question n'est plus de savoir si ce sera le cas, ou quand ce sera le cas, mais comment ce sera le cas : le tissu productif du capitalisme contemporain a trouvé son infrastructure dans le développement des technologies numériques et des plateformes. La question est donc celle de gérer politiquement cette transformation.

Les prophètes du business as usual piaillent avec enthousiasme le mantra suivant : laissez faire le marché, et de l'argent pour tous, tôt ou tard. Les faiseur·ses de politiques publiques - comme on aime les appeler aujourd'hui - cherchent à se mettre à l'abri après que le Léviathan a permis à de nouveaux animaux fantastiques de se développer à ses côtés et de menacer sa suprématie. Il y a ensuite la grande famille fragmentée de celleux qui sont à "gauche" - révolutionnaires, réformistes, rouges, noirs, verts et toutes les autres nuances qui vous viennent à l'esprit. Peut-être qu'aujoud'hui certain·es d'entre elleux préfèrent se qualifier d'accélérationnistes parce qu'iels croient qu'en poussant les transformations technologiques à l'extrême, iels déclencheront un dépassement économique et social des relations capitalistes.

D'autres peut-être dépoussièrent un socialisme 4.0 : nationalisons les moyens de production, et aussi les plateformes. Nous ne pouvons pas non plus oublier les néo-luddites : pour certain·es il faut se séparer de la métropole et de ses machines numériques revenir à l'univers féerique et primordial de la campagne. Espérons que nous n'avons oublié personne... Peut-être ne l'avons-nous pas mentionné, ce spectre dont quelqu'un a parlé, un gentleman qui fréquentait les tavernes mais se méfiait de celles qui proposaient des recettes pour le soleil de l'avenir. Cela a-t-il un sens de parler de communisme aujourd'hui, d'un communisme de plates-formes ? Vous ne trouverez pas la réponse dans ce Manifeste, mais plutôt une suggestion.

Nous essaierons de synthétiser par points les mouvements réels, celui des contradictions qui sont à l'oeuvre dans la transformation en acte que nous appelons capitalisme de plateforme - fait de machines et de travail vivant, d'accumulation de données et de valeur, digitales et matérielles - qui pourraient être utilisées comme ferment pour abolir l'ordre existant des choses.

Nous sommes immergé·es dans les contradictions : nous parlons de salaires mais nous sommes au travail 24h/24 et 7j/7, et il n'y aurait aucun réseau social si nous ne coopérions pas constamment sur les plateformes, si on ne pouvait surveiller en permanence n'importe quelle activité dans n'importe quelle partie du monde, espionner n'importe qui à l'aide de logiciels ou larguer des bombes à l'aide de drones, pourtant nous ne parvenons pas à fournir une éducation et des soins de santé à la majorité de la population mondiale.

Il n'y a pas d'alternative au capitalisme de plateforme, au mieux nous pouvons creuser notre niche de survie ou nous bercer de l'illusion qu'un jour nous apprivoiserons la Bête. Le réalisme est l'ontologie politique des conservateurs si nous considérons le réel comme quelque chose de compact, d'homogène. Nous préférons la taupe qui explore le sous-sol et creuse des terriers jusqu'à ce que l'immeuble du dessus s'effondre. Si vous avez lu jusqu'ici, vous voudrez peut-être en savoir plus sur le capitalisme de plateforme.

Nous avons résumé en 11 points ce que nous considérons comme les caractéristiques - et les contradictions - de cette nouvelle ère.

Généalogie

Les plateformes numériques reflètent une transformation générale et complète des actifs productifs à l'oeuvre depuis au moins un siècle, transformation que l'on peut subdiviser en cinq passages. Le premier a eu lieu dans les années 1960 quand la "(contre-)revolution logistique" qui a fait passer la production à une échelle globalre où le temps de circulation des marchandises prend des traits constitutifs de la production elle-même.

Le deuxième a eu lieu dans les années 1980, quand la consommation commence à dicter et à conditionner directement les rythmes de la production, c'est la "retail revolution" et WalMart en a été l'acteur paradigmatique.

Le troisième moment se situe à l'aube du nouveau millénaire avec l'avènement des entreprises .com : le world wide web devient un territoire non seulement d'expansion pour les relations sociales mais aussi pour de nouvelles formes d'entreprises.

Le quatrième passage coincide avec le krach économique de 2007/2008: des dizaines de plateformes naissent (de Airbnb en 2007 à Uber en 2008) et le modèle productif capitaliste se reforme autour de leur développement.

