Soulevons-nous - Journal collectif d’une lutte ouvrière (et pas que) 7/16
Depuis la franche réussite de la manifestation, la lutte continue malgré la fascisation de la société italienne : suite du feuilleton GKN

Journal
28 septembre
Il ne s’agit pas seulement de ceux qui perdent leur emploi. Mais aussi de ceux qui en retrouvent un. Précaire. Avec des contrats qui ne durent souvent pas plus d’une semaine. C’est pourquoi nous vous racontons notre histoire. Elle est un peu longue, mais il faut la raconter. Pendant des années, nous avons imposé un système de rappel et de réserve d’embauche pour les intérimaires. Il s’agissait d’une règle anti-turnover. L’entreprise devait piocher dans le même groupe de travailleurs en intérim. Quand il y avait du travail, elle devait toujours réembaucher les mêmes personnes. De cette manière, les intérimaires accumulaient de l’ancienneté et, à un moment donné, ils étaient embauchés pour de bon.
Puis, en 2018, le décret sur la dignité exige que le recours auxintérimaires soit également motivé. En théorie, c’est une mesure positive. En pratique, l’entreprise fait sauter la réserve de rappel. Elle dit ne pas pouvoir préciser la « cause » du recours aux contrats précaires. Et comme le intérimaires à la maison et prennent d’autres personnes. Le turnover continu pèse sur l’efficacité de la production et la formation est souvent assurée par les collègues permanents, alors que cela ne fait pas partie de la description de leur poste. Puis il y a eu le gel des embauches. L’entreprise n’embauchait plus. Ils disaient ne pas pouvoir en raison des aléas du marché. En vérité, ils envisageaient probablement déjà la délocalisation de l’usine. En attendant, ils engageaient temporairement des travailleurs précaires de l’agence d’intérim. Comment se fait-il qu’une multinationale ne puisse pas employer vingt gars à des postes permanents, mais qu’une agence d’intérim puisse le faire ?
C’est ce qu’on appelle le travail intérimaire : une forme de « caporalato » légal.
Notons qu’aujourd’hui chez Sevel, notre principal client, il y a environ 500 intérimaires. Cela en dit beaucoup sur l’avenir de Sevel... Tout le monde vante les mérites du travail intérimaire : ne s’agit-il pas finalement d’un contrat à durée indéterminée ? Puis, il y a eu le premier confinement et l’entreprise nous a informés via WhatsApp que les intérimaires allaient rester chez eux. Ce sont les vingt premiers licenciés de GKN. Comme d’habitude, ils font aux précaires ce qu’ils feront demain aux employés permanents. Mais bien évidemment, non seulement les gars ne sont pas considérés comme licenciés, mais en plus, statistiquement, ils figurent comme ayant été embauchés pour une durée indéterminée.
L’histoire continue parce que, grâce à des accords internes, nous avons au moins imposé qu’il y ait une réserve d’embauche pour les gars de l’intérim et que l’entreprise s’engage à ne pas embaucher de nouveaux salariés sans un accord avec la RSU. Mais, il y a un an, en septembre, il y a eu une augmentation de la production après la première phase pandémique. L’entreprise voulait alors embaucher vingt travailleurs précaires. Et elle le fait en contournant les accords internes. Elle est poursuivie par la FIOM pour conduite antisyndicale, selon l’article 28. Bien sûr, nous gagnons le procès et GKN est condamnée pour conduite antisyndicale. Mais sans aucune sanction.
Et maintenant, nous y voilà. À partir du 1er octobre, les deux derniers travailleurs en intérim quitteront GKN et retourneront à l’agence où ils recevront environ 500 euros nets. Et rien. Nous sommes allés au siège de l’agence d’intérim pour leur rappeler tout cela. Tout à coup et sans préavis : comme ils font, eux, lorsqu’ils t’appellent le soir pour te dire que ton contrat ne sera pas renouvelé le lendemain. Vous voudriez nous voir faire la queue devant les agences d’intérim. Mais nous, nous y allons pour lutter. Normalement, tu viens là en suppliant pour que ton CV soit pris en considération. Et ils te regardent, ils t’évaluent, ils te jaugent, ils étudient ton profil comme avant on examinait la bouche des chevaux. Tant qu’il y aura un système de précarité généralisé, la pression et la tentation de détruire les contrats permanents pour les remplacer par des contrats précaires existeront. Et nous serons devant pour manifester. Une fois de plus, vous avez touché à notre famille. Les femmes et les hommes précaires de ce pays font partie de notre famille. C’est pourquoi #soulevons-nous.
