Vers un modernisme non-marchand

Nous proposons une traduction de cet entretien paru sur Jacobin. Il porte sur la technologie et la planification.

Evgueny Morozov a passé plus d'une décennie à étudier les transformations induites par l'internet. Il s'est fait connaître avec deux ouvrages primés au niveau international, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom (2012) et To Save Everything, Click Here : The Folly of Technological Solutionism (2013), avant de se consacrer à l'étude des liens entre la technologie, l'économie politique et la philosophie. Fondateur de la plateforme de curation de connaissances The Syllabus, son travail le plus récent est The Santiago Boys, un podcast en neuf épisodes consacré au modèle expérimental chilien de socialisme mené par l'Unidad Popular de Salvador Allende entre 1970 et 1973. Il raconte les efforts des ingénieurs radicaux pour atteindre la souveraineté technologique, le développement du projet Cybersyn pour gérer la nationalisation de l'économie, et la lutte du pays contre ITT, la grande multinationale technologique de l'époque.

Morozov a présenté son travail au Brésil, au Chili et en Argentine, et a terminé sa tournée à New York, lors d'un événement organisé conjointement avec Jacobin. Simon Vázquez s'est entretenu avec lui sur ce qu'il a à nous dire sur la création du socialisme aujourd'hui.

Simón Vázquez - Dans plusieurs interviews, vous avez affirmé qu’il était nécessaire d’impliquer les travailleurs•ses dans les décisions qui concernent le développement technologique, au lieu de parier sur des solutions technocratiques. Pouvez-vous revenir sur les problèmes afférents à l’imposition d’une vision technique qui n’a pas de soutien populaire ?

Evgueny Morozov - La solution technocratique en ce qui concerne l’économie numérique actuelle est souvent issue de la droite (ou du centre) néo-libéral et insiste sur le besoin de réguler les plateformes et ce qu’elles font de façon à optimiser la concurrence et à faciliter le fait, pour les consommateur•ices, de se déplacer sur ces plateformes. De telles solutions ont plutôt prévalu en Europe qu’aux États-Unis, en partie pour des raisons idéologiques (sous l’influence de l’école de Chicago, les Américains ont plutôt été réticents à appliquer les règles antitrust) et en partie pour des raisons géopolitiques (Washington ne veut pas sur-réguler ses propres entreprises, redoutant qu’elles soient remplacées par leurs rivaux chinois). C’est donc l’Europe qui pense pouvoir résoudre les problèmes de l’économie numérique à travers davantage de régulation. Un peu de régulation pourrait bien sûr être utile et nécessaire, mais je pense qu’une telle approche technocratique a souvent été soutenue par un aveuglement à l’égard de la géopolitique et de la stratégie industrielle et même à l’égard de la crise de la démocratie que l’on peut observer à travers le monde. Il est confortable du point de vue des technocrates néolibéraux de feindre cet aveuglement, mais ce serait une erreur pour les forces progressistes et démocratiques de ranger à de telles positions. Les problèmes de l’économie numérique ne seront pas résolus par la seule régulation, et ce parce que l’économie numérique, que ce soit dans sa variante étatsunienne ou chinoise, n’ont pas été créées par la seule régulation.

Simón Vázquez - À gauche et en particulier chez les socialistes, il y a un débat sur la planification et la technologie qui a donné lieu ces dernières années à l’émergence d’un courant que l’on appelle le Cybercommunisme. Est-ce que vous vous y identifiez, et quelles critiques portez-vous à ce courant ?

Evgueny Morozov - Ma critique de leur projet est qu’il est à la fois trop étroit et trop large. Je le vois comme un effort consistant à déployer un modèle mathématique et de la computation de sorte à administrer ce que Karl Marx appelait le “ royaume de la nécessité”. Je ne doute pas que pour un panier basique de biens nécessaires pour une bonne vie - par exemple pour le logement, les vêtements, et la nourriture - une approche comme celle-ci puisse être nécessaire. Mais je pense qu’il faut aussi que nous soyons critiques de la distinction que Marx faisait entre le royaume de la nécessité et le royaume de la liberté; ce dernier n’a pas été défini par Marx. Mais c’est là précisément que sont la créativité et l’innovation tandis que le royaume de la nécessité est surtout celui de la reproduction sociale. Le cybercommunisme, comme Marx, laisse le royaume de la liberté sans théorie, et ainsi il ne semble pas avoir de vision précise de ce que peuvent les ordinateurs pour ce qui est de ces buts plus créatifs.