Enfin, le cinquième moment, c'est celui de la pandémie de Covid-19. Les distanciations physiques nécessaires et le smart-working concourent à remodeler les concepts de mobilité, de socialisation et de travail, produisant par là-même une plateformisation substantielle de la société. En somme, les plateformes numériques ont aujourd'hui pris un rôle de premier plan qui paraît aujoud'hui inébranlable. D'un côté, en fait, elles constituent la forme d'entreprise qui s'est le mieux adaptée aux nouveaux rapports de production où l'on est à la fois le·e travailleur·se et le·a consommateur·ice dans des espaces fragmentés et diffus. D'autre part, les nouveaux arrangements productifs leur offrent un pouvoir politique et économique qui leur donne un avantage dans la course au monde de demain, un hybride physique-numérique incarné par le projet "Metaverse".

Pouvoir

Le pouvoir est aujoud'hui incarné aussi par ces plateformes. Une partie de ce pouvoir vient du fait que la plateformisation générale de la société, sa définition sur et à travers les plateformes, finit par favoriser un chevauchement croissant entre les infrastructures numériques, les processus d'accumulation et la coopération sociale. Les plateformes déterminent les choix politiques, conditionnent l'opinion publique, augmentent parfois l'émergence d'anomalies et de potentiels de contre-emploi, comme cela s'est produit dans le cycle insurrectionnel de 2011-2013 ou, plus récemment, dans les manifestations au Chili ou à Hong Kong. La croissance du Léviathan s'est donc accompagnée d'un enchevêtrement de sujets extra-étatiques qui s'entrelacent, se chevauchent, se heurtent et façonnent de nouvelles géographies du pouvoir. Les plateformes ne sont donc pas le nouveau Léviathan en soi, mais elles constituent certainement la structure de nouveaux empilements, les empilements dans lesquels la gouvernance contemporaine est enfermée et qui englobent également la souveraineté des États. Les règles établies par l'algorithme côtoient les lois établies par les codes.

Infrastructure

Le capital est un rapport social entre les humain·es médiatisé par des choses, disait Marx. Aujourd'hui, dans ce vaste régime de "choses" - ajouterions-nous - les infrastructures occupent une place particulièrement importante : elles sont le squelette qui soutient la multiplicité des interactions sociales, sur lequel fonctionnent les flux de marchandises, de capitaux et de services. Dans le capitalisme de plateforme, un rôle décisif est joué par les infrastructures numériques détenues et régies par les Big Tech. Des entreprises comme Google, Amazon ou Tencent en Chine constituent le capital fixe social, mais non public, d'une société où le matériel et le virtuel se confondent dans la même réalité.

Depuis la crise économique de 2007/08, les plateformes de toutes sortes ont "infrastructuré" l'espace numérique en s'appropriant la coopération sociale et en expropriant cet imaginaire libertaire qui avait trouvé dans le web un territoire sans maître. Comme les infrastructures matérielles, les plateformes définissent un certain régime de mobilité, connectant mais aussi restreignant et imposant des mouvements décisifs. Il est difficile aujourd'hui de voyager en Europe sans réserver une chambre sur Airbnb, d'avoir accès à une communauté d'utilisateur·ices aussi large que le permet WeChat en Chine, ou d'avoir la même offre de restaurants en Amérique latine sans passer par la plateforme Rappi. Autant d'entreprises qui ne possèdent "rien" - ni maison, ni restaurant, ni contenu - si ce n'est l'infrastructure numérique et la propriété privée des algorithmes qu'elles mettent à disposition.

Bien sûr, les canaux "alternatifs" ne disparaissent pas, mais le rôle hégémonique que ces plateformes/infrastructures ont acquis est évident. En assumant ces positions dominantes, les plateformes acquièrent inévitablement un pouvoir politique en tant que gouvernemental, c'est-à-dire qu'elles contrôlent, anticipent et déterminent nos comportements : si l'État fonde sa souveraineté sur l'occupation d'un territoire donné, les plateformes construisent leur pouvoir en gouvernant le cloud. Grâce à leur capacité à "extraire" des données, en somme, elles jouissent désormais d'un pouvoir de négociation (sinon de concurrence) avec l'État lui-même, comme cela n'a peut-être jamais été le cas dans la longue histoire du capitalisme. En même temps, en tant qu'infrastructures, elles constituent un champ contesté au sein duquel des formes de lutte nouvelles et sans précédent peuvent émerger.