29 septembre
Les travailleurs de Texprint ont gagné leur premier recours présenté devant le tribunal du travail de Prato : réintégration avec un contrat à durée indéterminée. Pas de violence, pas d’abus commis par les travailleurs : seulement le droit de grève, de lutter et de défendre ses conditions de travail. Ici, nous sautons de joie comme des enfants. Mais entre deux sauts, notre bouche est amère. Parce qu’un travailleur a été injustement licencié, calomnié, embarqué et tabassé. Il n’y a pas eu de grève de solidarité dans la province, de la part de RSU ou d’autres syndicats, ni aucune intervention institutionnelle. Et cela ne nous suffit pas d’avoir été là. D’avoir donné la parole à leur lutte dès que l’on a pu le faire. C’est comme ça que ça fonctionne : chaque injustice tolérée en silence est une injustice que tu subiras un jour. Et c’est pour cela que nous disons #soulevons-nous. Aujourd’hui et pour le bien de tous.
6 octobre
Le Colletivo di Fabbrica GKN invite la presse à une rencontre-assemblée mardi prochain, le 12 octobre, à 20 h 30 à l’usine GKN. Nous nous sommes connus dans des rôles différents, nous souvent interviewés, et vous souvent interviewant, nous affrontant timidement les caméras et vous en train de chercher des images pour boucler votre journal. Vous nous avez observés et nous, nous vous avons observé. Vous nous avez vus agacés, reconnaissants, heureux, fatigués, nerveux face à l’attention des médias. Et nous vous avons vu courir dans tous les sens, vous dépêcher, poser des questions, tenant parfois la caméra d’une main et le micro de l’autre. Nous nous sommes rencontrés dans ces rôles différents, tout en sachant qu’au fond, chacun d’entre nous était là pour tenter de survivre, de rentrer chez soi après une journée de travail. Parfois nous avons plaisanté ensemble et quelques fois nous vous avons renvoyé valser. Parfois vous êtes venus à notre rencontre, parfois nous avons fait en sorte de vous éviter.
Nous vous avons demandé « comment allez-vous? », parce que peut-être qu’au moment où vous essayiez de nous faire parler, votre situation au travail était silencieusement comparable ou pire que la nôtre. Parce que dans votre secteur se cache un certain niveau d’exploitation — fait de précarité, de stages, d’auto-entrepreneuriat, de sous-traitance — potentiellement comparable ou supérieur à celui de notre usine. Nous avons tenté de vous expliquer ce que nous voulions communiquer et parfois vous avez transmis littéralement notre message. Quelques fois au contraire, nous vous avons vu communiquer de manière sensationnaliste, à la recherche du scoop, qui nous fait mal à nous et, selon notre humble opinion, qui vous fait aussi du mal à vous. Après trois mois d’occupation, nous sentons le besoin d’organiser une soirée pour nous, pour nous retrouver, entre travailleurs et travailleuses de différents secteurs. Pour faire le point sur notre lutte, sur votre situation et sur notre rapport à vous. Sur comment on se voit réciproquement, sur ce que nous sommes, sur ce que nous voudrions être. Ce n’est pas une conférence de presse et nous déciderons ensemble ce que vous raconterez ou non de cette soirée. Nous vous attendons. Bien affectueusement.