Il faut faire contraster cette vision avec celle du néolibéralisme. Elle commence par le refus de la distinction entre les deux royaumes, affirmant que le marché est à la fois un système permettant de satisfaire nos besoins et nos demandes basiques - et une infrastructure pour gérer et dompter la complexité , c’est-à-dire la source du nouveau, le créatif, l'inattendu. Si vous regardez l’économie numérique, vous voyez la logique fusionniste jouer à plein régime: quand nous jouons, nous travaillons aussi, cela génère de la valeur pour les plateformes. Et, alors que nous travaillons, nous jouons aussi puisque le travail est devenu quelque chose de bien différent de ce qu’il était durant la période fordiste.

La gauche a traditionnellement rejeté une telle fusion des deux royaumes, se plaignant du tournant biopolitique du capitalisme moderne etc. Mais la gauche devrait-elle faire sienne une telle fusion ? Dans ce cas, comment la réponse traditionnelle au marché néolibéral en tant qu'élément central du système alternatif - c'est-à-dire le plan mathématique - pourrait-elle être suffisante, étant donné qu'elle ne cherche pas à accomplir quoi que ce soit dans le domaine de la liberté ?

A un niveau plus élevé d'abstraction, le néolibéralisme est une civilisation de marché, en ce qu’elle fait fusionner la logique progressive de complexification et de différenciation de la société avec le marché comme instrument principal de sa réalisation. Un meilleur nom pour cela serait le ‘modernisme de marché’ . Pour contrer cette civilisation, il nous faut un modernisme non-marchand. Le cybercommunisme se débrouille bien pour ce qui est de la partie non-marchande, mais je ne suis pas convaincu qu’il parvienne à résoudre la partie ‘moderniste’ de l’équation.

Simón Vázquez - Pourquoi revenir sur l'expérience de Cybersyn, un projet proto-internet d'organisation de l'économie par le télex et l'ordinateur ? Quel est l'intérêt politique d'évoquer les "et si" des chemins non empruntés ? Et que signifie "postutopie" dans ce contexte ?

Evgueny Morozov - La raison la plus évidente pour laquelle j’ai fait ça était de sensibiliser le public global au fait que l’économie et la société que nous avons aujourd'hui ne sont pas le résultat de tendances naturelles des protocoles internet, mais plutôt le résultat de luttes géopolitiques, avec ses gagnants et ses perdants. Je ne crois pas qu’il soit correct de voir en Cybersyn une infrastructure technologique alternative, parce qu’en fait, il n’y avait rien d’unique ou de révolutionnaire en ce qui concerne son réseau de télex ou son programme qui était utilisé dans la salle d’opération.

Un meilleur angle sur le sujet consiste à voir le projet comme une contribution à un système économique alternatif dans lequel les ordinateurs auraient été utilisés pour mieux aider à la gestion des entreprises du secteur public. De tels systèmes de management existaient depuis longtemps - Stafford Beer, le cerveau derrière Cybersyn, prêchait déjà pour eux dans la sidérurgie une décennie avant le projet.

Un manifestation de soutien à Allende, Santiago, Septembre 1964

La particularité de Cybersyn est qu'il est né des efforts plus larges d'Allende pour nationaliser les entreprises jugées stratégiques pour le développement économique et social du Chili, le tout éclairé par un mélange intéressant d'économie structurelle de la Commission économique des Nations unies pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) et de l’école de la dépendance. C'est la fin de ce projet - et pas seulement de Cybersyn - que nous devrions regretter. C'est pourquoi, dans mes interventions publiques après la publication du podcast, j'ai tenu à souligner l'existence de ce que j'appelle "l'école de technologie de Santiago" (en tant que pendant de l'école d'économie de Chicago). Je pense que lorsque nous réalisons qu'Allende et de nombreux économistes et diplomates qui l'entouraient avaient une vision d'un ordre mondial très différent, Cybersyn - en tant que logiciel censé contribuer à la réalisation de cette vision dans le contexte national - acquiert une signification très différente.