Espace-Temps

Les plateformes ne sont pas simplement des outils technologiques, elles sont le résultat évolutif de relations sociales. Elles agissent largement sur la planète en s'insérant dans l'hétérogénéité des différents contextes métropolitains. Elles se façonnent continuellement avec et sur elles. Ce sont des écosystèmes à forte consommation de ressources humaines et environnementales qui déterminent de multiples régimes spatio-temporels avec une capacité de reductio ad unum déterminée par la possession d'algorithmes et de données. Les plateformes représentent la tendance à l'effondrement des échelles géographiques modernes. Elles traversent de manière constitutive l'échelle nationale, se reproduisent translocalement, hybrident l'urbain et le global, ouvrent de nouveaux espaces d'accumulation aspirant à de nouveaux projets de colonisation - de l'espace interplanétaire à l'espace numérique du multivers. Le mouvement tellurique avec lequel la planéité a traversé, décomposé et recomposé les spatialités rend en fait obsolète la possibilité de comprendre les phénomènes sociaux, politiques et économiques à partir de leur encapsulation dans une échelle prédéfinie.

Contrairement à d'autres innovations "techniques" dans l'histoire du capitalisme (par exemple, l'organisation scientifique du travail) ou aux longs délais nécessaires à la mise en place d'infrastructures ferroviaires ou autoroutières, la "forme plate-forme" a développé une circulation mondiale quasi simultanée. Les plateformes tissent une toile entre des temps historiques pluriels, enregistrent le passé pour anticiper le temps futur et sanctionnent le dépassement de la dichotomie virtuel/réel. En d'autres termes, elles génèrent des espaces-temps qui non seulement doivent être continuellement retracés concrètement aux infrastructures (câbles Internet transocéaniques, centres de données, fermes à clics, ordinateurs en nuage, etc.) et aux assemblages concrets de force de travail (crowdwokers, prosumers, chauffeur·ses, livreur·ses, programmateur·ices, etc.), mais plus radicalement doivent être compris dans l'entrelacement constitutif des processus de numérisation et de matérialité.

Métropole 4.0

La dynamique de la plateformisation est un processus urbain qui, dans le cadre d'un effondrement plus général des échelles géographiques, agit simultanément au niveau mondial et au niveau local. Elle se décompose en deux processus.

Le premier processus a trait aux mutations que les plateformes numériques induisent dans l'urbain consolidé, en le transformant dans de multiples directions. Tout d'abord, les agglomérations urbaines sont le terrain idéal pour l'extraction de valeur par les plateformes, qui y trouvent de vastes réservoirs de main-d'oeuvre disponible, des mines de données et des potentiels d'innovation élevés à exploiter.

Deuxièmement, les plateformes ont un effet profond sur les infrastructures. Tout comme, au cours des deux derniers siècles, les villes ont été décomposées et recombinées par les réseaux ferroviaires, les routes, les autoroutes et les aéroports, les plateformes décomposent et redéfinissent profondément les flux urbains.

Troisièmement, les plateformes mondialisent davantage l'urbain, en affectant ses formes de propriété, de commandement, d'imaginaire et de franchissement.

Quatrièmement, l'urbanisme high-tech développe ses propres architectures et des régimes d'habitation spécifiques, qui ressemblent de plus en plus à des pratiques de navigation.

Le deuxième processus concerne les plateformes en tant que forme d'urbanisation de l'internet. Tout comme cela s'est produit historiquement avec l'urbanisation (c'est-à-dire : infrastructure + pouvoir politique) de la campagne et d'autres espaces non urbains, les plateformes ont urbanisé l'espace-temps de l'internet depuis la première vague du World Wide Web à la fin des années 1990. Leur compartimentage en applications exploitées via des smartphones, leur dimension fermée et propriétaire, leur pouvoir politique et leurs actions infrastructurelles les définissent comme des acteurs urbains de l'internet. La conjonction de ces deux perspectives conduit à parler de l'émergence d'une métropole planétaire 4.0 en devenir.