9 octobre
Attaque honteuse et extrêmement grave contre le siège national de notre organisation syndicale [On fait ici référence à l’attaque des fascistes contre le siège de la CGIL à Rome, NDLR]. Nous venons juste de rentrer d’une manifestation à Rome durant laquelle chaque ouvrier GKN était surveillé par au moins trois policiers. Cependant ce qui est frappant dans ces images, c’est la facilité avec laquelle un groupe de fascistes a réussi à atteindre le siège national de la CGIL. Quelle que soit notre opinion sur la question, nous n’avons pas l’intention de déduire des actions d’un groupe de fascistes une condamnation générale de ceux qui, sur le lieu de travail, nourrissent des doutes et s’opposent à l’utilisation du green pass. On a trop longtemps tenté de criminaliser les dissensions présentes au sein de notre classe alors que pendant ce temps les fascistes ont les mains libres. Les fascistes tentent de s’insérer dans un climat créé à ce qu’il nous semble par la Confindustria et le gouvernement, qui ont essayé de mettre sur le dos du mouvement syndical toutes les contradictions de la gestion de la pandémie sur les lieux de travail. C’est pourquoi nous ne devons pas seulement défendre les sièges de nos syndicats. Mais nous devons reprendre la rue. Nous devons remettre au centre le dualisme qui oppose ceux qui licencient à ceux qui sont licenciés, ceux qui exploitent à ceux qui sont exploités, ceux qui délocalisent à ceux qui défendent leur usine, ceux qui, au nom du profit, mettent chaque jour nos vies en danger à ceux qui luttent pour la santé et la sécurité sur les lieux de travail et dans la société. Dehors les fascistes, hors de nos sièges syndicaux et de la société, la rue nous appartient. Ne restons pas tranquillement dans notre coin. Contre les crises des entreprises, pour une loi sur les délocalisations, contre une relance pleine de précarité, d’inflation et de bas salaires, contre les morts au travail, contre les réformes de retraite. La plus grande organisation des travailleurs déclare la grève générale. Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? 10 octobre Demain, nous serons présents à la grève générale convoquée par les organisations de ce qu’on appelle le syndicalisme de base. Nous y serons pour plusieurs raisons. D’abord parce que nous avons toujours adhéré aux grèves que nous estimons justifiées, quelle que soit l’appartenance syndicale. Cela s’appelle l’élasticité de l’esprit, cela s’appelle la fluidité dans la lutte. Pour nous, cela n’est pas nouveau. Il va falloir vous y habituer : nous ne considérerons jamais les camarades du syndicalisme de base comme des concurrents ou pire encore, comme des adversaires.
Nous y serons aussi parce que tout simplement c’est la seule date de grève annoncée d’ici la réouverture éventuelle de la procédure de licenciement nous concernant. Et ceci est un fait. Simple et élémentaire. Parce que, rappelons-le, actuellement, l’entreprise ne peut rouvrir la procédure de licenciement. Mais à un moment donné, elle pourra le faire. Et en attendant, il n’y a rien qui est mis en place pour empêcher ce moment d’arriver, aucune garantie, aucune protection et aucune loi : récemment nous n’avons eu droit qu’à quelques promesses fumeuses qui sont d’ailleurs à confirmer à la table ministérielle. Enfin, autre raison, nous y serons parce que la seule grève qui nous fait peur est celle qui échoue. Ceux qui veulent le bien des travailleurs et travailleuses de ce pays doivent souhaiter le plus grand succès possible à la grève de demain. Il faudrait plutôt se dire cela : nous sommes conscients, et nous ne l’avons jamais caché, des limites potentielles de la grève de demain. Et des limites de son organisation. C’est pourquoi nous répétons également que la CGIL — l’organisation des travailleurs la plus importante — aurait dû ou devrait appeler à la grève générale de masse. Les raisons de le faire sont évidemment multiples. Nous avons exprimé ce que nous pensons à ce sujet à diverses occasions en débat interne. Nous discuterons donc prochainement de nouvelles dates pour donner une continuité à la manifestation du 18 septembre.
12 octobre
Notre histoire, notre peuple, nos souvenirs, nos deuils, notre communauté. Mais qu’en savent les PDG fantoches, les avocats en costume croisé, les requins de la finance ? Que savent-ils des cigarettes taxées, des Tennent’s sifflées à 5 heures du mat’ sous le regard méprisant des passants, de ceux qui se laissent aller sans retour en arrière possible, des stands le long des routes, des petites phrases drôles et inquiétantes, des « mais oui, mais oui, mais oui ». Nous sommes faits de ces instants, et il suffit d’un chauffard pour nous emporter. Réfléchissons bien à la société que nous construisons pour les derniers habitants de cette terre. Réfléchissons bien à quel genre de personnes nous voulons être. Ciao Benigno [Écrit en mémoire d’un citoyen de Campi Bisenzio renversé par un chauffard, NDLR].