Simón Vázquez - En plus de proposer une contre-histoire aux Chicago Boys, un de vos arguments les plus forts est qu’ils n’étaient pas les vrais innovateurs de leur temps, mais que leur travail visait surtout, dans les mains de Pinochet à contrecarrer le développement technologique et l’alternative des Santiago Boys au modèle néolibéral? ̈Pouvez-vous revenir sur la contribution que vous proposez à l’histoire de la pensée économique ?

Evgueny Morozov - Eh bien tout au long de la présidence d'Eduardo Frei Montalva, le prédécesseur d’Allende, et ensuite, bien sûr pendant la présidence d’Allende, les économistes chiliens que nous connaissons comme les Chicago Boys ont eu plusieurs sortes de critique à avancer. L’une d’elles était la nature corrompue et rentière de l’État chilien, la critique portait alors sur le fait que divers groupes d'intérêt profitaient de leurs liens avec l'État pour obtenir un traitement favorable et se protéger de la concurrence.

L’autre critique était celle des prescriptions de politiques qui provenaient du CEPAL et de l’école de la dépendance, la plupart des politiques allaient contre l’idée que le développement économique devait être laissé au marché (au lieu de cela, ils ont défendu, d'abord, l'idée de l'industrialisation par la substitution des importations et, ensuite, la nécessité de protéger l'autonomie et la souveraineté technologiques nationales).

Ainsi, certains des Chicago Boys ont considéré la période Allende comme une conséquence plutôt que comme la cause d'une crise plus profonde au sein de la société et de l'économie chiliennes ; ils ont en fait vu les travailleurs et les paysans qui ont élu l'Unidad Popular comme l'un des nombreux groupes qui luttaient pour défendre leurs intérêts au sein d'un système étatique perçu comme corrompu et sectaire. Quelle que soit la substance de la critique de Chicago, je pense que nous commettons une erreur en les considérant comme un genre d'économistes perspicaces et pionniers qui sont intervenus pour sauver le Chili avec une forte dose de néolibéralisme. Si l'Unidad Popular a commis quelques erreurs dans la gestion de l'économie, elle avait une vision politique cohérente - et bien plus pertinente - de ce que le Chili devait faire pour devenir un État indépendant, autonome et bien développé dans l'économie mondiale. Certains diront que le Chili, malgré toutes ses inégalités, y est parvenu. Je pense qu'il n'est pas du tout arrivé là où il aurait pu être - et là où il aurait pu être s'il s'était contenté de suivre les prescriptions des Santiago Boys d'Allende aurait été la Corée du Sud ou le Taïwan d'aujourd'hui, des pays qui pèsent bien plus sur le plan technologique que sur d'autres plans.

Simón Vázquez - Une autre contribution du podcast consiste à redécouvrir la tradition de l’école de la dépendance. Dans la dernière réponse, vous expliquiez que si le projet d’Allende avait pu prospérer, l’Amérique latine serait plus juste, plus riche et le Chili serait une puissance technologique alternative avec un modèle de développement différent de celui de la Silicon Valley. Mais qu’est-ce que l’école de la dépendance nous dit des débats contemporains dans l’économie numérique?

Evgueny Morozov - La théorie de la dépendance est une radicalisation de l'économie structurelle du CEPAL, qui prônait traditionnellement l'importance de l'industrialisation. Elle n'est pas très différente des gourous du numérique qui prêchent aujourd'hui l'importance de la numérisation. Les théoriciens de la dépendance ont toutefois compris que l'industrialisation en soi ne pouvait être l'objectif principal, mais que le développement économique et social l'était. Et, comme ils l'ont constaté, la relation entre l'industrialisation et le développement n'est pas linéaire. Parfois, plus d'industrialisation (qui est souvent un euphémisme pour désigner l'investissement direct étranger) signifie plus de développement ; mais parfois, cela peut signifier aucun développement ou même un sous-développement. Ce débat a donné lieu à toutes sortes de concepts intermédiaires, comme le "développement associé" ou le "développement dépendant" de Fernando Henrique Cardoso, qui cherchaient à montrer que les pays pouvaient encore se développer même si l'industrialisation était principalement menée par des capitaux étrangers. Les théoriciens les plus radicaux, comme Ruy Mauro Marini, Theotonio dos Santos et Andre Gunder Frank, ont soutenu que l'autonomie technologique - le développement de la propre base technologique du pays - est une condition préalable au type d'industrialisation susceptible de conduire à un développement significatif.