Géopolitique

On tend trop souvent à séparer entité numérique et entité territoriale, les plateformes de l'État, les flux des lieux, les réseaux des institutions. Toutefois, internet et les êtres socio-économiques qui l'habitent ne sont pas neutres, et ils ne se déplacent pas dans un espace éthéré qui ne se superpose pas aux différentes échelles géographiques physiques. Loin de là : aujourd'hui, la primauté de l'innovation numérique est l'enjeu d'équilibres géopolitiques qui s'inscrivent dans un processus plus général de redéfinition de ce que l'on appelle la globalisation. Si d'un côté, les plateformes laissent leur trace sur le territoire étatique imposant par leur pouvoir la gestion des flux, des normes et des formes de vie; de l'autre, les États sont à la manoeuvre pour construire des infrastructures autonomes pour le contrôle et l'usage des données. Le colonialisme numérique des plateformes - qui pénètrent les espaces urbains pour en subsumer les formes productives et sociales - est contrebalancé par le souverainisme numérique des États qui visent à imposer le pouvoir du Léviathan sur les nouvelles infrastructures. Par conséquent, plutôt que d'exalter les États en tant qu'adversaires et régulateurs des plateformes, nous devons comprendre comment les lois et les algorithmes, le Léviathan et les plateformes, construisent et stratifient les relations, tantôt oppositionnelles, tantôt coopératives.

Machines mythologiques

Les plateformes ne sont pas seulement des acteurs économiques dont l'action a des répercussions sur les formes du politique et sur les relations sociales. Elles n'agissent pas exclusivement sur le plan matériel de la production et de l'extraction. Les plateformes génèrent un environnement symbolique et axiologique qui en légitime l'action et contribue à en renforcer les opérations. Ce sont des machines mythologiques qui produisent un récit sur l'avenir du travail, le modèle de société et le type de valeurs collectives à incarner.

Ce n'est pas un hasard si les plateformes elles-mêmes sont le fruit d'une imaginaire néolibéral spécifique, l'idéologie dite californienne, qui combine la créativité hippie et l'arrivisme yuppie. Dans cette vision, Internet et les innovations technologiques sont les outils parfaits pour renforcer le caractère entrepreneurial de l'être humain, un viatique pour une société plus libre et plus riche grâce à l'automatisation complète de la production et au soutien de l'intelligence artificielle. Ce récit n'est pas seulement destiné à légitimer le pouvoir des plateformes à l'intérieur d'une certaine échelle de valeurs. Plus encore, il a des effets matériels concrets dans sa capacité à propulser le travail vivant vers sa propre auto-valorisation dans la dynamique de commissionnement opérée par les plateformes. Elle contribue également à attirer en permanence des investissements financiers sans lesquels les entreprises numériques elles-mêmes ne tiendraient pas, dans une économie de la promesse qui fait espérer des profits illimités à ceux qui parviennent à imposer leur monopole sur le marché. Ces machines mythologiques dissimulent donc des rapports de force et renforcent en même temps leur emprise sur le réel par leur capacité à mettre en mouvement un ensemble complexe d'affects, d'émotions, de valeurs et d'aspirations.

Finance

L'intrication entre les plateformes numériques et la finance s'est développée sur de multiples plans, distincts mais sécants. D'un côté, la finance soutient le développement du modèle de plateforme qui trouve ses origines dans la crise économique et financière commencée en 2007/2008. La finance a, en outre, subi une accélération plus grande encore avec le Covid-19.

Le modèle de plateforme se fonde, comme on sait, sur le déclin du paradigme traditionnel et sur une logique spéculative qui a permis à des acteurs comme Uber, depuis ses débuts, de ne pas générer de dividendes, alors qu'en même temps, ils ont de hautes valeurs en bourse motivées par une économie de la promesse des futurs profits.

Il existe toutefois une autre facette de l'intrication entre finance et plateformes : la dévalorisation du travail sur lequel est fondé le modèle de plateforme, et sa capture à l'intérieur des infrastructures numériques se basent plus que jamais sur la production de travail endetté. Une fois de plus, le cas d'Uber est emblématique : alors que les travailleur·ses sont attiré·es vers la plateforme par la promesse d'une plus grande autonomie, l'endettement est pour beaucoup la condition nécessaire pour acquérir les moyens de production et pouvoir réellement travailler.

Le mirage d'un travail "libre" et indépendant est alors remplacé par un travail "immobilisé" par la dette et économiquement dépendant de la plateforme. La boucle est bouclée. Ensuite, il y a la manière dont les plateformes numériques, les algorithmes et la blockchain sont en train de changer la finance. Du micro-trading aux NFT en passant par les crypto-monnaies, c'est la finance elle-même qui est aujourd'hui mise en plateforme. Avec la promesse que nous deviendrons tou·tes des investisseur·ses, nous assistons à une nouvelle poussée vers la financiarisation de la société, où tout peut devenir un jeton à échanger.

Travail

Les plateformes digitales permettent d'englober les processus de coopération sociale à l'intérieur des logiques de valorisation et de financiarisation. Il s'agit, certes, d'un mécanisme qui n'est pas nouveau, cependant, le modèle de plateforme permet de le développer à des niveau d'intensité et sur des échelles spatiales inédites. Au sein de ce mécanisme, l'érosion interne du traditionnel rapport salarié n'implique certainement pas un déclin du travail, mais plutôt son extension et sa redéfinition dans de nouveaux lieux et de nouvelles tâches, au-delà de la distinction de plus en plus subtile entre le temps de travail et le temps de vie. L'accélération de la marchandisation de la reproduction sociale en particulier (entendue ici au sens large, comme les activités qui permettent la reproduction de la vie des individus), générée par la crise financière et l'érosion conséquente des dépenses sociales et le déclin de leur socialisation à travers les systèmes de protection sociale nationaux, trouve un nouvel élan et un nouveau débouché dans le modèle de la plateforme. La mobilité, l'alimentation, les soins, le travail domestique... ne sont que quelques-unes des nouvelles frontières d'expansion du modèle de plateforme.

Subjectivités algorithmiques

Si le capitalisme est une rapport social médiatisé par des choses, le capitalisme de plateforme ne peut produire des subjectivités algorithmiques que par l'utilisation de dispositifs numériques, de protocoles et de normes de transmission, d'applications et de logiciels. Les plateformes, en d'autres termes, sont des acteurs gouvernementaux qui façonnent les conduites en stimulant les comportements et les passions collectives.

Le cyborg ne constitue plus un horizon politique du monde à venir, il est déjà-là et est le produit du pouvoir de l'algorithme et de l'omniprésence des technologies numériques : nous sommes des cyborgs lorsque nous ne pouvons pas nous orienter sans Google Maps ou lorsque nous parlons à travers un smartphone avec un assistant vocal qui nous aide à localiser le colis que nous attendons. La construction de subjectivités algorithmiques se fait dans la métropole augmentée, dans la traversée de l'infosphère, dans le stationnement dans le cloud, dans l'interaction avec l'intelligence artificielle, dans les greffes de la bio-ingénierie. Aujourd'hui, nous vivons des vies machiniques, standardisées et manipulées par la puissance de calcul des nouveaux ordinateurs, des big data et des applications ; et les machines deviennent vivantes, de plus en plus fusionnées avec le bios, s'intégrant à certaines fonctions du travail vivant, reproduisant des activités créatives, construisant des réalités parallèles grâce à l'apprentissage automatique, à l'intelligence artificielle et aux lunettes VR.

Pour autant, nous ne sommes pas condamné·es à vivre comme des automates ou à poursuivre le rêve néolibéral de l'entrepreneur de soi sur telle ou telle plateforme. Nous ne croyons pas qu'il faille analyser le numérique uniquement en termes de domination. Des pratiques de subjectivation autonome prolifèrent dans les mailles du filet : des flâneur·ses qui parcourent la ville en essayant de profiter des services des nouvelles technologies sans se laisser capturer par la soif de profit, des nomades numériques qui se déplacent de plateforme en plateforme à la poursuite de stratégies individuelles, des tang ping qui refusent catégoriquement de mettre leur vie au travail, des conflits généralisés de travailleur·ses sociaux·les qui démasquent les hiérarchies de pouvoir qui se cachent derrière les algorithmes.

Champ de bataille

Les technologies numériques et avec elles, les plateformes, ne peuvent pas être comprises uniquement selon une logique de domination, le sabotage n'est pas non plus le seul sabotage possible. Leur développement ouvre plutôt un champ de bataille entre des sujets et des forces antagonistes dont l'issue n'est pas gagnée d'avance et dont l'enjeu est le capitalisme dans sa globalité. Les plateformes ont l'ambition d'atteindre un monde sans goulet d'étranglement et sans conflits qui soit uniquement fait de flux en mesure de connecter les biens et les personnes, de l'autre, le travail vivant met constamment du sable dans les engrenages des entreprises high-tech pour se défendre face à la mise au travail constante, il oppose une résistance qui contient une vision différente de l'utilisation et de l'organisation des machines numériques, remet en cause le pouvoir de l'algorithme et la concentration des richesses entre les mains de ceux qui détiennent les codes.