En termes actuels, cela signifierait que la numérisation menée sans engagement préalable de souveraineté numérique est susceptible de créer de nouvelles dépendances et de nouveaux obstacles au développement, d'autant plus que les pays doivent désormais avaler des factures gigantesques pour l'informatique en cloud, l'intelligence artificielle, les puces électroniques, etc. Les dépendances ne sont bien sûr pas seulement économiques mais aussi géopolitiques, ce qui explique pourquoi les États-Unis ont tant cherché à bloquer les efforts de la Chine pour atteindre la souveraineté technologique dans des domaines tels que la 5G et les puces électroniques

Simón Vázquez - À partir de cette idée de subversion des relations inégales, se pose la question de la planification industrielle et de la direction étatique du processus de développement. Que pensez-vous de la contribution de Stafford Beer et des ingénieurs radicaux chiliens dans la compréhension, si ce n’est la planification, de la politique du management cybernétique?

Evgueny Morozov - Beer n’en est pas venu à ces questions à partir des questions plus conventionnelles de l’allocation et de la distribution qui seraient normalement présentes aujourd'hui dans le débat sur la planification nationale. Il en est plutôt arrivé à cet agenda par l’environnement d’entreprise dans lequel il était beaucoup plus important de réfléchir à comment s’adapter à un futur en changement permanent. En ce sens, les entreprises ont tendance à être plus humbles que les États-Nations: elles prennent le futur comme il est, au lieu de penser qu’on peut le tordre en fonction des objectifs nationaux. Une des conséquences de cette humilité épistémologique pratiquée par Beer était son insistance sur le fait que le monde devient de plus en plus complexe - la complexité est une bonne chose, tant que nous avons les bons outils pour survivre à ses effets. C'est là que les ordinateurs et les réseaux en temps réel sont entrés en jeu.

C'est un aspect de Cybersyn que je trouve toujours extrêmement pertinent, comme je l'ai précisé dans mes remarques sur le cybercommunisme. Si nous acceptons que le monde va devenir encore plus complexe, nous devons développer des outils de gestion - et pas seulement des outils d'allocation et de planification. Je trouve cette humilité quant à notre capacité à prédire l'avenir et à le plier à notre volonté plutôt utile, notamment parce qu'elle va à l'encontre de la tentation moderniste habituelle d'agir comme un dieu omniscient et omnipotent.

Une image du tableau de commande de Cybersyn générée par ordinateur

Simón Vázquez - Stafford Beer a parlé dans ses livres de la conception de la liberté ; vous parlez de la planification de la liberté et de la gestion de la complexité. Pouvez-vous préciser comment ce programme s'inscrit dans le cadre de ce que vous avez souligné précédemment, à savoir l'importance de parler de la "sphère des libertés" ?

Evgueny Morozov - Comme je l'ai expliqué plus haut, la contribution de Beer à l'agenda socialiste traditionnel (dont l'objectif étatiste est de satisfaire les besoins les plus immédiats de la population) a été de montrer qu'il y a beaucoup de choses que les ordinateurs peuvent faire dans le domaine de la liberté également ; ils ne sont pas seulement des outils à utiliser dans le domaine de la nécessité. La pensée de Beer ferme la porte au type d'attitude technophobe qui est encore courante chez certains à gauche ; il pensait - à mon avis à juste titre - qu'ignorer la question de la technologie et de l'organisation aboutirait à des résultats indésirables et très inefficaces. Nous le savons intuitivement, c'est pourquoi nous utilisons des technologies simples - des feux de circulation jusqu’aux horaires - pour améliorer la coordination sociale sans provoquer le chaos. Mais que se passerait-il si ces technologies ne devaient pas être aussi simples ? Ne peuvent-elles pas être plus avancées et numériques ? Pourquoi se fier au discours néolibéral selon lequel le seul moyen de coordonner l'action sociale à grande échelle est le marché ? C'est là, je pense, que l'approche de Beer est très utile. Si l'on part d'une vision très flexible et plastique des êtres humains, en constante évolution et en devenir, alors nous voulons probablement leur donner les outils qui leur permettront de se pousser (et de pousser les collectifs qu'ils forment) dans des directions et des dimensions nouvelles, complètement inattendues et non testées.