La force du capitalisme de plateforme se trouve dans son extrême résilience, qui ne réside pas seulement dans sa capacité à modeler ses opérations en fonction du contexte spécifique dans lequel il s'enracine, mais aussi dans son attention constante à englober ce qui est généré en dehors et contre son action, transformant les anomalies en variables intégrées dans l'évolution de l'algorithme. Une oscillation s'opère entre inclusion et soustraction, standardisation et turbulence, qui d'une part nous donne la figure du pouvoir des plateformes, et d'autre part nous montre toute la puissance irréductible du travail vivant. C'est précisément cette puissance qui est le véritable moteur des plateformes, sans laquelle ses normes et ses prédictions ne pourraient pas réellement s'inscrire dans la réalité. Comment, dès lors, échapper à la résilience des algorithmes et, en même temps, tirer le meilleur parti de la puissance productive qu'ils expriment et dont ils se nourrissent ?

Et nous revoilà au point de départ et à la question la plus importante. Comment agir politiquement face à ces transformations ? Disons-le mieux. Quelles sont les alternatives qui s'offrent à nous face aux contradictions des transformations en cours ? Suffit-il de renverser les rapports de force actuels ou faut-il repenser radicalement les structures de pouvoir elles-mêmes ? Permettez-nous de ne pas formuler nos propres recettes. En même temps, nous ne voulons pas nous limiter à une description plus ou moins claire de la situation actuelle, mais tenter d'indiquer quelques voies possibles pour la changer. Nous souhaitons donc faire un effort d'imagination politique, en partant du réel et en remontant vers le possible. Concentrons-nous un instant sur une entreprise qui symbolise le capitalisme de plateforme, une entreprise de Big Tech comme Amazon. Pensons à sa capacité logistique à coordonner et gérer les flux autour du globe, à sa puissance de calcul pour connaître presque instantanément la localisation de n'importe quel colis, à la multiplicité des produits et services qu'elle est capable d'offrir et d'innover. Eh bien, réfléchissons un instant à ce que nous pourrions faire si ces capacités de calcul, de logistique et de production étaient gérées collectivement, non pas pour le profit de quelques-uns, mais pour travailler moins pour tou·tes.

Un slogan nous revient en tête, qui sait d'où il peut bien venir : "les soviets + l'électrification". On pourrait le changer en "peer-to-peer et numérisation". Ici, nous pouvons peut-être travailler les contradictions de notre présent vers un communisme des plateformes à partir de ces deux principes. Si les plateformes ont une gestion centralisée capable d'exercer un contrôle capillaire et généralisé, en inversant leur potentiel, on peut aussi imaginer une gestion généralisée des infrastructures numériques avec une direction politique non pas orientée vers la rente et le profit mais vers le bien-être collectif et environnemental. Il existe de nombreux types de réseaux, et la blockchain nous le montre. Il s'agit de les soustraire aux processus de monopole et de profit. Comment ? En se les réappropriant et en répartissant leur propriété entre tous jusqu'à ce qu'un régime privé du même type soit brisé.

Certaines plateformes ont un rôle désormais tellement infrastructurel au point d'être essentielles pour nos sociétés. En même temps, il ne suffit pas d'en prendre le contrôle, il faut également en changer les principes organisateurs qui déterminent les rapports de pouvoir hiérarchiques et asymétriques en leur sein. Comment ? En démantelant les architectures hiérarchiques de pouvoir. Peer-to-peer ! On nous a fait croire que nous étions dans une économie de partage, alors croyons-le jusqu'au bout, exigeons la propriété collective pour qu'il n'y ait pas de propriété. Cela implique un troisième point programmatique : le revenu pour tous·tes. Nous l'avons vu, aujourd'hui, ce sont les données qui sont la marchandise la plus convoitée. Nous produisons des données tout le temps et partout, et à partir de ces données, les plateformes ajustent en permanence leurs processus de calcul, de gestion et de contrôle. La centralité politique univoque des salaires et de leur mesure par le temps de travail est révolue. Nous n'avons pas la nostalgie du fordisme, nous préférons l'automatisation qui soulage la fatigue physique et élargit les possibilités créatives. L'important est d'échapper au chantage à l'emploi. D'autre part, en regardant les actifs accumulés par certains capital-risqueurs, nous n'avons pas l'impression de vivre à l'ère de la pénurie. Alors, de l'abondance pour tous·tes !