Ce qui s'est passé au cours des deux dernières décennies, c'est que la Silicon Valley est arrivée avant la gauche. C'est pourquoi nous disposons d'outils tels que WhatsApp et Google Calendar qui facilitent la coordination de millions de personnes, avec un impact non négligeable sur la productivité globale. Dans ce cas, la coordination sociale se produit, une plus grande complexité est produite et la société progresse. Mais cela ne se produit pas - contrairement au discours néolibéral - par le biais du système de prix, mais plutôt par le biais de la technologie et du langage. Ce modèle de la Silicon Valley, comme nous l'avons découvert plus récemment, n'est pas sans coût, y compris sur le plan politique et économique (il suffit de regarder la prolifération de la désinformation en ligne ou la concentration des capacités d'intelligence artificielle - la conséquence de toutes ces données produites et collectées - entre les mains d'un certain nombre de géants de l'entreprise). Cette complexité néolibérale non marchande a donc un prix énorme. La gauche devrait réfléchir à d'autres moyens (non néolibéraux) d'offrir une infrastructure similaire - et peut-être même meilleure - pour la coordination sociale.

Simón Vázquez - Pourquoi pensez-vous que les socialistes ont abandonné certains de ces concepts ? Est-ce lié à la défaite intellectuelle du marxisme durant la guerre froide ? Ou alors est-ce un manque d’attention à l’égard des débats du Sud Global ?

Evgueny Morozov - Je pense que les réponses sont principalement liées à l'impasse intellectuelle globale dans laquelle se trouvent le marxisme occidental et ses versions plus radicales. Le camp le plus modéré a adhéré à la dichotomie néolibérale entre le marché et le plan, acceptant le premier comme une forme supérieure de coordination sociale, surtout après l'effondrement de l'Union soviétique. Jürgen Habermas illustre bien cette attitude : il accepte la complexité croissante des systèmes sociaux, mais il ne voit pas d'alternative à la réduction de la complexité par le marché ou le droit, la technologie n'étant rien d'autre qu'une science appliquée. Les courants les plus radicaux - ceux qui ont abouti au cybercommunisme - ne se sont pas pleinement engagés dans les critiques de la planification soviétique et de son incongruité avec la démocratie libérale qui émanait du bloc soviétique pendant la guerre froide. Je pense à des gens comme György Márkus, qui, sans renoncer au marxisme, a écrit de nombreuses et profondes critiques sur ce que les marxistes se trompent à propos - pour citer Engels - du passage à l'"administration des choses" sous le communisme.

Il y a également une certaine vision naïve de la technologie qui sous-tend au sens large le projet marxiste, avec son insistance sur la maximisation des forces productives (ce que seule l'abolition des relations de classe dans le cadre du communisme peut réaliser). Cela semble ignorer la nature éminemment politique de la recherche de l'efficacité : ce qui peut être efficace pour certains peut être inefficace pour d'autres. Ainsi, proclamer que, objectivement parlant, chaque technologie aurait une sorte d'optimum objectivement énoncé vers lequel nous devrions tendre semble être une erreur. Or, ce n'est tout simplement pas ce que nous apprennent les études scientifiques et technologiques. Cela ne veut pas dire que de tels conflits de valeurs sont mieux résolus par le marché - ce n'est pas le cas - mais je ne vois pas l'intérêt pour les marxistes de nier qu'ils existent. Et une fois que l'on reconnaît qu'ils existent, on peut vouloir les optimiser pour autre chose que l'efficacité - peut-être que ce que nous voulons comme résultat de la politique publique, c’est de maximiser l'émergence d'interprétations polyvalentes d'une technologie donnée, de sorte que de nouvelles interprétations de cette technologie et de ses utilisations puissent émerger dans les communautés qui s’en servent. Ceci dit, certains penseurs marxistes - Raymond Williams, par exemple - ont considéré la complexité comme une valeur que la gauche devrait rechercher. La simplicité, en tant qu'objectif global, ne cadre pas facilement avec le progressisme en tant qu'idéologie de la nouveauté et de la différence. Et je pense que Williams a raison : la réponse à une plus grande complexité se trouve dans la culture, au sens large. Ainsi, au lieu d'essayer de répondre aux néolibéraux en affirmant que le bon pendant du marché est le plan, la gauche devrait peut-être soutenir que le bon pendant de l'économie - en tant qu'objectif et méthode d'organisation de ce modernisme de marché que j'ai déjà mentionné - est la culture, conçue non seulement comme la haute culture mais aussi comme la culture mondaine du quotidien. Après tout, elle est aussi productive d'innovations que l'"économie" - nous n'avons simplement pas le bon système d'incitations et de boucles de rétroaction pour les mettre à l'échelle et les propager dans d'autres parties de la société (c'est ce que le capitalisme excelle à faire lorsqu'il s'agit d'innovations par des entrepreneurs individuels).

Simón Vázquez - Il y a beaucoup de débats en Europe, aux États-Unis et en Chine à propos de la souveraineté technologique. Dans beaucoup de cas, il s’agit de visions capitalistes essayant de protéger des industries nationales et d’échapper à ce que l’on appelle des marchés libres. Vous avez utilisé ce même concept à plusieurs reprises lors de vos interviews au Brésil. En quoi ce genre d’autonomie digitale est différent et quelle dimension comprend-elle ?

Evgueny Morozov - Eh bien, il y a un élément utopique et un élément pragmatique. D’un point de vue pragmatique, je ne crois pas que la souveraineté technologique soit possible à court terme sans se reposer sur des homologues nationaux des fournisseurs américains et chinois des mêmes services, que ce soit dans la sphère du cloud, de la 5G ou de l'IA. Sur un plan plus utopique, nous parlons d'un programme politique qui exploitait ces services non pas pour prêcher l'évangile des start-ups et des incubateurs - comme c'est souvent le cas lorsque des personnes telles qu'Emmanuel Macron en parlent - mais pour promouvoir un programme industriel plus sophistiqué. Dans le cas du Sud, cela signifierait s'éloigner d'un modèle de développement lié à l'exportation de matières premières, comme ces économies (en particulier en Amérique latine) l'ont fait traditionnellement. Mais pour des raisons à la fois utopiques et pragmatiques, il est important que cette discussion reste liée à un débat sur l'économie - et pas seulement sur l'innovation ou la sécurité nationale. Sans l'économie, l'agenda de la souveraineté technologique restera toujours plat et quelque peu unidimensionnel.

Simón Vázquez - Compte tenu des rapports de forces actuels de la géopolitique, de l'existence de gouvernements progressistes en Amérique latine et de la consolidation des BRICS en tant que mouvement non aligné actif dans la "guerre froide 2.0" en cours entre les États-Unis et la Chine, pensez-vous que le Sud global peut être une sorte d'avant-poste mondial, une avant-garde inclusive en termes de technologie ? Quelles formes un internationalisme numérique pourrait-il prendre dans ce contexte ?

Evgueny Morozov - Je ne vois pas d’autre endroit d’où pourrait venir l’opposition à la Silicon Valley. Elle doit reposer sur des partenaires régionaux et des alliances, pour la bonne et simple raison que les coûts sont trop énormes. Mais le facteur supplémentaire est d'éviter d'entrer dans des négociations individuelles avec des entreprises comme Google et Amazon. Bien que je ne croie pas à la thèse techno-féodale selon laquelle ces entreprises sont aussi puissantes que les États-nations, elles sont soutenues par l'État américain, qui est souvent plus puissant que les États du Sud. C'est pourquoi il est important de réexaminer les efforts passés de coopération qui avaient pour objectif la souveraineté technologique. Le Pacte andin en est le principal exemple.

Ce pacte signé par cinq nations au Pérou avait pour principal objectif de surmonter les barrières commerciales extérieures et de promouvoir la coopération régionale afin de favoriser l'industrialisation et le développement économique. Orlando Letelier, ministre chilien des affaires étrangères sous Allende, a mené les négociations en soulignant la nécessité de s'attaquer à l'exploitation dérivée de la propriété technologique et à la dépendance à l'égard des entreprises étrangères. Letelier a proposé la création d'un équivalent technologique du Fonds monétaire international (FMI), le Pacte andin, afin de faciliter l'accès des pays en développement aux avancées technologiques et aux brevets. C'est de ce genre d'idées au niveau international dont nous avons besoin aujourd'hui.